Et si Monsieur Wiam Wahhab avait raison?
©À quoi tient notre indépendance?
Les maronites dans leur course à la présidence de la République, c’est la dissension assurée. Leurs luttes fratricides entraînent le pays dans une débâcle programmée. Pourquoi ne pas les écarter du milieu politique et les confiner dans des projets économiques, hospitaliers, touristiques ou éducatifs? Là, ils pourront faire fructifier leurs multiples talents. Et de la sorte, ils ne seront plus des facteurs de nuisance dans l’arène publique!

Wiam Wahhab s’est toujours révélé un homme politique des plus perspicaces. Écoutons-le dire à la télé: «Confiez aux chrétiens un projet économique, hospitalier, touristique, etc., et sa réussite est acquise. Chargez-les, en revanche, d’un projet politique et ils se bouffent le nez.» Une fois au pouvoir, c’est la dissension assurée; et dans leur discorde, ils entraînent le pays dans une débâcle programmée. C’est à peu près en ces termes qu’il a décrit la communauté des chrétiens en s’empressant d’ajouter que lui, responsable druze, ne saurait vivre dans un Liban vidé de ces mêmes chrétiens, fauteurs de trouble.

Ainsi, même les druzes ont été échaudés par les querelles intramaronites. Je dis bien maronites, puisqu’il faut les appeler par leur nom, tant que c’est d’eux principalement qu’il s’agit. Monsieur Wahhab n’a pas tout à fait tort, et Kamal Salibi, titulaire de la chaire d’histoire du Liban à l’AUB, soulignait d’emblée la singularité suivante: les maronites ont toujours assuré leur unité religieuse mais jamais leur unité politique. La première proposition n’est pas contestable en ce sens qu’il n’y a jamais eu de maronites-catholiques et de maronites-orthodoxes comme ce fut le cas quand les scissions, sur l’initiative de Rome, ravagèrent les communautés grecque, syriaque, assyrienne, copte ou arménienne. En revanche, dire que les maronites n’ont jamais su faire leur unité politique reste sujet à caution. Et cela même si l’éminent professeur nous confirme «qu’en temps de crise, ils [les maronites] se sont fréquemment divisés sur des questions insignifiantes et ont perdu l’avantage…»1, face aux druzes qui traditionnellement les surpassent «par leur sens de la solidarité, leur discipline sociale, leur stricte obéissance à leurs chefs et en général leur dynamisme et leur adaptabilité».2

Syriens, retirez vos troupes!

Pouvoir et autorité en milieu traditionnel druze

Cette comparaison historique qui reflète les caractères opposés de deux groupes confessionnels et qui remonte au conflit sanglant de 1860, est-elle toujours valable ou n’est-elle plus qu’un cliché éculé? Or jusqu’à ce jour, certains commentateurs et analystes prétendent que les milieux chrétiens du Mont Liban souffrent d’un déficit au niveau de la légitimité politique, et de ce fait ne peuvent unifier leurs rangs derrière un commandeur unique. Il serait cependant plus exact de dire que les chefs maronites, candidats à l’avancement, sont en quête d’une légitimité qui n’arrête pas de leur échapper.

Les comparer aux druzes ne pourrait nous éclairer que de manière partielle, car la communauté de bani Maarouf est si hors-norme dans sa structuration et sa constitution historique qu’elle ne pourrait servir de modèle ou de paramètre à d’autres groupes confessionnels. Peut-être un recours à Max Weber s’impose-t-il, ce sociologue allemand s’étant attaché à disséquer la question majeure de la «domination». Pour lui, la légitimité dans une société traditionnelle découle de «l’importance socialement accordée aux habitudes et aux coutumes établies au cours du temps». Le pouvoir y est naturellement légitime car bénéficiant de la reconnaissance sociale. Partant, il ne viendrait pas à l’esprit d’un self-made man de remettre en cause le pouvoir ou le rang politique des manasib dans le Chouf et ses environs3. Ainsi, ce n’est pas parce que Kamal Joumblatt était intrinsèquement une personnalité considérable qu’il a pu imposer sa loi; c’est plutôt parce qu’il a pleinement occupé la place qui lui revenait de droit qu’il a pu élargir sa base de pouvoir et se faire reconnaître sur la scène régionale et internationale.

Légitimité et domination en milieu maronite

Tout à l’opposé se constitue la «domination» en microclimat chrétien, si l’on adopte la grille d’explication de Max Weber qui distingue entre le pouvoir charismatique d’une part et le pouvoir d’origine rationnelle ou légale de l’autre. Dans le premier cas, la légitimité procède du «prestige social attribué ou l’héroïsme reconnu à un individu ou une institution», les carrières fulgurantes de Camille Chamoun et de Samir Geagea en sont l’illustration vivante4. Dans le second cas, celui de la domination rationnelle ou légale, la légitimité procéderait de «l’institution sociale qu’est le droit, et de la bureaucratie»: les parcours politiques de Béchara el-Khoury, de Fouad Chéhab et surtout d’Élias Sarkis aux origines plébéiennes, en sont les exemples plus que parfaits5.

Si donc les chrétiens sont divisés, c’est qu’ils ne sont pas structurés selon le principe traditionnel dynastique qui régit les druzes, où tout est fixé d’avance par la loi du sang et le code généalogique. En fait, les nasaras réagissent comme réagiraient les masses et populations arabes de partout, quand elles ne sont pas sous férule dictatoriale. Et c’est un fait qu’en leur milieu, le pouvoir n’est pas strictement verrouillé au bénéfice de lignées de margraves, ni les esprits caporalisés de manière tatillonne. Présenter un front uni derrière un caudillo n’est pas toujours un indice ni une preuve de vibrante démocratie!

Irait-on reprocher aux chrétiens d’être moins soudés que leurs voisins immédiats, les druzes, dont le destin est fixé de manière indélébile? Peut-on faire grief aux maronites d’avoir, comme individus, des ambitions que d’autres ne sont pas censés nourrir? Oui, et M. Wiam Wahhab n’a pas tort quand, dans cette foire d’empoigne présidentielle, ils perdent de vue le bien commun. Quand ils sont suicidaires et font prévaloir leurs intérêts personnels et leurs mesquineries sur l’intérêt général. Oui, on peut blâmer et condamner ceux d’entre eux qui font le lit du «parti de l’étranger».

Leur interdire l’arène politique?


Si, par essence, ces chrétiens, au niveau sociologique s’entend, sont portés à la division, si leurs petites querelles relèvent d’une fatalité insurmontable, y a-t-il lieu de les écarter de l’arène politique? Pourquoi pas? Ce serait une entreprise de salubrité nationale aux yeux de certains. Qu’on leur attribue donc un ou deux domaines dans le secteur éducatif ou hospitalier, et qu’on leur interdise la chose publique comme le souhaiteraient des personnes bien intentionnées. Qu’on leur arrache ces prérogatives qu’ils considérèrent comme des garanties de leur survie dans un monde islamo-arabe! J’entends par là, tels qu’énumérés par M. Wahhab, les quatre postes suivants: la présidence de la République, le commandement en chef de l’armée, la présidence du Conseil supérieur de la magistrature et le gouvernorat de la Banque centrale. Qu’on les en déleste et le pays ne s’en porterait que mieux. Les talents dont les maronites se disent être porteurs pourraient s’exercer ailleurs.

C’est une solution qui vaut bien une autre si elle ne faisait le bonheur de ceux qui ne demandent qu’à asservir notre peuple et à émasculer notre volonté d’indépendance. Que deviendrait notre souveraineté quand il n’y aurait plus personne pour la réclamer pleine et entière?

Car pour rafraîchir les mémoires, il faut bien évoquer deux dates significatives du début de ce millénaire. En l’an de grâce 2000, c’est à partir de Bkerké, siège patriarcal maronite, que fut lancé le premier appel réclamant le retrait des troupes syriennes du Liban. N’en déplaise à certains, ce ne fut pas à partir de Qoraytem, ni de Aïn el-Tineh, ni de Karm al-Qileh, encore moins de la Montagne, qu’une telle exigence fut formulée! Par ailleurs, c’est en 2001 et de Qornet Chahwan, siège épiscopal maronite, qu’une «rencontre» prit sur elle de harceler l’occupation baassiste de notre pays. Et tout cela, bien avant la volte-face de feu Rafic Hariri et des souverainistes du dernier quart d’heure6.

On oublie trop souvent que, comme groupe, les susdits chrétiens furent peut-être les seuls, et dans leur majorité, à ne pas s’accommoder de l’Anschluss prôné par Damas, alors que les autres entités confessionnelles étaient à leurs petits accommodements et arrangements avec le régime Assad.

Alors qu’on ne s’empresse pas de passer les chrétiens à la trappe. Qu’on ne les enterre pas trop vite. En ce temps de l’Avent, ils ont encore plus d’un tour dans leur sac et, malheureusement… plus d’une désunion à promouvoir.

Youssef Mouawad
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1- Kamal Salibi, Histoire du Liban du XVIIe siècle à nos jours, Naufal, 2e édition, 1992, p. 30.

2- Ibid., p. 29.

3- Il est bien trop tôt pour se prononcer sur les carrières politiques de Wiam Wahhab et de Mark Daou. Laissons faire l’épreuve du temps.

4- Pour le cas de Bachir Gemayel, on relève un phénomène hybride où le pouvoir traditionnel est porteur d’une forte charge charismatique.

5- Là aussi, rien n’empêche de songer en termes de catégories mixtes ou hybrides.

6- C’est à croire que les notions d’indépendance nationale et de souveraineté intacte ont plus d’attrait pour les chrétiens désunis ou «divisibles à l’infini» que pour les adeptes de la légitimité traditionnelle!
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