Je t'aime en français...
Parler d’Amour au XXIe siècle, à l’heure où les correspondances épistolaires sont remplacées par des messages sur les smartphones – messages que l’on efface ou que l’on garde, mais mots, par essence, éphémères, volatiles, à la merci du moindre bug informatique –, serait-ce user d’un langage démodé et éculé?

Parler d’Amour avec un grand «A» à l’ère des plaisirs immédiats, c’est risquer de se retrouver dans un espace hors temps. Un pied dans un passé chevaleresque et un autre dans le vide sidéral de l’immédiateté. Pourtant, l'idée de donner, dans une des alcôves d'*Ici Beyrouth* la parole aux amoureuses d’une langue, celle qui représente pour elles la langue de l’Amour, est à lui seul un acte de résistance.

Force est de constater que l’Amour fédère; que l’Amour reste le seul lien qui permettrait de sauver une humanité noyée par les fléaux qui la menacent.
Certes, les amoureux s’aiment et se séparent, les lettres jaunissent avec le temps, mais elles restent. Le sens de leurs mots demeure aussi vrai que le jour où elles ont été écrites. Elles résistent à l’épreuve des années et reprennent sens une fois ressorties de l’écrin qui les avait abritées, le temps d’une romance...

Quant aux amants, eux, où qu'ils soient, ils ne cessent de s’attendre et de s’espérer. Leur monde est sans aube et sans crépuscule… N'en déplaise à Monsieur Covid!

Toi qui m’as aimée en français
Zeina Nader, peintre et auteure



Tu voudrais que j’oublie. Tu voudrais que j’efface ou que je range tout dans le tiroir des souvenirs. Mais, vois-tu, c’est difficile. C’est impossible! Je me souviens de chaque souffle. Je réécoute la moindre parole. Toutes les sonorités qui caressent les oreilles, les syllabes qui dansent sur les moments, les consonnes et leurs redondances. La concordance des sourires et les délires des lettres et de leurs boucles. Je me suspends aux trois petits points qui mettent en attente. Je m’émeus des voyelles et de tous nos «ah» et nos «oh». Je reprends chaque jour le chemin de nos exaltations. Comment oublier les glissements de ta poésie et la brise de tes chuchotements? Comment ne pas revivre chaque instant, chaque minute, chaque baiser, ultime échange de toi à moi. Tu as fait couler tout ton amour comme le pollen d’une fleur sur mon cœur et tu as tout revisité dans un soupir en dentelle. Les strophes de nos maux sont à jamais inscrites sur le parchemin du temps. Nous ne pourrons pas les détruire ni les déchirer. Tu es mon long roman inachevé. Tu es ma plus belle déraison. Celle qui a fait couler mes larmes et qui a recomposé toutes mes envies.

Je n’oublierai rien. Ni les soupirs ni la douceur, ni les assonances ni les figures d’un autre style, ni ton bel accent et tous les autres, circonflexes et graves.
C’est un sonnet qui rime parfois faux, c’est de la prose qui fait une pause. Ce sont des phrases, ce sont des vers qui s’entrechoquent sur la portée de ce que je n’oublierai jamais.

Tu voudrais que je tourne la page. Ironique tragédie! Il y a au verso de ton amour encore plus de passion. Il y a des ballades entières qui bouleversent une vie. Il y a des chansons qui rythment tous nos instants. Il y a cette finesse et ces allégories. Il y a ces petits mots doux qui se souviennent encore et encore de l’effleurement de tes idées sur ma peau. Ma peau qui est tatouée de toi. Toi qui as écrit toutes tes pensées violentes et tendres, folles et sereines sur chaque particule de moi. Toi qui as repeint mon âme sur un lit de litotes. Toi et moi, oxymores d’une adoration, métaphore filée et infinie d’une culture et de ses richesses. Toi qui m’as fait revivre la subtilité des phrases et de leurs constructions, grâce à cette langue, celle de Molière. Rien que lui, notre ancêtre!
Toi qui m’as aimée en français.

Je t’aime, je vous aime... en français
Zeina Khair Druon

Zeina Khair Druon

En cette heure grave pour un texte que je veux joyeux, s’impose à moi le choix de la langue: laquelle choisirai-je pour ces derniers mots, pour ces dernières paroles qui seront prononcées en ma présence déjà si lointaine?

Je sais que l’officiant s’exprimera dans la langue du Christ, que la musique viendra de l’Ouest, le piano égrenant un ragtime effréné, mais vous mes fils, toi ma fille, toi l’homme de ma vie, vous lirez mon épitaphe dans la douce langue de Beaumarchais, car:
«Forcé(e) de parcourir la route où je suis entré(e) sans le savoir, comme j’en sortirai sans le vouloir, je l’ai jonchée d’autant de fleurs que ma gaieté me l’a permis.»

Alors, à toi, l’homme que j’ai aimé, à toi la femme que j’ai adorée: Garcia Lorca t’a dicté les poèmes d’amour que tu m’as destinés; par tes lèvres, Dante a susurré des mots fous à mon oreille, nos cheveux se sont mêlés sur les oreillers de Goethe; tu m’as réveillée dans la langue de Shakespeare, tu m’as fait tournoyer au rythme fou des rocks de Billy; Nizar a dirigé le crayon des vers que tu m’as lus… et tu m’as fait découvrir en grec, vibrer en malgache, savourer en wolof, rire en verlan, pleurer en slam… et toujours, rêver en français.


Encore une fois, une dernière, laisse-moi te dire combien je t’aime et tu le traduiras dans ta langue. Toi mon enfant, souffle de vie qui a, enfin!, donné son sens à la mienne, approche-toi, pose ta poitrine contre la mienne, ton cœur contre le mien, laisse-moi te serrer dans mes bras, laisse-moi te dire: je t’aime.
Toi ma sœur, mon ami, mon frère d’armes, ma compagne de joies, mon soutien dans la détresse, mon jouteur verbal, accepte que je me blottisse contre toi, laisse-moi sentir ta chaleur, ta douceur, ta force, tes faiblesses, prends mon énergie, donne-moi une fois de plus la tienne, laisse-moi te dire: je t’aime.

Toi ma grand-mère, toi ma tante, laquelle, d’ailleurs? Fais-moi un gros câlin, encore une fois offre-moi de sentir l’odeur du sucre candi parfumant tes vêtements, sentir la douceur de tes joues ridées sur ma peau de jeune fille, retirer les brindilles de cerisier de tes cheveux, jouer avec tes colifichets, partager en cachette ta cigarette, rire de tes anecdotes de vieille jeune fille, écouter les histoires que tu me racontais, laisse-moi te dire: je t’aime.
Toi, mon pays, celui de mon père tant adulé, autorise-moi un instant à revenir te humer, te sentir, t’aimer, te chérir et te détester, te goûter et te rejeter, laisse-moi te dire: je t’aime.

Toi, mon amour, à l’ultime seconde, prends-moi dans tes bras, dis-moi ces mots dont j’ai soif, ces mots éternels, caresse encore une fois ce corps et cette âme qui avaient tant besoin de tes mains, de ta fougue, emmène-moi encore un court instant à travers les brumes des canaux de Brière, redis-moi les promesses de tous les printemps que nous ne découvrirons pas ensemble… laisse-moi te dire: je t’aime.

Et enfin, à toi maman, merci de m’avoir donné le pouvoir et la richesse de tes mots, comment vous dire à tous combien je vous ai aimés, si je n’avais votre langue, la langue de l’amour, le français.

Je vous aime.

La langue de l’amour maternel…
Emmanuelle Boichot, spécialiste en éducation médicale

Emmanuelle Boichot

La langue française est, pour moi, celle de l’amour maternel. Non seulement parce qu’elle ma langue maternelle, qu’elle est celle qui m’a bercée dès le sein de ma mère, puis qui m’a caressée dans mon berceau. Mais aussi parce que j’y suis attachée viscéralement. Très tôt, j’ai appris à en être fière, à l’admirer et à prendre sa défense (gare à ceux qui la malmènent, la piétinent). C’est elle qui m’a donné une grande partie de mon identité, et elle mérite mon respect.

Elle est la mère qui raconte des histoires à ses enfants, car elle est vive et riche d’une longue vie qui plonge ses racines dans des terres multiples. Car elle sait si bien voyager pour nous faire voyager avec elle. Du continent africain, à l’américain en passant par l’Asie et le Proche-Orient, elle a parlé aux cœurs de ceux qui se sont laissés (pas d’accord) charmer, puis apprivoiser. Même si elle n’est pas et ne sera jamais une femme facile, car elle est exigeante, elle séduit pourtant ceux qui l’écoutent jusqu’à, parfois, les enivrer. Elle a la beauté des femmes qui savent ce qu’elles veulent, et qui partagent, qui SE partagent. Oui, la langue française est une langue de partage, donc une langue d’amour!

Par certains «hasards» de la vie, j’ai eu le privilège de passer plusieurs années au Liban. Depuis le tout premier jour où j’y ai mis les pieds et jusqu’à présent, j’ai toujours été fascinée par la majestueuse façon dont la langue française est célébrée dans ce pays. On la trouve partout, dans les écoles évidemment et dans les rues où les enseignes rivalisent parfois de jeux de mots plus ou moins hasardeux. Je tiens surtout à souligner l’admiration sans bornes que suscitent chez moi les Libanaises et Libanais qui ont fait de l’enseignement de ma langue leur métier, qui y ont donc voué leur vie. Ils s’y sont plongés corps et âme, l’ont faite leur. Si ce n’est pas un mariage d’amour çà… c’est à tout le moins une vraie passion!

Et puis comment ne pas vibrer d’amour ou même de haine, puisque c’est son extrême inverse, en se glissant entre vers et rimes. Elle est la langue de combien de poètes, dramaturges, fabulistes, paroliers? S’il ne fallait qu’un seul exemple pour illustrer ce que la langue française est à l’amour, je n’en saurais trouver de meilleur que celui d’un illustre et toujours moderne personnage: Cyrano. Ah, l’éblouissant et humble caractère, comme est toujours le véritable amour! C’est son amour de Roxane qui lui fait puiser des perles et des diamants au trésor de la langue française, et qui eux-mêmes font naître aussi l’amour en retour.

Cette langue est magique, comme un philtre, à qui sait la manier. Point de recette, mais de l’amour, toujours de l’amour. Celui des mots, leur musicalité, leur ardeur, leur velouté, leur enchantement. La langue française elle-même est une histoire d’amour à jamais, avec ses creux et ses pleins, mais toujours sans fin.

«Je t’aime, moi non plus»
Patricia Hakim, auteure

Patricia Hakim

«Je t’aime, moi non plus!» Je ne saurais le dire en aucune autre langue. Aucune autre langue ne pourra faire parvenir la subtilité de cette déclaration d’amour avec autant de finesse. Aucune langue que je connaisse, autre que le français, ne pourrait porter avec autant d’élégance toutes les nuances de l’amour dans la myriade des sensations qu’il déclenche. Souvent, j’essaie d’y penser et je me dis que ça doit être parce que les premiers mots que j’ai appris étaient en français, parce que la majorité des Libanais d’avant-guerre étaient francophones jusqu’au bout des ongles et parce que ça faisait chic. Toujours est-il que je me suis retrouvée, des années plus tard, à ne savoir réfléchir, rêver, lire, écrire, et aimer qu’en français. D’ailleurs, il est notoire que la langue française est perçue comme étant celle de l’amour, même pour ceux qui ne la maîtrisent pas ou ne la comprennent pas non plus. Le français est harmonieux, romantique, doux à entendre, dépourvu de sons gutturaux. C’est comme une musique enivrante qui entraîne les sentiments dans une valse virevoltante, grisant les émotions et enflammant les sens de mille feux. La richesse du vocabulaire, la souplesse des mots et la mélodie phonétique font que le français est pour moi la langue d’amour. Aimé Césaire a dit: «J’ai plié la langue française à mon vouloir-dire.» Je dirais que je l’ai pliée à vouloir dire mon amour!
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