Conservatoire: entre «chaos» des professeurs et «représailles» de l’administration
La direction du Conservatoire national supérieur de musique du Liban (CNSML) a annoncé vendredi dernier le licenciement du président de la Ligue des professeurs du CNSML, le guitariste Edy Dorlian, et la convocation du conseil d’administration de cette ligue à un interrogatoire. Des professeurs dénoncent une «dissuasion par la peur», alors que la direction menace de recourir aux licenciements contre toute personne qui «sèmera le chaos».

Rien ne va plus au Conservatoire national supérieur de musique du Liban (CNSML). Les instruments de musique se sont tus et un silence sinistre emplit désormais les salles de ce vivier national, supposé être la plus haute référence musicale du pays. On dirait que le temps s’est complètement arrêté dans cet établissement, depuis la nomination de la soprano Hiba al-Kawas au poste de directeur général par intérim du CNSML, qui, malgré des tentatives de réformes, n’arrive pas à remettre les pendules à l’heure. Si en septembre dernier, la situation au conservatoire ressemblait à un jeu de chat et de souris, cette institution est aujourd’hui placée sous une épée de Damoclès. En effet, l’administration du CNSML a dénoncé, dans un communiqué rendu public le vendredi 20 janvier, une «campagne destructrice de la part de personnes aux intentions malveillantes, qui travaillent régulièrement pour semer le chaos, provoquer une émeute et enfreindre les lois», en allusion à la Ligue des professeurs du conservatoire. Cette dernière, présidée par le guitariste Edy Dorlian, avait annoncé, le 3 janvier dernier, la reprise d’une grève ouverte par les professeurs, entamée le 27 octobre 2022 et suspendue le 19 novembre 2022 comme un «acte de bonne volonté» à l’aune d’une médiation menée par le ministre sortant de la Culture, Mohammad Mortada. La principale revendication des grévistes, depuis le début de ce mouvement, est la revalorisation des salaires des professeurs qui touchent en moyenne 20.000 livres libanaises pour une heure d’enseignement.

Résiliation de contrats


Ainsi, suite à l’échec de la médiation dudit ministre, qui avait invité les deux parties à une trêve constructive permettant la mise en place d’un espace de dialogue et de discussion positifs, les professeurs se sont vus contraints de suspendre de nouveau les cours, afin de protester contre la «tyrannie» de la direction. En fait, il s’avère que suite aux retenues de salaires, effectuées par la direction sous prétexte de grève, un nombre de professeurs avait touché moins d’un million de livres libanaises, voire cinq cent mille livres pour certains, durant le mois dernier. «Le despotisme a atteint des limites dangereuses au conservatoire», déplore Ghada Ghanem, soprano et professeure de chant au CNSML. «Il n’est plus question de travailler sous le joug de la dictature de la direction qui est complétement insensible à la détérioration des conditions sociales et financières des professeurs», ajoute-t-elle. Mme Ghanem dénonce, par ailleurs, une tentative «mesquine» de représailles et d’étouffement des revendications de la part de la direction. Selon un grand nombre de professeurs, une des facettes de cette politique serait la résiliation du contrat de travail d’Edy Dorlian, porte-parole de la contestation du corps professoral.

Discorde et peur


Contacté par Ici Beyrouth, M. Dorlian s’est insurgé contre «les actes d’intimidation et les menaces proférées implicitement, ou parfois même explicitement, par la direction». Selon lui, Hiba al-Kawas, secondée par certains membres du conseil d’administration du CNSML, adopte, depuis sa désignation par intérim à la tête du conservatoire, la politique divide et impera (Diviser pour régner) dans le but de semer la discorde et la peur entre les professeurs afin de les affaiblir. «Contrairement à ce qui a été mentionné dans les communiqués, la rupture de mon contrat de travail a été faite sans préavis écrit ou même oral, affirme M. Dorlian. À travers cette décision, la direction du conservatoire cherche à exercer une dissuasion par la peur sur le corps professoral afin de créer un climat de répression.»

Par ailleurs, à la suite de l’éviction d’Edy Dorlian, plusieurs membres du conseil d’administration de ladite ligue ont été convoqués, par la direction du conservatoire, à un interrogatoire. Jean-Mary Fakhry, cheffe de département de piano au CNSML et secrétaire de la Ligue des professeurs, fait part de son indignation: «Est-ce comme ça qu’on remercie les professeurs et les artistes du conservatoire pour leur engagement indéfectible durant plus de trois décennies? Le communiqué du 20 janvier porte atteinte à la dignité de tout professeur. Si la direction pense pouvoir nous intimider en nous convoquant à un interrogatoire, elle a tort.»

Efforts pragmatiques mais…


Bien que (parfois) brutalement formulés, les constats précités sont symptomatiques d’un climat qui n’a fait que se détériorer depuis la nomination de Hiba al-Kawas, qui a clairement échoué à créer une atmosphère d’entente, nonobstant les efforts pragmatiques qu’elle a entrepris auprès des ministres sortants de la Culture et des Finances, ainsi que du Premier ministre sortant. Ces efforts restent toutefois «insuffisants», selon une grande partie des professeurs, pour suspendre la grève. «Les décrets signés par les ministres n’ont pour le moment aucune valeur», avance Edy Dorlian. Et de s’interroger: «Comment voulez-vous que les enseignants puissent arriver à leur lieu de travail et assurer la continuité de l’année académique avec un salaire mensuel de cinquante dollars?».


«La direction essaie de camoufler son incompétence à régler le problème en attaquant le maillon faible, c’est-à-dire les professeurs, poursuit M. Dorlian. Au lieu d’assumer ses responsabilités, elle nous impose de faire des sacrifices, de payer de notre propre poche des frais qu’elle se devait d’assurer depuis des mois, et qui dépassent largement nos salaires. Elle nous oblige en plus à reprendre le travail dans ces conditions atroces sous peine de licenciement». M. Dorlian a cependant affirmé qu’il introduira un recours en annulation de la décision prise par le conseil d’administration du CNSML devant le Conseil d’État. «Je porterai également plainte pour calomnie et diffamation contre toute personne qui a nui à ma réputation», martèle-t-il.

Halte à la corruption!


De son côté, Hiba al-Kawas a dénoncé un «complot prémédité contre le Conservatoire national et les institutions gouvernementales». «En un premier temps, le conseil d’administration du CNSML a pris la décision de licencier Edy Dorlian qui a induit en erreur un grand nombre de professeurs», affirme-t-elle à Ici Beyrouth. Elle souligne également que tous les professeurs ayant participé à la conférence de presse du 11 janvier, organisée conjointement par la Ligue des professeurs du CNSML et l’Union générale des syndicats des travailleurs libanais, seront convoqués dans les prochains jours et subiront le même sort «s’ils décident de continuer à comploter pour détruire le conservatoire».

Selon la soprano libanaise, cette ligue n’est qu’une association privée qui ne «représente en aucun cas les professeurs, n’ayant aucune fonction syndicale». Pourquoi n’a-t-on donc licencié ou convoqué, pour le moment, que les membres du conseil d’administration de cette ligue, tout en sachant que plus de la moitié des professeurs ont participé à la grève ouverte? À cet égard, Hiba al-Kawas explique que la décision de son «supérieur» (et donc le ministre sortant de la Culture) était de licencier tous les grévistes pour non présence sur leur lieu de travail pendant plus de deux semaines, conformément à l’article 7 du contrat de travail signé par les professeurs. «J’ai décidé de donner une dernière chance à ces professeurs, car je suis convaincue qu’ils ont été induits en erreur, ajoute-t-elle. La corruption ne sera toutefois plus tolérée dans cet établissement. La direction se réserve le droit de prendre les mesures adéquates à l’encontre de tout employé qui portera atteinte aux lois en vigueur.»

Et Mme Kawas de conclure: «Tous les décrets ont été signés. Il ne reste plus qu’une dernière signature qui permettrait le transfert de crédits assurant la revalorisation des salaires des enseignants et des employés du CNSML, ainsi que des musiciens des deux orchestres nationaux. On m’a promis que cela se fera durant la prochaine réunion du Conseil des ministres. Il ne reste qu’à patienter.»

Les prochains jours sonneront-ils donc le glas à l’injustice que subissent les professeurs du conservatoire depuis des mois? On attend.
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