Notre «zajal» qui coule de source
Dans ces temps où le pays nous échappe chaque jour un peu plus, comme une urgence de retourner vers nos fondamentaux, de retrouver nos nécessaires, de se reconnecter avec nos monuments, vestiges, richesses, fiertés nationales, en deux mots, récupérer notre territoire.

«La poésie est quelque chose de plus philosophique et de plus grande importance que l’histoire», dit Aristote. La veille de Noël s’est éteint la voix de Georges Abou Antoun, l’un des piliers du zajal au Liban. Parce qu’au-delà des guerres et des divisions, des orages et des tempêtes, cette forme d’expression poétique a su dans chaque recoin du Liban conserver toute sa noblesse, on a envie de lui rendre hommage. Et parler de noblesse n’est pas fortuit tant, et autant par la forme, le contenu et le bagou des duellistes, la langue est sublimée et les valeurs libanaises partagées.



Bien loin du mythe du poète et de sa lyre, le zajal dont le nom vient de zajila qui signifie chanter, parler haut, jouer et s’amuser (oui, tout cela) est une poésie dialectale qui colle parfaitement à la passion toute libanaise. Et, c’est en général à coups de verres d’arak et autour d’une bonne tablée, que les zajjal s’affronteront maniant le verbe avec autant de dextérité et de bonhomie que les applaudissements qui les accompagnent, les encouragent et les inspirent. Et, l’inspiration ne manquera pas tant les reliefs des paysages, les aspérités de la vie et les saillies du destin nous entraînent souvent dans des exacerbations bien libanaises encore une fois.

S’il est difficile de dater l’origine de cette poésie dialectale très populaire dans le bassin méditerranéen, il est certain que le zajal est ancré dans notre folklore et a eu son heure de gloire au Liban à partir des années 60 du siècle dernier, avec plusieurs festivals consacrés et des retransmissions en direct sur Télé Liban dans les années 1970 et 1980 et des records d’audience. Plusieurs troupes se confrontaient pour la plus grande joie des amateurs et après Chahrour el-Wadi, de nouvelles voix se distinguaient régulièrement. Le zajal avait son comité, son syndicat, sa revue et surtout ses aficionados. Pas un événement social, heureux ou malheureux, pas une fête au village ou festival sans le zajal pour souligner l’importance du moment. En s’y adonnant avec délices, Saïd Akl, Rachid Nakhlé et, avant eux, Gebran Khalil Gebran avaient vite compris l’importance et la nécessité de ce patrimoine musical si précieux.

Si important que le zajal est entré comme il est dans la liste de l’Unesco du patrimoine culturel immatériel de l’humanité en 2014. Le zajal est défini comme une «forme de poésie populaire libanaise déclamée ou chantée lors de célébrations sociales ou familiales et au quotidien». Lors des joutes poétiques, les troupes de poètes récitent des couplets, souvent sous la forme de défis au rythme du tambourin et de la darbouka. Remis au goût du jour par le compositeur Zad Moultaka, en 2010, dans un spectacle qui a fait parler de lui et qui a traversé nos frontières, le zajal a ceci de patrimonial et de rassurant qu’il se love à merveille dans nos montagnes et nos vallées, et qu’il ne mourra jamais tant qu’il rassemble et unit les hommes.


Mais revenons à cette oralité extraordinaire parce qu’improvisée qui fait trembler les cœurs. Il suffira d’un daff, d’une derbaké, d’un esprit éclairé, d’un répondant éclair (el-jaweb taht el-bat), d’une prestance certaine, d’une bonne connaissance de la langue arabe, d’une jolie voix et surtout d’un public complice et emballé. La table, le mezzé, l’arak sont de rigueur bien sûr, puisque le zajal n’est soumis à aucun horaire et que l’on se renverra les bons mots jusqu’à ce que l’esprit s’épuise. En quatrains ou strophes, le poète déclamera ses vers en langage parlé, commençant le plus souvent par les ooff ooff ooff comme préambule au déferlement des mots qui est censé clouer au pilori l’adversaire. Les attaques sont frontales, le duel impitoyable, les zajjals plus acérés que des poignards. On se balance des vannes linguistiques, on se prépare des pièges sémantiques, mais la bienveillance dominera toujours puisque quand même, nous sommes entre poètes.



Les thèmes, définis à l’avance, seront ceux du jour, mais également ceux de tous les jours. Ainsi la vie du village, les saisons, l’attachement à la terre, l’amour de la patrie, la bravoure de certains, l’acclamation du héros, mais également la situation politique, l’appel au dialogue, la douleur de l’exil ou la joie d’être là, le tout dans des improvisations directes, une spontanéité de bon aloi, des répliques suaves, des mots qui riment, des envolées lyriques, des jeux de mots, des répétitions rythmées, des figures de style, des métaphores, des anaphores, des associations, des dissociations, toute la richesse de cette langue arabe offerte là comme un cadeau. Ce qui fera dire à Gebran Khalil Gebran: «En ce qui me concerne, cette poésie comporte tant de métonymies, de métaphores, de néologismes, d’expressions pleines de finesse, que si nous la comparons à ces poèmes écrits en langue littéraire et qui remplissent nos journaux, nos revues, elle paraît comme un bouquet d’arôme auprès d’un tas de bois.»

Car ce qui interpelle le plus, c’est bien l’usage sans complexe de cette langue parlée avec les expressions populaires qui trouvent écho dans tous les coins du Liban. Et c’est cela en premier qui donne sa popularité au zajal, c’est cette incroyable synergie entre le qawwâl et ses mots d’un côté et l’assistance chauffée et complice de l’autre. On adhère très bien à ce que dit le poète, on reprend ses mots en refrains, on l’acclame, on l’encourage, on reconnaît les expressions familières, les proverbes cités, les mots du terroir, et surtout, nul besoin d’être érudit ou cultivé, on comprend ces mots, ces expressions, ces allusions et ces clins d’œil. Le zajal appartient à tout le peuple et c’est bien ceci qui lui donne sa pérennité.

Mais il ne faut pas croire que le zajal est une forme d’expression totalement libre. Il répond quand même à des règles et des contraintes, et comprend plusieurs genres. Techniquement, les zajjals s’affrontent à coups de radâts, vers simples lancés par le qawwâl et qui reprennent la dernière syllabe du précédent, de atâba et de mijâna, où les trois premiers vers de la strophe se terminent par des homonymes alors que le quatrième est libre, de maané et de erradé, qui sont de longues suites de sept vers. Et le ooff du yabouzoulouf, le chant des émigrés libanais qui déclament, en rimes, leur attachement à leur patrie, est utilisé par les poètes en rythme pour reprendre leur souffle, mais aussi pour maintenir le suspense sur leur prochaine répartie qui fera monter la pression pour l’adversaire, le niveau de la joute oratoire et l’enthousiasme de l’assistance. Comme son nom l’indique, celle-ci acclame, mais aussi assiste en reprenant leurs mots, ces grands hommes si inspirants.

Et parmi ces grands hommes du zajal, Chahrour el-Wadi de son vrai nom Assaad Féghali, né en 1894 et disparu en 1937 qui fonda une école pour former des zajjals, Ali el-Hajj, Tanios Abdo, Anis Rouhana, Moussa Zogheib, Tali’ Hamdane, Assaad Saïd, Joseph el-Hachem surnommé Zaghloul el-Damour, Emil Noun, Alain Merheb, Assaad el-Sebaali, Assad Saba, César Merhi, Youssef Chalhoub, Khalil Roukouz, Zein Sh’eyb et Georges Abou Antoun, qui vient de nous quitter. Sans oublier Saïd Akl qui redonnera à cette forme de poésie la place qu’elle mérite et qui en parlera en ces termes: « C’est un art qui nous est propre. Il appartient à nous tout seul, parmi les peuples de la Terre. C’est un jeu arbitre... C’est un ensemble de champions qui livrent une bataille pour l’honneur. Mais c’est avec les mots et non plus avec l’épée... C’est la plus belle et la plus forte manifestation de notre culture. C’est un duel poétique en langue libanaise... Rien n’est comparable à une séance de zajal qui réunit 40.000 spectateurs pour écouter la poésie, et prendre parti, et devenir enfant... Cette poésie est comme un monument gigantesque que seul le Liban a pu élever.»
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