Sans crier gare, sans avoir imaginé le choc que son départ allait occasionner de Washington à Téhéran en passant par Dublin, Gareth Smyth a succombé à une crise cardiaque massive en faisant sa promenade vespérale avec un ami dans le petit village sur la côte ouest de l’Irlande, où il avait choisi de vivre depuis une dizaine d’années. A voir le déluge de choc et de sympathie à Londres, Beyrouth, Bruxelles, Dublin, Téhéran, Bagdad, Amman, Paris, ce cosmopolitisme qu’il chérissait s’est avéré soudainement un réservoir palpable et profond de tristesse.
Depuis, un mélange incroyable d’émotions a convergé sur la perte d’un compagnon, ami, frère et oncle. Il habitait seul le plus clair de son temps, sauf à partager quelques semaines d’intimité en Irlande et au Liban avec Zainab Sharafeddin, sa compagne de trente ans.
Gareth était un homme surprenant par la pureté de son intégrité et l’étendue de ses connaissances. Journaliste orientaliste dans le meilleur style de l’orientalisme, celui qui fusionne avec les orientaux plutôt qu’il ne les lit de loin, il avait fait une carrière aussi fulgurante qu’inhabituelle dans un métier qui le passionnait. Il aimait le jazz, la musique classique, ses livres, et ses amis. Il était également un grand photographe, et un grand marcheur.
Je l’avais rencontré à Londres vers 1991, lors d’une occasion floue dans ma mémoire, celle sans doute liée à notre intérêt pour la détresse des Irakiens sous Saddam Hussein, mais notre amitié s’est scellée surtout dans l’Irak kurde, lorsque j’avais aidé à l’organisation d’élections libres pour la première fois dans l’histoire de ce pays malheureux en mai 1992, élections qu’il avait couvertes comme un des moments les plus importants pour la démocratie balbutiante d’une région brutale et rétrograde.
Gareth avait fait de brillantes études à Oxford dans un des domaines les plus prisés du curriculum, et il portait une attention soutenue à la philosophie et l’histoire. Mais il a choisi la vie active de journaliste, plutôt que les tours d’ivoire de l’académie, dont il utilisait le temps long pour enrichir ses écrits et ses vastes intérêts.
En journaliste, deux moments importants ont traversé sa vie. Le premier a eu lieu lors de mon introduction de Gareth à Jamil Mroué, en préparation à la fondation du Daily Star, ce fleuron de l’histoire libanaise contemporaine depuis disparu. Jamil l’a immédiatement recruté comme ‘deputy editor’, et nous avions écrit ensemble le premier ‘editorial’ en 1996. Il a longtemps été responsable de la page d’opinions au Daily Star, et formé des dizaines de journalistes libanais à la rigueur dans l’événement et son analyse.
Plus tard, de retour à Londres, il avait été nommé par le Financial Times comme correspondant à Téhéran, où il a passé près de six ans à un moment crucial de l’histoire tourmentée de ce pays, dont il connaissait les rouages constitutionnels les plus abscons et les personnages de tout bord. Il aimait en particulier le citoyen iranien de tous les jours, qui constituait la dimension la plus attrayante de sa longue couverture d’un environnement difficile. Il avait même été arrêté plusieurs jours par un service de sécurité ou l’autre, mais prenait la chose avec sérénité. L’épisode qui aurait porté tout autre journaliste à quitter le pays dare-dare a en fait renforcé sa mission de messager du monde dans un pays fascinant et peu connu. Jamais l’Iran, ni aucun autre pays de la région, n’était présenté dans ses reportages en noir et blanc.
Avec un sens profond pour les victimes de l’injuste, son analyse était colorée par un scepticisme accusé sur les poncifs tragiques de la vie politique contemporaine, du genre « terrorisme » utilisé à bout de bras dans un sens flou et meurtrier, ainsi que par la réalité des violences de tous les régimes politiques au Moyen-Orient. Il était très alerte aux manquements aux droits de la personne, que ce soit en Iran, au Liban ou en Syrie, mais il était tout autant bouleversé par les exactions impunies des dirigeants israéliens et américains.
Une fois les contraintes du quotidien que le métier de journaliste attitré impose avaient été levées, Gareth a continué en freelance dans plusieurs journaux et sites, notamment le Tehran Bureau/Guardian (Londres), The Arab Weekly (Tunis), et The National (Abu Dhabi). Mais il a aussi élargi ses écrits en publiant une biographie de Saad Barrak, un entrepreneur koweitien remarquable, et contribué sa maîtrise sans égale de l’anglais et son sens critique aigu et informé à un grand nombre d’ouvrages de fond. Il m’était rare de publier un texte en anglais que Gareth n’avait pas revu.
Notre chemin amical s’est progressivement élargi jusqu’à un travail intense ces deux dernières années avec Hawra Sadr, la fille de l’Imam, sur des traductions de haute qualité, annotées par Gareth, qui montrent l’importance historique de Moussa Sadr dans son ‘humanisme islamique.’ Il n’en verra pas le résultat final hélas, mais l’ouvrage portera également son nom dans une contribution à paraître cette année dans le droit fil de l’Orient bigarré et meurtri que Gareth aimait. Il partagera ainsi de manière posthume la fusion d’une pensée libanaise et chiite d’une grande figure libanaise, avec son pendant humaniste représenté par un Irlandais, également Anglais, également Libanais, également Irakien et Iranien, mais aussi Kurde lorsqu’il faisait déjà, très jeune, des reportages avec la guérilla du KDP dans les montagnes imposantes partagées par l’Irak, l’Iran et la Turquie.
*Gareth Smyth, journaliste et écrivain, né le 19 octobre 1958 à Slough dans la banlieue modeste de Londres, mort à Louisburgh sur la côte atlantique de l’Irlande le 15 janvier 2023.
Depuis, un mélange incroyable d’émotions a convergé sur la perte d’un compagnon, ami, frère et oncle. Il habitait seul le plus clair de son temps, sauf à partager quelques semaines d’intimité en Irlande et au Liban avec Zainab Sharafeddin, sa compagne de trente ans.
Gareth était un homme surprenant par la pureté de son intégrité et l’étendue de ses connaissances. Journaliste orientaliste dans le meilleur style de l’orientalisme, celui qui fusionne avec les orientaux plutôt qu’il ne les lit de loin, il avait fait une carrière aussi fulgurante qu’inhabituelle dans un métier qui le passionnait. Il aimait le jazz, la musique classique, ses livres, et ses amis. Il était également un grand photographe, et un grand marcheur.
Je l’avais rencontré à Londres vers 1991, lors d’une occasion floue dans ma mémoire, celle sans doute liée à notre intérêt pour la détresse des Irakiens sous Saddam Hussein, mais notre amitié s’est scellée surtout dans l’Irak kurde, lorsque j’avais aidé à l’organisation d’élections libres pour la première fois dans l’histoire de ce pays malheureux en mai 1992, élections qu’il avait couvertes comme un des moments les plus importants pour la démocratie balbutiante d’une région brutale et rétrograde.
Gareth avait fait de brillantes études à Oxford dans un des domaines les plus prisés du curriculum, et il portait une attention soutenue à la philosophie et l’histoire. Mais il a choisi la vie active de journaliste, plutôt que les tours d’ivoire de l’académie, dont il utilisait le temps long pour enrichir ses écrits et ses vastes intérêts.
En journaliste, deux moments importants ont traversé sa vie. Le premier a eu lieu lors de mon introduction de Gareth à Jamil Mroué, en préparation à la fondation du Daily Star, ce fleuron de l’histoire libanaise contemporaine depuis disparu. Jamil l’a immédiatement recruté comme ‘deputy editor’, et nous avions écrit ensemble le premier ‘editorial’ en 1996. Il a longtemps été responsable de la page d’opinions au Daily Star, et formé des dizaines de journalistes libanais à la rigueur dans l’événement et son analyse.
Plus tard, de retour à Londres, il avait été nommé par le Financial Times comme correspondant à Téhéran, où il a passé près de six ans à un moment crucial de l’histoire tourmentée de ce pays, dont il connaissait les rouages constitutionnels les plus abscons et les personnages de tout bord. Il aimait en particulier le citoyen iranien de tous les jours, qui constituait la dimension la plus attrayante de sa longue couverture d’un environnement difficile. Il avait même été arrêté plusieurs jours par un service de sécurité ou l’autre, mais prenait la chose avec sérénité. L’épisode qui aurait porté tout autre journaliste à quitter le pays dare-dare a en fait renforcé sa mission de messager du monde dans un pays fascinant et peu connu. Jamais l’Iran, ni aucun autre pays de la région, n’était présenté dans ses reportages en noir et blanc.
Avec un sens profond pour les victimes de l’injuste, son analyse était colorée par un scepticisme accusé sur les poncifs tragiques de la vie politique contemporaine, du genre « terrorisme » utilisé à bout de bras dans un sens flou et meurtrier, ainsi que par la réalité des violences de tous les régimes politiques au Moyen-Orient. Il était très alerte aux manquements aux droits de la personne, que ce soit en Iran, au Liban ou en Syrie, mais il était tout autant bouleversé par les exactions impunies des dirigeants israéliens et américains.
Une fois les contraintes du quotidien que le métier de journaliste attitré impose avaient été levées, Gareth a continué en freelance dans plusieurs journaux et sites, notamment le Tehran Bureau/Guardian (Londres), The Arab Weekly (Tunis), et The National (Abu Dhabi). Mais il a aussi élargi ses écrits en publiant une biographie de Saad Barrak, un entrepreneur koweitien remarquable, et contribué sa maîtrise sans égale de l’anglais et son sens critique aigu et informé à un grand nombre d’ouvrages de fond. Il m’était rare de publier un texte en anglais que Gareth n’avait pas revu.
Notre chemin amical s’est progressivement élargi jusqu’à un travail intense ces deux dernières années avec Hawra Sadr, la fille de l’Imam, sur des traductions de haute qualité, annotées par Gareth, qui montrent l’importance historique de Moussa Sadr dans son ‘humanisme islamique.’ Il n’en verra pas le résultat final hélas, mais l’ouvrage portera également son nom dans une contribution à paraître cette année dans le droit fil de l’Orient bigarré et meurtri que Gareth aimait. Il partagera ainsi de manière posthume la fusion d’une pensée libanaise et chiite d’une grande figure libanaise, avec son pendant humaniste représenté par un Irlandais, également Anglais, également Libanais, également Irakien et Iranien, mais aussi Kurde lorsqu’il faisait déjà, très jeune, des reportages avec la guérilla du KDP dans les montagnes imposantes partagées par l’Irak, l’Iran et la Turquie.
*Gareth Smyth, journaliste et écrivain, né le 19 octobre 1958 à Slough dans la banlieue modeste de Londres, mort à Louisburgh sur la côte atlantique de l’Irlande le 15 janvier 2023.
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