Bakr Sidqi ou le premier coup d’État arabe
©Bakr Sidqi, le général putschiste; Le roi Ghazi d'Irak; Yassine al-Hachimi, le Bismarck des Arabes.
Où il est question de légitimité! Les pays arabes du golfe Persique à l’océan Atlantique sont régis, à de rares exceptions près, par des régimes autoritaires, qu’ils soient dynastiques ou issus de coups d’État militaires. Qu’en est-il de la «légitimité populaire», celle qui est issue des urnes et qui engage les administrés à choisir, pour un temps donné, leurs dirigeants? Les masses arabes, pour avoir recours à une appellation populiste, ou autrement dit l’électorat citoyen, semblent s’accommoder de gouvernants au choix desquels elles ont si peu participé. En voici un exemple.

Les tracts pleuvaient sur Bagdad en ce matin du 29 octobre 1936, Bagdad la capitale d’un royaume hachémite devenu formellement indépendant en 19321. L’annonce faite au peuple irakien était martiale: «Vos fils dans l’armée ont perdu patience avec ce gouvernement et ont été poussés à prendre les choses en main.»

Le général Bakr Sidqi, qui avait signé cette déclaration, venait d’inaugurer, sans s’en rendre compte, une liste ininterrompue de coups d’État dans le monde arabe. Pour réussir son putsch, il n’entreprit guère d’action violente ni ne versa le sang. La seule menace de marcher sur la capitale irakienne à la tête de ses troupes fit plier les autorités. Pour se faire annoncer, il eut recours à un procédé innovatif pour l’époque: des avions de guerre survolèrent Bagdad et larguèrent des tracts qui disaient la colère de l’armée. Ainsi, le menu peuple en fut informé aussi bien que les responsables politiques2.

Le roi Ghazi était sommé de changer les hommes au pouvoir, ce qu’il fit en appelant Hikmat Soleiman, désigné par les putschistes à former le nouveau gouvernement. Yassine al-Hachimi, Premier ministre déchu, allait prendre la route de l’exil alors que d’autres personnalités de l’État, craignant les poursuites, allaient se fondre dans la nature. Le régime monarchique était préservé, le pouvoir nominal était confié à des civils, mais l’armée allait jouer le rôle d’arbitre, l’autorité étant entre les mains du général Bakr Sidqi.

Trois hommes pour un Irak

Ce coup d’État fut une première qui impliqua trois personnages-clés:

1- Le roi Ghazi (1933-1939), fils et héritier de Faysal I3, était un personnage falot. Dépassé par les événements, il ressentait amèrement aussi bien les ingérences des conseillers britanniques que l’exercice du pouvoir par ses propres ministres. Il était probablement de connivence avec les putschistes, ou du moins au courant de l’action qu’ils fomentaient et qu’il ne voyait pas d’un mauvais œil.

2- Yassine al-Hachimi (1884-1937) était un officier de carrière. Originaire de Bagdad, formé au Collège militaire d’Istanbul, il avait servi dans les troupes ottomanes pendant la Première Guerre mondiale. Loin d’être inféodé aux Anglais, il menait une politique réformiste. Il imposa la conscription et appuyait la cause des indépendantistes arabes, notamment les divers soulèvements palestiniens contre la déclaration Balfour. Ayant comme modèle le personnage d’Atatürk, il fut dénommé le «Bismarck des Arabes», tant il préconisait l’unité de ces derniers.

3- Bakr Sidqi (1890- 1937) était un officier de carrière, d’origine kurde. Formé comme Yassine al-Hachimi à Istanbul, il avait fait ses premières armes dans les troupes ottomanes et s’était rallié à Fayçal quand ce dernier était encore en Syrie. Il se distingua par sa férocité dans la répression des assyriens en 19334, des yézidis et des tribus chiites du Bas-Euphrate en 1935. Il avait favorisé, par clientélisme, la désignation et la promotion d’officiers d’origine kurde dans l’armée. Frustré de n’avoir pas bénéficié d’un avancement, il conspira avec Hikmat Soleiman dans le but de renverser le ministère de Yassine al-Hachimi.

Couronnement de Fayçal, roi d'Irak, par la volonté des Britanniques, en 1921.

Payante férocité

Adulé dans certains cercles, porté aux nues par le roi5 et apprécié par les Britanniques, le général Bakr Sidqi avait réussi son coup du 29 octobre 1936 sans effusion de sang. On ne déplora que l’assassinat du ministre de la Défense déchu Jaafar al-Askari qui s’était porté en parlementaire à la rencontre de cet officier mutin. C’est que ce putschiste s’était fait une effroyable réputation d’officier sanguinaire et, de fait, il aurait été traduit de nos jours devant la Cour pénale internationale pour génocide ou crime de guerre. C’est par la terreur qu’il inspira que ce premier coup d’État dans les pays arabes se déroula pacifiquement, sous la bannière de la «Force de la réforme nationale», dans l’Irak de la monarchie hachémite.

La Palestine n’était pas encore tombée dans l’escarcelle des sionistes; elle ne pouvait servir de prétexte aux militaires pour arracher le pouvoir aux civils qui auraient soi-disant mal préparé la guerre. Cependant, comme les soulèvements et ruades palestiniens se succédaient dans les années trente, Yassine al-Hachimi, le premier ministre démissionnaire, n'hésitait jamais à appuyer les diverses intifada de ses frères arabes. Ce qui n’était pas du goût des Britanniques, qui tenaient à assumer l’ordre dans les limites de leur mandat, et qui adoptaient suivant le contexte une attitude permissive vis-à-vis de l’immigration juive.

Les Britanniques et le roi, étaient-ils de mèche?

Le général Bakr Sidqi était plutôt apprécié des Anglais, et principalement des officiers qui commandaient leurs troupes stationnées en Irak. En revanche, ceux-ci se méfiaient du nationalisme arabe qu’affichait Yassine al-Hachimi, lui qui n’avait jamais caché son intention de remettre en cause le traité anglo-irakien, qui accordait des avantages indus au Royaume-Uni. Par ailleurs, Londres se gardait de cet ex-officier entreprenant qui avait pris sur lui d’aider la Palestine aussi bien que la Syrie à se libérer de la férule étrangère. Certains conseillers et experts anglais lui en voulaient de les avoir licenciés ou d’avoir réduit les émoluments que leur versait le gouvernement irakien.


À l’annonce du putsch, al-Hachimi et Nouri al-Saïd se rendirent au palais auprès du monarque. Ils tombèrent sur l’ambassadeur britannique qui les y avait précédés et avait longuement conféré avec le souverain. À la question de savoir s’il fallait réprimer le coup d’État par la force, le roi garda le silence et le Premier ministre al-Hachimi en tira la conclusion que ce dernier ne désapprouvait pas l’action entreprise par les conspirateurs. Il soumit aussitôt sa démission au monarque. Et peu après, Hikmat Soleiman constitua le nouveau gouvernement dont la formation allait être publiquement annoncée le lendemain même.

De ces faits, on peut tirer les conclusions qui s’imposent.

 Réflexions

En guise d’épilogue, nous dirons que les alliés de Bakr Sidqi ne mirent que quelques mois pour déchanter et que ce dernier fut assassiné le 11 août 1937. Dans la foulée de cette «première» en Irak, on dénombra quatre coups d’État qui se succédèrent entre 1937 et 19406.

Il n’empêche que ce premier «renversement» révéla très tôt l’une des failles des régimes militaires qui allaient faire florès dans le monde arabe, notamment en Irak et Syrie. L’armée qui allait désormais intervenir dans le jeu politique de manière épisodique, n’était pas arrivée à jouer pleinement, comme on pouvait l’espérer, le rôle de creuset national. Elle n’allait pas pouvoir transcender dans les faits les divisions qui prévalaient depuis toujours dans les pays multiethniques et multiconfessionnels. Les loyautés primaires, familiales, tribales et « religieuses » allaient toujours peser lourd dans la lutte entre factions adverses à l’intérieur de la caste des officiers. Bakr Sidqi avait toujours favorisé les officiers kurdes, de même souche que lui. Son renversement allait entraîner leur déclassement. Les officiers sunnites de souche arabe allaient désormais être aux commandes et prôner un ultra-nationalisme arabe. «À partir de là, sept colonels, puis quatre, piliers du «carré d’or», s’imposent progressivement comme les garants du régime»7. De même, plus tard, avec Saddam Hussein ce sont les sunnites originaires de Tikrit qui allaient assumer la réalité du pouvoir sous le régime du parti Baas. Le factionnalisme allait gangréner les armées irakiennes et syriennes8.

Youssef Mouawad
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Notes

1- En cette même année 1932, l’Irak avait rejoint la Ligue des nations. À rappeler cependant que ce pays était toujours sous tutelle anglaise conformément au traité qui le liait au Royaume-Uni, et en vertu duquel les Britanniques disposaient de certains privilèges comme celui d’y stationner des troupes et d’y établir des bases aériennes.

2- Hikmat Sulayman, candidat au poste de Premier ministre, s’était présenté au palais ce même matin pour communiquer au monarque les conditions de Bakr Sidqi, à savoir dissoudre le gouvernement d’al-Hashimi et le désigner en lieu et place de ce dernier.

3- Faysal I (1885-1933), roi éphémère de Syrie puis roi d’Irak (1921) par la volonté des Britanniques.

4- En août 1933, dans la foulée d’un soulèvement des Assyrian Levies, les villages chrétiens de la région de Simelé et de Mossoul furent l’objet d’une répression militaire sauvage. Le massacre commis principalement par l’armée fit, d’après certaines sources, trois mille victimes dans les rangs des civils. Les tribus arabes et kurdes avoisinantes furent conviées à participer au pillage en cours. Si cet épisode mérite d’être mentionné, c’est qu’en se fondant sur ce massacre injustifié d’innocents désarmés comme sur celui des Arméniens lors de la Première Guerre mondiale, que Raphael Lemkin forgea le concept de «génocide».

5- En août 1933, le dauphin Ghazi, qui n’avait pas encore occupé le trône, se rendit en personne à Mossoul pour décorer Bakr Sidqi, la ville en liesse lui ayant fait, ainsi qu’à ses troupes, un triomphe.

6- Matthieu Rey, L’armée en Irak de 1932 à 1968, Vingtième Siècle, Revue d’Histoire, 2014/4, N° 124, pp. 33-45

7- Ibid.

8- Nous retrouverons ce même schéma quand, en Syrie et à partir des années soixante, Salah Jedid et Hafez al-Assad installeront ceux de leur communauté alaouite aux postes de commande dans l’armée comme dans l’administration publique (Cf. Hanna Batatu, Syria's Peasantry, the Descendants of its Lesser Rural Notables, and Their PoliticsPrinceton University Press, 2012).
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