Je me posais la question de savoir quel est le livre qui m’a le plus touché en 2022. Il est une nuance entre ce livre-là et le «meilleur livre» de l’année, dont nous sommes souvent bombardés à la période des fêtes. Un ouvrage qui suscite l’émotion appartient en général à la fiction romanesque ou au témoignage personnel. Il diffère des essais et livres académiques ou professionnels qui impressionnent l’intellect, mais pas vraiment la psyché. Parfois les deux se conjuguent, par exemple, dans le roman Moby Dick ou, des mois de passion de lecture durant, À la recherche du temps perdu. Ou dans le registre de la non-fiction, tel ouvrage de Robert Fossaert dans sa summa sur La société, ou encore les Mille plateaux de Deleuze.
On lit beaucoup dans mon métier, et dans la recherche. Un avocat est sujet à des lectures quotidiennes d’arrêts, de conclusions des parties adverses auxquelles il faut répondre, d’articles de fond dans les revues spécialisées, d’ouvrages juridiques et de longs traités. Le chercheur est noyé de références qui rendent évidemment ses propres ouvrages plus riches et plus solides. Penché le plus clair de l’année passée dans des recherches basées sur les papiers encore inédits de Michel Chiha sur la Constitution de 1926, j’ai dû lire une série d’ouvrages sur l’histoire du Liban: depuis les chroniques relatant le passage charnière en 1697 de la dynastie des Maan à celle des Chéhab, jusqu’aux textes remarquables, peu connus, de l’historien Asad Rustum sur la décennie 1830-1840 de l’occupation égyptienne et sur la Mutasarrifiyya, en passant par des ouvrages épars sur le Mandat, y compris les livres de Chiha lui-même, toujours subtils et justes, ou, plus loin, et pour mieux comprendre pourquoi ce Haut-Commissaire qui n’avait passé que six mois au Liban nous a permis d’avoir une charte devenue la plus vieille Constitution, donc la plus solide, au Moyen-Orient, ceux peu connus d’Henry de Jouvenel, par exemple, sur la Révolution française. Dans mon métier de chercheur, on lit beaucoup. C’est une chance.
Lire de la fiction et ses succédanés est différent. Le champ n’a pratiquement pas de contrainte, et l’on voyage sur des paysages infinis. Les voyages sont longitudinaux, qui ouvrent des horizons pleins d’espace. Ils peuvent être verticaux, qui explorent en profondeur la nature humaine. Ceux-là amènent de l’oxygène, ceux-ci interpellent l’âme.
Je me suis donc demandé, quel est le livre qui m’a en 2022, le plus touché? On hésite en général, là, je n’ai pas hésité. C’est un livre d’une amie, plutôt une connaissance, que j’ai rencontrée à l’occasion de son travail avec Amnesty International à Paris, et que le tourbillon libanais m’avait fait contacter pour aider un peu à soulager notre pauvre pays. Elle n’en était pas à son premier livre, mais c’est celui publié en 2022 qui m’a particulièrement impressionné.
Les Écrits restent alors je resterai n’est pas un livre de fiction, mais c’est un témoignage si fort qu’il a des relents de roman. Il offre les réflexions d’une femme confrontée à la fin de la trentaine au cancer, et qui relate à sa fille âgée de moins de huit ans, sous forme de conte, le récit de sa maladie. Ce type de témoignage remonte au moins aux Confessions de Jean-Jacques Rousseau, et j’ai eu l’occasion ces dernières années d’en lire plusieurs dans le genre. Celui de Régis Debray, également destiné à sa fille, souligne l’échec du rêve de l’égalité pour les peuples de gauche. Celui de mon ami Paul Kahn, qui décrit le lien entre une infidélité de sa mère et les obsessions interminables de son père. Celui d’Albert Cohen sur sa mère est plus vieux, que j’ai lu, avec beaucoup d’émotion, lors de la perte de la mienne.
Le livre de Virginie Roels n’aurait pas dû tant me toucher. Après tout, des gens confrontés à la maladie, ou à l’âge, ou à la disparition d’un proche, ont souvent écrit. Je n’ai pas de fille non plus, hélas, ça rend plus difficile de s’identifier à une mère et sa famille. Je n’arrivais donc pas à comprendre pourquoi ce livre m’avait tant parlé.
La réponse a peu à peu émergé. En grande partie, la force authentique du témoignage vous saisit. Le témoignage de ces moments de plus en plus engageants d’une maladie qui, avec la proximité de la mort, vous happe. «La mort te happe» est l’expression de mon ami Jabbour Doueihy sur son lit d’adieu, se redressant pour prononcer ces mots d’une voix à peine audible, les yeux intelligents, grand ouverts, bleus et d’un bleu toujours lumineux, avec un ample geste du bras pour figurer cette mort qui happe son homme. La mort happe dans le témoignage de Roels, et la lutte pour sortir de son emprise, même si elle réussit, laisse cette immense cicatrice qu’est l’ouvrage. «La mort m’a appris cela. La peur sidérale, l’angoisse qui liquéfie les membres, l’effroi m’arrachant du sommeil au beau milieu de la nuit ne peuvent être racontés sans être contenus, cadenassés par une froideur apparente.»
Apparaît aussi, au milieu de ces émotions, l’image de sa petite fille, innocente, que l’écrivaine ne veut pas voir grandir en ne gardant de sa mère que quelques images. Son témoignage lui adresse des milliers de mots par-delà le destin menaçant.
Et que lui dit-elle? C’est là que j’ai été le plus intensément impressionné: en décrivant sa maladie, sa mère alcoolique ayant de plus vécu un divorce difficile, et sa relation avec sa sœur et ses amies, l’autrice m’a fait découvrir le monde féminin sous un angle différent. Le féminin est un continent bien vaste, et j’aurais imaginé qu’avoir trois sœurs aimantes et intelligentes, une mère forte, pas de frère, des amies, une femme qui a rendu mon mariage heureux et mes enfants accomplis, la chance de toutes ces proximités m’aurait quand même dévoilé un peu de ce monde féminin. Les Écrits restent m’ont rappelé à la réalité de mon obtuse ignorance de ce continent inconnu.
Dans le macrocosme des sciences sociales, le féminin interpelle. Comme la puissance de ces femmes révoltées en Iran, se faisant l’écho d’une ère où la femme dicte l’avenir politique de la planète pour la première fois depuis la nuit des temps. Ici n’est pas l’occasion de s’étendre sur un sujet qui requiert une mise à jour pour qui défend, comme j’ai tenté de le faire, la thèse de la non-violence comme fin de l’histoire à travers des révolutions dont l’anima est la femme. Avec notre belle révolution au Liban en 2019, celle du Soudan en son icône «kandaka», la femme debout, et puis celle actuelle de l’Iran. Bien d’autres suivront inévitablement, en Russie, en Chine, et aussi, sans doute, dans le monde occidental sous d’autres formes, produisant des changements profonds dans un univers social déséquilibré depuis la nuit des temps par sa subordination au mâle.
Les Écrits restent opère cette projection à un niveau microcosmique. Le bouleversement qu’il suscite chez l’homme (ici par opposition à la femme) surgit dans le quotidien d’une violence souvent sourde, y compris dans les souffrances de sa mère divorcée et insaisissable, d’une violence parfois brutale par les mots de cette mère ou son détachement, une violence souvent grossière qui a suscité la révolte #Metoo, ou encore une violence brute vécue par une sœur aînée anéantie par un viol, cet «assassinat dont la victime reste à moitié morte». L’homme, l’homme moyen que je suis, en sort humilié face à la bêtise, l’insouciance, l’irresponsabilité des siens, de tant d’autres hommes à la voix qui porte, aux biceps creux, ou à l’argent dominateur. Sans donner de leçons, sotto voce, Les Écrits restent appellent au changement par une lumière féminine sur cette violence du quotidien.
Du microcosme au macrocosme, il est un hiatus immense, au seuil duquel les sciences sociales balbutient encore. Mais dans ce petit témoignage, on ressent un rappel, un appel qui transcende le quotidien tragique d’une maladie léthale. La mère, l’écrivaine, restera, sa fille ne sera pas orpheline, happy ending qui n’efface pas l’amertume de son introspection puissante de la condition féminine. La condition humaine, elle, attendra encore son happy ending des décennies durant. Mais la condition féminine restera.
Virginie Roels, Les Écrits restent alors je resterai, Paris, Stock 2022, 175pp.
On lit beaucoup dans mon métier, et dans la recherche. Un avocat est sujet à des lectures quotidiennes d’arrêts, de conclusions des parties adverses auxquelles il faut répondre, d’articles de fond dans les revues spécialisées, d’ouvrages juridiques et de longs traités. Le chercheur est noyé de références qui rendent évidemment ses propres ouvrages plus riches et plus solides. Penché le plus clair de l’année passée dans des recherches basées sur les papiers encore inédits de Michel Chiha sur la Constitution de 1926, j’ai dû lire une série d’ouvrages sur l’histoire du Liban: depuis les chroniques relatant le passage charnière en 1697 de la dynastie des Maan à celle des Chéhab, jusqu’aux textes remarquables, peu connus, de l’historien Asad Rustum sur la décennie 1830-1840 de l’occupation égyptienne et sur la Mutasarrifiyya, en passant par des ouvrages épars sur le Mandat, y compris les livres de Chiha lui-même, toujours subtils et justes, ou, plus loin, et pour mieux comprendre pourquoi ce Haut-Commissaire qui n’avait passé que six mois au Liban nous a permis d’avoir une charte devenue la plus vieille Constitution, donc la plus solide, au Moyen-Orient, ceux peu connus d’Henry de Jouvenel, par exemple, sur la Révolution française. Dans mon métier de chercheur, on lit beaucoup. C’est une chance.
Lire de la fiction et ses succédanés est différent. Le champ n’a pratiquement pas de contrainte, et l’on voyage sur des paysages infinis. Les voyages sont longitudinaux, qui ouvrent des horizons pleins d’espace. Ils peuvent être verticaux, qui explorent en profondeur la nature humaine. Ceux-là amènent de l’oxygène, ceux-ci interpellent l’âme.
Je me suis donc demandé, quel est le livre qui m’a en 2022, le plus touché? On hésite en général, là, je n’ai pas hésité. C’est un livre d’une amie, plutôt une connaissance, que j’ai rencontrée à l’occasion de son travail avec Amnesty International à Paris, et que le tourbillon libanais m’avait fait contacter pour aider un peu à soulager notre pauvre pays. Elle n’en était pas à son premier livre, mais c’est celui publié en 2022 qui m’a particulièrement impressionné.
Les Écrits restent alors je resterai n’est pas un livre de fiction, mais c’est un témoignage si fort qu’il a des relents de roman. Il offre les réflexions d’une femme confrontée à la fin de la trentaine au cancer, et qui relate à sa fille âgée de moins de huit ans, sous forme de conte, le récit de sa maladie. Ce type de témoignage remonte au moins aux Confessions de Jean-Jacques Rousseau, et j’ai eu l’occasion ces dernières années d’en lire plusieurs dans le genre. Celui de Régis Debray, également destiné à sa fille, souligne l’échec du rêve de l’égalité pour les peuples de gauche. Celui de mon ami Paul Kahn, qui décrit le lien entre une infidélité de sa mère et les obsessions interminables de son père. Celui d’Albert Cohen sur sa mère est plus vieux, que j’ai lu, avec beaucoup d’émotion, lors de la perte de la mienne.
Le livre de Virginie Roels n’aurait pas dû tant me toucher. Après tout, des gens confrontés à la maladie, ou à l’âge, ou à la disparition d’un proche, ont souvent écrit. Je n’ai pas de fille non plus, hélas, ça rend plus difficile de s’identifier à une mère et sa famille. Je n’arrivais donc pas à comprendre pourquoi ce livre m’avait tant parlé.
La réponse a peu à peu émergé. En grande partie, la force authentique du témoignage vous saisit. Le témoignage de ces moments de plus en plus engageants d’une maladie qui, avec la proximité de la mort, vous happe. «La mort te happe» est l’expression de mon ami Jabbour Doueihy sur son lit d’adieu, se redressant pour prononcer ces mots d’une voix à peine audible, les yeux intelligents, grand ouverts, bleus et d’un bleu toujours lumineux, avec un ample geste du bras pour figurer cette mort qui happe son homme. La mort happe dans le témoignage de Roels, et la lutte pour sortir de son emprise, même si elle réussit, laisse cette immense cicatrice qu’est l’ouvrage. «La mort m’a appris cela. La peur sidérale, l’angoisse qui liquéfie les membres, l’effroi m’arrachant du sommeil au beau milieu de la nuit ne peuvent être racontés sans être contenus, cadenassés par une froideur apparente.»
Apparaît aussi, au milieu de ces émotions, l’image de sa petite fille, innocente, que l’écrivaine ne veut pas voir grandir en ne gardant de sa mère que quelques images. Son témoignage lui adresse des milliers de mots par-delà le destin menaçant.
Et que lui dit-elle? C’est là que j’ai été le plus intensément impressionné: en décrivant sa maladie, sa mère alcoolique ayant de plus vécu un divorce difficile, et sa relation avec sa sœur et ses amies, l’autrice m’a fait découvrir le monde féminin sous un angle différent. Le féminin est un continent bien vaste, et j’aurais imaginé qu’avoir trois sœurs aimantes et intelligentes, une mère forte, pas de frère, des amies, une femme qui a rendu mon mariage heureux et mes enfants accomplis, la chance de toutes ces proximités m’aurait quand même dévoilé un peu de ce monde féminin. Les Écrits restent m’ont rappelé à la réalité de mon obtuse ignorance de ce continent inconnu.
Dans le macrocosme des sciences sociales, le féminin interpelle. Comme la puissance de ces femmes révoltées en Iran, se faisant l’écho d’une ère où la femme dicte l’avenir politique de la planète pour la première fois depuis la nuit des temps. Ici n’est pas l’occasion de s’étendre sur un sujet qui requiert une mise à jour pour qui défend, comme j’ai tenté de le faire, la thèse de la non-violence comme fin de l’histoire à travers des révolutions dont l’anima est la femme. Avec notre belle révolution au Liban en 2019, celle du Soudan en son icône «kandaka», la femme debout, et puis celle actuelle de l’Iran. Bien d’autres suivront inévitablement, en Russie, en Chine, et aussi, sans doute, dans le monde occidental sous d’autres formes, produisant des changements profonds dans un univers social déséquilibré depuis la nuit des temps par sa subordination au mâle.
Les Écrits restent opère cette projection à un niveau microcosmique. Le bouleversement qu’il suscite chez l’homme (ici par opposition à la femme) surgit dans le quotidien d’une violence souvent sourde, y compris dans les souffrances de sa mère divorcée et insaisissable, d’une violence parfois brutale par les mots de cette mère ou son détachement, une violence souvent grossière qui a suscité la révolte #Metoo, ou encore une violence brute vécue par une sœur aînée anéantie par un viol, cet «assassinat dont la victime reste à moitié morte». L’homme, l’homme moyen que je suis, en sort humilié face à la bêtise, l’insouciance, l’irresponsabilité des siens, de tant d’autres hommes à la voix qui porte, aux biceps creux, ou à l’argent dominateur. Sans donner de leçons, sotto voce, Les Écrits restent appellent au changement par une lumière féminine sur cette violence du quotidien.
Du microcosme au macrocosme, il est un hiatus immense, au seuil duquel les sciences sociales balbutient encore. Mais dans ce petit témoignage, on ressent un rappel, un appel qui transcende le quotidien tragique d’une maladie léthale. La mère, l’écrivaine, restera, sa fille ne sera pas orpheline, happy ending qui n’efface pas l’amertume de son introspection puissante de la condition féminine. La condition humaine, elle, attendra encore son happy ending des décennies durant. Mais la condition féminine restera.
Virginie Roels, Les Écrits restent alors je resterai, Paris, Stock 2022, 175pp.
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