Dans un pays comme la France, la thèse du "grand remplacement" peut, faute de preuves, relever du complotisme. Mais au Liban, elle pourrait, pour légitimes suspicions, désigner une troublante réalité. Y aurait-il un plan systématique pour arracher aux chrétiens leurs propriétés foncières? Sous de fallacieux prétextes, des incidents ont été suscités à Akoura, à Lâssa et à Rmeich dernièrement. Allons-nous vivre la phase de la "grande dépossession"?

On a beau dire, le "grand remplacement" reste une thèse xénophobe qui relève d’un certain complotisme. Prétendre qu’en raison de l’immigration les Français de souche seraient bientôt remplacés par des populations issues du Maghreb ou de l’Afrique noire est une idée moralement condamnable et, qui plus est, invalidée dans les faits1. Même à l’extrême droite, Marine Le Pen a pris ses distances avec cette vision délirante d’une "submersion migratoire".

Mais ce qui vaut pour l’Europe occidentale ne vaut pas forcément pour le Moyen-Orient. Et puis les faits sont têtus: le déplacement de populations qu’a vécu dernièrement la Syrie n’est pas rassurant et pourrait trahir un plan ourdi pour changer l’identité confessionnelle de régions entières. Dans ce Levant qui est le nôtre, il y a toujours eu des "remplacistes" et des "remplacés"2: le précédent palestinien est encore présent à l’esprit et, de surcroît, le nouveau gouvernement israélien laisse entendre que l’occupation de la Cisjordanie va désormais l’être à titre définitif.

Une ONG et la passion soudaine du reboisement

Au choix, le remplacement ou le déclassement!

Israël s’est bien fait sur le dos des Palestiniens refoulés hors de leurs terres ou traités comme citoyens de seconde zone, dans les territoires que contrôle l’État hébreu. Qui viendrait contredire cette affirmation?

Et les petites guerres du Liban alors? Elles ne seraient pas uniquement l’expression des luttes de classe suivant le schéma marxiste, ni assurément de querelles théologiques selon un dessein de la Providence, mais également la concrétisation de conflits immobiliers dans le cadre de stratégies confessionnelles. Pour établir sa domination ou inspirer crainte ou respect à l’intérieur de frontières données, tout groupe doit compter sur un différentiel de fécondité, de même qu’il doit faire fond sur un lebensraum ou espace vital3. En d’autres termes, pour avoir voix au chapitre, une communauté confessionnelle doit veiller à maintenir sa courbe de croissance démographique (géographie humaine) tout en assurant un ancrage dans un chez-soi quasi exclusif (géographie physique). Et c’est un fait que, depuis les siècles ottomans, la propriété foncière, dans ses multiples avatars, a conditionné le poids d’une millet comme son rôle sur la scène politique. Sans territoire ou zone de peuplement compact, on ne fait que des déracinés, ou alors des individus anonymes, comme le seraient des citadins dans une ville cosmopolite.

Or, pour ce qui nous concerne, l’alerte avait été lancée dès le milieu du siècle dernier, si ce n’était bien avant. La montagne libanaise se dépeuplait inexorablement et certaines zones de peuplement se rétrécissaient comme une peau de chagrin. Sur les ondes, Wadih al-Safi, hérault du libanisme, s’était fait l’écho de ces appréhensions, lui qui chantait à l’adresse de notre diaspora "trab el-arz aghla min el-dahab".

Le constat d’aujourd’hui est net: depuis le déclenchement de la guerre civile en 1975, on enregistre un recul foncier des chrétiens qui s’accompagne d’un ralentissement démographique, qu’il soit dû à l’émigration ou à la chute du coefficient de fécondité.

Le grignotage

Aussi l’appropriation des biens immobiliers d’une communauté par une personne appartenant à une autre suscite-t-elle inquiétudes et condamnations, l’ambiance n’étant ni à la fraternité ni à la confiance excessive entre groupes mitoyens. Une étude de l’Ifpo, ayant pour objet les villages de l’est de Saïda, est des plus instructives: elle reflète les politiques de "conquête" d’un territoire et révèle les émotions suscitées et la logique des contre-offensives communautaires4. Mais il n’y a pas que l’est de Saïda, il y a Akoura, Lâssa et tant d’autres endroits où l’on procède au grignotage des biens-fonds de ceux qui n’en peuvent mais. Et, comme par hasard, la plupart des incidents opposent les membres des communautés maronite et chiite, toutes deux de souche paysanne. N’allons pas chercher très loin pour identifier qui est l’agresseur et qui transgresse la règle de droit. Pire, on est à se demander s’il n’y aurait pas une politique systématique de mainmise sur des biens-fonds ciblés dans l’idée de pérenniser leurs occupations illégales.

Très dernièrement, on a enregistré une levée de boucliers à Rmeich, localité de l’extrême sud. Une ONG, Green Without Borders, sous couvert de préserver l’environnement, s’est livrée à des agressions caractérisées contre les biens communaux: "abattage d’arbres, ouverture de chemins sauvages, installation de tentes dans les buissons, établissement d’abris de fortune". C’est ainsi qu’on procède, par grignotage, par tâtonnement et à petits pas. Et, pour le cas où les propriétaires légitimes ne réagissent pas, ils n’auront au bout d’un moment qu’à s’incliner devant le fait accompli.  Et les agresseurs, riches de leur expérience de forbans, n’auront qu’à passer à l’objectif suivant.

Pour les habitants de cette bourgade sise à la frontière avec Israël, il est clair que c’est Hezbollah qui, agissant en sous-main, se livre à une manœuvre de provocation pour leur rendre la vie insupportable, pour les avoir à l’usure jusqu’à les déloger. Ce qui a fait dire au vieux curé: "Nous ne quitterons les lieux où nous sommes implantés depuis des centaines d’années que dans des cercueils… Pas tant que nous aurons un souffle de vie…"

Occuper illégalement la terre de quelqu’un, c’est le rabaisser, c’est lui dénier sa virilité, c’est le mettre au défi de défendre sa terre qu’on lui arrache. Et au bout, c’est la confrontation: il n’y a que l’épreuve du feu pour départager vainqueurs et vaincus.

Mais si Rmeich plie devant les rapaces, c’est Tayouneh et Gemmayzeh qui tombent. Ce sont nos pères fondateurs qu’on détrône tant nous sommes désarmés5. C’est le pacte qui fonde notre République qui est récusé, et pour faire quoi? Un petit remplacement ou une grande dépossession.

1- Jean-Jacques Bedu, "Le Grand Remplacement ou la politique du mythe", Ici Beyrouth, 24 -25 déc. 2022; Alice Galopin-Thibaud Le Meneec, "Le Grand Remplacement", France Télévisions, 13 mars 2022.

2- Alice Galopin-Thibaud Le Meneec, op. cit.

3- "Le lebensraum est un concept géopolitique qui renvoie à l’idée de territoire suffisant pour assurer la survie culturelle d’un peuple et pour en favoriser l’épanouissement et la croissance." Les nazis ont fait de ce concept l’usage que l’on sait.

4- Emmanuel Bonne and Youssef Jebahi, "La Reconstruction des villages de l’est de Saïda: liens avec la ville et enjeux communautaires", Reconstruction et Réconciliation au Liban, Presses de l’Ifpo, Cahiers du Cermoc (1991-2001), pp. 93-108.

5- Youssef Mouawad, "Nos Pères fondateurs et les leurs", Ici Beyrouth, 23 septembre 2022.