©La fidélité aux racines.
Une communauté confessionnelle, autant au Liban qu’en Syrie, ne peut s’élargir géographiquement qu’au détriment d’une autre! Inextricable problème, conflit sans issue ou double bind! Les conflits civils sont inscrits dans notre ADN. Cette fatalité implique que les autorités publiques aient un rôle majeur à jouer: celui de séparer les belligérants en puissance. À Kfarqahel comme à Rmeich, à Lâssa comme ailleurs, etc.
On a beau se gargariser de slogans comme le «vivre-ensemble», la «cohabitation» ou la «convivialité», le Liban vit bon an mal an un état de belligérance feutrée entre ses diverses composantes confessionnelles, notre régime républicain qui a vu le jour il y a cent ans n’ayant pu altérer le cours des choses. Ce conflit interne à l’état endémique, et qui hésite à dire son nom, révèle une de ses multiples facettes sur le «terrain», à entendre par là au niveau de l’acquisition-vente de propriétés terriennes ou de la mainmise sur elles. Aussi peut-on prendre le pouls et mesurer l’élan ou la dynamique d’un groupe confessionnel en suivant l’évolution de son patrimoine immobilier. Or une communauté ne peut s’élargir géographiquement qu’au détriment d’une autre, ce qui peut être perçu comme une forme d’intrusion ou d’agression à peine voilée. Ainsi dans la capitale Beyrouth, Basta a cédé la place à Tariq el-Jdideh comme bastion sunnite. «Basta a été submergée par les chiites», me confiait un ami qui avait déménagé à Aramoun. Qui l’aurait cru lors de l’insurrection de 1958, et qui irait le contester aujourd’hui, acquisitions et occupations ayant été faites en toute régularité?
Mais ce ne fut pas toujours le cas sur l’intégralité du territoire national: déplacements et regroupements se sont souvent opérés, depuis 1975, sous la pression et dans l’amertume et la rancœur. Plusieurs zones ont vécu des éclatements sanglants. Exciper de quelques cas isolés, qui constituent pour l’œil inquisiteur du sociologue une brèche dans le système confessionnel1, ne modifie en rien la règle générale de repli communautaire aggravé de massacres. Une hirondelle ne faisant pas le printemps, la situation qui prévaut en ce moment ne préfigure rien de rassurant. Les «déracinés», autrement dit les «remplacés», ne pardonnent pas facilement l’affront qu’a pu constituer le fait de l’arrachement à leurs racines2. Ils n’oublient pas non plus leur cadre familier «porté disparu» dans la tourmente ni la violence de l’autre, cet autre qui plastronne et qui ne manque pas d’adopter un comportement de vainqueur.
L’histoire du Liban ou le récit d’une interminable guerre foncière
Réconciliation et raccommodement sont des processus à engager sur le long terme et dans un travail patient au quotidien. Mais la terre est là, à portée de main. Tangible, elle semble néanmoins échapper à certaines communautés au profit d’autres. C’est dans cet état d’esprit qu’il faut envisager par exemple le phénomène de rachat des propriétés des chrétiens dans le Chouf et le Metn du Sud par leurs voisins druzes et chiites; pour contrer cette «submersion» réelle ou imaginaire, la municipalité de Hadath refuse systématiquement d’accorder les autorisations administratives aux acquéreurs venant d’autres communautés, et ce au mépris de la règle de droit. C’est en ce sens que Solidere fut salué par nombre de Beyrouthins comme le vaisseau amiral de la mainmise haririenne sur la capitale. Le même phénomène se ressent dans le Akkar, à Dannyeh, dans la Békaa, dans la Dahiya comme dans le Sud du pays.
Seulement voilà, parallèlement aux acquisitions régulières, les «cessionnaires» peuvent recourir à des procédés condamnables. Adoptant le comportement triomphal du vainqueur mentionné plus haut, ils occupent les terres des autres sans titre valable, s’y maintiennent et finissent par les racheter à des prix dérisoires. Telles pratiques constituent une violation du droit de propriété et s’exercent dans un climat d’insécurité physique et de menaces à peine voilées.
Des lieux enveloppés, baignés de mystère.
Comme longue est la «mémoire de la terre»!
On a pu dire que «les conflits majeurs qui ont marqué l’histoire contemporaine du Liban ne sont pas de nature religieuse mais liés à la conjonction d’alliances et de contre-alliances locales, d’interventions extérieures (régionale et internationale), de clivages sociaux et économiques […] Ils (les Libanais) partagent la même implantation dans l’espace, la même vision politique de l’organisation de cet espace, des pratiques d’alliance et jouissent des mêmes conditions d’accès à la terre […] Cette culture est aussi fondée sur le culte de la mémoire des défunts»3. Cette analyse si lucide, qui appelle à la convivialité entre groupes et protagonistes, nous livre les clés de nos «guerres plus anciennes que les eaux du Jourdain»4; elle identifie en fait les ingrédients majeurs d’un conflit inéluctable, à savoir «l’accès à la terre» et «la mémoire des défunts»5.
Tout un chacun adopte un ton lyrique, quand il s’agit de faire l’apologie de son propre sol natal et de ses morts. Et tout «dépossédé» est quelque part un Maurice Barrès, un revanchard qui prône, par fidélité aux ancêtres, la récupération de son coin de pays. Le «prince de la jeunesse» n’a-t-il pas appelé, en son temps, à reprendre aux Allemands l’Alsace et la Lorraine, ces provinces arrachées au corps de la patrie? Avec pour résultat, la Grande Guerre, ses tranchées et ses millions de jeunes gens sacrifiés sur l’autel de la «glèbe féconde»!
Tout cela pour dire que dans nos mobilisations confessionnelles respectives, nous enchaînons les veillées d’armes, et que c’est exclusivement à l’État qu’incombe la charge de séparer les belligérants en puissance. Avant que les choses ne s’enveniment! Le pouvoir, quel qu’il soit, a pour suprême tâche de séparer les antagonistes, et d’empêcher le déclenchement des guerres civiles, selon la formule de Carl Schmitt. En octobre 2020, la force publique a pu libérer à Lâssa (caza de Jbeil) les biens-fonds de l’archevêché maronite de Jounieh, des empiétements de ses voisins immédiats. Les intéressés en ont pris acte. Mais il reste à se demander quel sort réserve-t-on à d’autres biens communaux comme ceux de la localité de Rmeich à l’extrême sud libanais, où le Hezbollah impose sa loi? Et la liste des appropriations illégales est longue et couvre l’ensemble de l’habitat libanais.
Illusions que tout cela
Alors qu’on ne se fasse pas d’illusions quand les parties prenantes rivalisent d’amabilité. Michel Touma tient la visite d’une délégation de haut rang du Hezbollah au patriarche maronite Béchara Raï à l’occasion de la fête de Noël, pour de la poudre aux yeux6, alors que Scarlett Haddad considère que le parti des mollahs veut sincèrement renouer le dialogue bilatéral7. Allez savoir! De même ne seraient que de faux-semblants et que des miroirs aux alouettes ces «forums de dialogue pour couper la route au repli confessionnel»8.
Ce n’est pas en se cachant derrière son petit doigt pour chanter la bonne entente et la cordialité entre les uns et les autres qu’on règle les problèmes. Car la grande dépossession, c’est le déclassement… c’est la terre des ancêtres souillée ou passée entre d’autres mains. C’est la plaie béante et jamais cicatrisée.
D’où la question de savoir quel serait le «plafond d’acceptabilité» des accaparements de terrain en l’espèce. Autrement dit, y a-t-il un seuil de tolérance au-delà duquel l’usurpation de biens nous entraîne dans un conflit confessionnel? Et de plain-pied, ne vous en déplaise!
*Cet article peut être envisagé comme la suite ou le prolongement de celui de vendredi 13 janvier paru dans Ici Beyrouth
1- Aïda Kanafani-Zahar, «Une brèche dans le séparatisme confessionnel en Méditerranée : s’adapter aux contraintes rituelles d’une communauté ; l’exemple de Hsoun (Liban)», in L’Anthropologie de la Méditerranée, (dir. Albera, Blok, Bromberger), Maisonneuve et Larose, 2000, pp. 423-443.
2- Reine Mitri, En cette terre reposent les miens, film documentaire retiré du marché par la censure en 2015. À voir absolument.
3- Aïda Kanafani-Zahar, op. cit.
4- Nadia Tuéni, Mon pays, in Liban, Vingt-neuf poèmes pour un amour, Éditions Dar An-Nahar, 1986.
5- Ce n’est pas pour rien que le Code pénal libanais (article 481), comme d’autres codes criminels, incrimine sévèrement les profanations de cimetière.
6- Michel Touma, «La ‘résistance’ et le poignard», Ici Beyrouth , 7 janvier 2023.
7- Scarlett Haddad, «Après le froid, place au dialogue entre Bkerké et le Hezbollah», L’Orient-Le Jour, 9 janvier 2023.
8- Jeanine Jalkh, «Des forums de dialogue pour couper la route au repli confessionnel», L’Orient-Le Jour, 7 janvier 2023.
On a beau se gargariser de slogans comme le «vivre-ensemble», la «cohabitation» ou la «convivialité», le Liban vit bon an mal an un état de belligérance feutrée entre ses diverses composantes confessionnelles, notre régime républicain qui a vu le jour il y a cent ans n’ayant pu altérer le cours des choses. Ce conflit interne à l’état endémique, et qui hésite à dire son nom, révèle une de ses multiples facettes sur le «terrain», à entendre par là au niveau de l’acquisition-vente de propriétés terriennes ou de la mainmise sur elles. Aussi peut-on prendre le pouls et mesurer l’élan ou la dynamique d’un groupe confessionnel en suivant l’évolution de son patrimoine immobilier. Or une communauté ne peut s’élargir géographiquement qu’au détriment d’une autre, ce qui peut être perçu comme une forme d’intrusion ou d’agression à peine voilée. Ainsi dans la capitale Beyrouth, Basta a cédé la place à Tariq el-Jdideh comme bastion sunnite. «Basta a été submergée par les chiites», me confiait un ami qui avait déménagé à Aramoun. Qui l’aurait cru lors de l’insurrection de 1958, et qui irait le contester aujourd’hui, acquisitions et occupations ayant été faites en toute régularité?
Mais ce ne fut pas toujours le cas sur l’intégralité du territoire national: déplacements et regroupements se sont souvent opérés, depuis 1975, sous la pression et dans l’amertume et la rancœur. Plusieurs zones ont vécu des éclatements sanglants. Exciper de quelques cas isolés, qui constituent pour l’œil inquisiteur du sociologue une brèche dans le système confessionnel1, ne modifie en rien la règle générale de repli communautaire aggravé de massacres. Une hirondelle ne faisant pas le printemps, la situation qui prévaut en ce moment ne préfigure rien de rassurant. Les «déracinés», autrement dit les «remplacés», ne pardonnent pas facilement l’affront qu’a pu constituer le fait de l’arrachement à leurs racines2. Ils n’oublient pas non plus leur cadre familier «porté disparu» dans la tourmente ni la violence de l’autre, cet autre qui plastronne et qui ne manque pas d’adopter un comportement de vainqueur.
L’histoire du Liban ou le récit d’une interminable guerre foncière
Réconciliation et raccommodement sont des processus à engager sur le long terme et dans un travail patient au quotidien. Mais la terre est là, à portée de main. Tangible, elle semble néanmoins échapper à certaines communautés au profit d’autres. C’est dans cet état d’esprit qu’il faut envisager par exemple le phénomène de rachat des propriétés des chrétiens dans le Chouf et le Metn du Sud par leurs voisins druzes et chiites; pour contrer cette «submersion» réelle ou imaginaire, la municipalité de Hadath refuse systématiquement d’accorder les autorisations administratives aux acquéreurs venant d’autres communautés, et ce au mépris de la règle de droit. C’est en ce sens que Solidere fut salué par nombre de Beyrouthins comme le vaisseau amiral de la mainmise haririenne sur la capitale. Le même phénomène se ressent dans le Akkar, à Dannyeh, dans la Békaa, dans la Dahiya comme dans le Sud du pays.
Seulement voilà, parallèlement aux acquisitions régulières, les «cessionnaires» peuvent recourir à des procédés condamnables. Adoptant le comportement triomphal du vainqueur mentionné plus haut, ils occupent les terres des autres sans titre valable, s’y maintiennent et finissent par les racheter à des prix dérisoires. Telles pratiques constituent une violation du droit de propriété et s’exercent dans un climat d’insécurité physique et de menaces à peine voilées.
Des lieux enveloppés, baignés de mystère.
Comme longue est la «mémoire de la terre»!
On a pu dire que «les conflits majeurs qui ont marqué l’histoire contemporaine du Liban ne sont pas de nature religieuse mais liés à la conjonction d’alliances et de contre-alliances locales, d’interventions extérieures (régionale et internationale), de clivages sociaux et économiques […] Ils (les Libanais) partagent la même implantation dans l’espace, la même vision politique de l’organisation de cet espace, des pratiques d’alliance et jouissent des mêmes conditions d’accès à la terre […] Cette culture est aussi fondée sur le culte de la mémoire des défunts»3. Cette analyse si lucide, qui appelle à la convivialité entre groupes et protagonistes, nous livre les clés de nos «guerres plus anciennes que les eaux du Jourdain»4; elle identifie en fait les ingrédients majeurs d’un conflit inéluctable, à savoir «l’accès à la terre» et «la mémoire des défunts»5.
Tout un chacun adopte un ton lyrique, quand il s’agit de faire l’apologie de son propre sol natal et de ses morts. Et tout «dépossédé» est quelque part un Maurice Barrès, un revanchard qui prône, par fidélité aux ancêtres, la récupération de son coin de pays. Le «prince de la jeunesse» n’a-t-il pas appelé, en son temps, à reprendre aux Allemands l’Alsace et la Lorraine, ces provinces arrachées au corps de la patrie? Avec pour résultat, la Grande Guerre, ses tranchées et ses millions de jeunes gens sacrifiés sur l’autel de la «glèbe féconde»!
Tout cela pour dire que dans nos mobilisations confessionnelles respectives, nous enchaînons les veillées d’armes, et que c’est exclusivement à l’État qu’incombe la charge de séparer les belligérants en puissance. Avant que les choses ne s’enveniment! Le pouvoir, quel qu’il soit, a pour suprême tâche de séparer les antagonistes, et d’empêcher le déclenchement des guerres civiles, selon la formule de Carl Schmitt. En octobre 2020, la force publique a pu libérer à Lâssa (caza de Jbeil) les biens-fonds de l’archevêché maronite de Jounieh, des empiétements de ses voisins immédiats. Les intéressés en ont pris acte. Mais il reste à se demander quel sort réserve-t-on à d’autres biens communaux comme ceux de la localité de Rmeich à l’extrême sud libanais, où le Hezbollah impose sa loi? Et la liste des appropriations illégales est longue et couvre l’ensemble de l’habitat libanais.
Illusions que tout cela
Alors qu’on ne se fasse pas d’illusions quand les parties prenantes rivalisent d’amabilité. Michel Touma tient la visite d’une délégation de haut rang du Hezbollah au patriarche maronite Béchara Raï à l’occasion de la fête de Noël, pour de la poudre aux yeux6, alors que Scarlett Haddad considère que le parti des mollahs veut sincèrement renouer le dialogue bilatéral7. Allez savoir! De même ne seraient que de faux-semblants et que des miroirs aux alouettes ces «forums de dialogue pour couper la route au repli confessionnel»8.
Ce n’est pas en se cachant derrière son petit doigt pour chanter la bonne entente et la cordialité entre les uns et les autres qu’on règle les problèmes. Car la grande dépossession, c’est le déclassement… c’est la terre des ancêtres souillée ou passée entre d’autres mains. C’est la plaie béante et jamais cicatrisée.
D’où la question de savoir quel serait le «plafond d’acceptabilité» des accaparements de terrain en l’espèce. Autrement dit, y a-t-il un seuil de tolérance au-delà duquel l’usurpation de biens nous entraîne dans un conflit confessionnel? Et de plain-pied, ne vous en déplaise!
*Cet article peut être envisagé comme la suite ou le prolongement de celui de vendredi 13 janvier paru dans Ici Beyrouth
1- Aïda Kanafani-Zahar, «Une brèche dans le séparatisme confessionnel en Méditerranée : s’adapter aux contraintes rituelles d’une communauté ; l’exemple de Hsoun (Liban)», in L’Anthropologie de la Méditerranée, (dir. Albera, Blok, Bromberger), Maisonneuve et Larose, 2000, pp. 423-443.
2- Reine Mitri, En cette terre reposent les miens, film documentaire retiré du marché par la censure en 2015. À voir absolument.
3- Aïda Kanafani-Zahar, op. cit.
4- Nadia Tuéni, Mon pays, in Liban, Vingt-neuf poèmes pour un amour, Éditions Dar An-Nahar, 1986.
5- Ce n’est pas pour rien que le Code pénal libanais (article 481), comme d’autres codes criminels, incrimine sévèrement les profanations de cimetière.
6- Michel Touma, «La ‘résistance’ et le poignard», Ici Beyrouth , 7 janvier 2023.
7- Scarlett Haddad, «Après le froid, place au dialogue entre Bkerké et le Hezbollah», L’Orient-Le Jour, 9 janvier 2023.
8- Jeanine Jalkh, «Des forums de dialogue pour couper la route au repli confessionnel», L’Orient-Le Jour, 7 janvier 2023.
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