Croissant chiite et fatimisme politique libanais
Le «Croissant chiite» a suscité en 2004 les craintes du roi Abdallah de Jordanie. Il a cru y reconnaître une résurgence du «fatimisme historique» sur la scène du Moyen-Orient arabe. Et d’après lui, ce serait Téhéran qui mobiliserait, du golfe Persique aux rivages la Méditerranée, les séides de l’imam Ali afin de s’imposer comme puissance régionale. Mais de là à dire que ce qui vaut pour l’Irak ou la Syrie vaut pour le Liban…

La fatimiya siyassiya (1), ce pendant du «maronitisme politique» (2), ne s’est pas manifestée au Liban, pas plus qu’elle ne s’y est déclarée, comme une excroissance khomeyniste. Dès l’origine, ce courant revendicatif s’est révélé la résultante d’une fermentation locale et un pur produit du terroir libanais. Et de fait, ce courant politique s’était distingué ab ovo des autres éclosions imamites dans les pays arabes avoisinants.

Cela dit, cette constatation n’enlève rien à la pertinence des propos du roi Abdallah de Jordanie qui, dans un entretien, accordé le 7 décembre 2004 au Washington Post, a dénoncé une résurgence du «chiisme historique» sur la scène du Moyen-Orient arabe. Pour le monarque hachémite, ce serait Téhéran qui, pour imposer son autorité, mobiliserait, du golfe Persique aux rivages la Méditerranée, les affidés de l’imam Ali.

Recherche d’une désignation

À l’appellation «chiisme politique», introduite pour la première fois en 2002 dans un article du quotidien As-Safir (3), je préfère celle de «fatimiya siyassiya», qui désignerait une vague politique qui s’est affirmée sur l’échiquier régional avec la prise du pouvoir en Iran par l’ayatollah Khomeiny en 1979 et qui a fini par soutenir ou regrouper sous son aile maintes expériences sui generis. Ce mouvement de fond, qui a porté les communautés musulmanes non orthodoxes ou «protestataires» à s’affirmer face au sunnisme triomphant, a pu rallier duodécimains d’Irak et du Liban, alaouites nusayrîs de Syrie et zaydites du Yémen dans une large coalition. Or, au niveau de la doctrine, nulle communion religieuse entre ces différentes écoles de pensée ne pouvait être dénotée. Leur fiqh respectif les avait constituées en groupes autonomes, et s’identifiant comme tels. Il n’y avait, à proprement parler, pour ces groupes confessionnels qui sanctifiaient à divers degrés l’imamat d’ahl al-bayt, qu’un dénominateur commun: une histoire ininterrompue de discrimination et de persécution depuis les Ayyubides, les Mamelouks et les Ottomans, et pour ainsi dire dès le XIIe siècle et même bien avant.

Grève de la faim de l'imam pour protester contre le conflit civil

Le chiisme libanais, un parcours spécifique

Zoomons sur notre coin de terre, et nous constaterons que c’est curieusement la réussite du projet du Grand Liban qui y a accéléré le processus de cristallisation de la « fatimiya siyassiya» en sa version libanaise. Et pour cause, ledit projet allait rassembler dans un pays, grand comme un mouchoir de poche, les duodécimains de la Béqaa et ceux du Jabal Amel, deux groupements de population ayant connu, historiquement et jusqu’au début du XXe siècle, des développements séparés. De fait, sous l’Empire ottoman, et suivant les périodes, les chiites de la région de Baalbek-Hermel relevaient administrativement du pachalik de Damas, alors que ceux du Sud libanais relevaient du pachalik de Saïda, dont le siège avait été transféré à Acre par Jazzar pacha en1775.

Ce fut assez paradoxalement le nouveau tracé des frontières en 1920 qui créa un terreau fertile et accorda à la densité chiite au Sud et à l’Est du pays, un poids et un destin commun. Ayant fusionné et s’étant rangés sous une même autorité religieuse, les suppôts d’Ali s’étaient mobilisés dans le cadre d’un projet de conquête du pouvoir. En somme, le fatimisme politique dans sa variante libanaise est une des conséquences déconcertantes des accords Sykes-Picot, de l’élargissement des frontières du Mont Liban sur l’insistance du patriarche Hoyek et enfin de la décision impérative du général Gouraud au lendemain de la bataille de Mayssaloun (4).

Le chiisme libanais, détourné de ses objectifs initiaux


La fatimiya siyassiya n’emprunta pas au Liban le même parcours qu’il emprunta en Syrie, même si les deux itinéraires allaient finir par se confondre pour constituer avec la trajectoire irakienne un croissant périlleux aux yeux du monarque jordanien. Et pour cause, au lieu d’être noyés en une Syrie majoritairement sunnite ou alors être partagés entre Damas et Beyrouth, les chiites allaient constituer, dans un Liban aux frontières internationalement reconnues, une force multipliée qui allait faire ses preuves avec l’apparition du leader charismatique Moussa al-Sadr sur la scène nationale.

Alors s’opéra un desserrement des alliances! Les imamites libanais qui, en tant que groupe, s’étaient d’abord affirmés face aux chrétiens, allaient désormais devoir affronter les sunnites qui voyaient d’un mauvais œil leur affranchissement. Certes en 1943, lors du Congrès des confessions musulmanes (5), on déclara que toutes les confessions islamiques (sunnites, chiites et druzes) n’en faisaient qu’une, et qu’il était vain par conséquent de chercher à les séparer en semant les graines de la division. Mais les choses n’allaient pas en rester là et les mentalités allaient évoluer: dès la fin des années soixante, les chiites allaient obtenir ce qu’ils ne cessaient de réclamer depuis un moment, à savoir le Conseil islamique chiite supérieur, une entité souveraine et surtout indépendante de la férule sunnite. Moussa al-Sadr avait pris sur lui d’affirmer l’autonomie de sa communauté dans un climat revendicatif des plus pressants. À partir de ce moment, on était entré dans une ère où les défavorisés («mahroumin») allaient avoir leur mot à dire, et tout prédisposait la communauté duodécimaine à jouer le jeu si typiquement libanais du partage du gâteau. Seulement voilà, l’imam Sadr allait disparaître en Libye et la Syrie bassiste allait mettre la main sur le mouvement Amal qui était censé encadrer les classes démunies. Et puis les événements allaient se précipiter: l’invasion du Liban par Israël en 1982 et l’occupation du Sud libanais allait fournir au Hezbollah une raison d’être, soutenu qu’il sera par l’Iran «khomeynisé» et la révolution islamique.

Le fatimisme libanais, mouvement revendicatif, social et quelque peu messianique allait entrer de plain-pied dans le «game of nations» et nouer des alliances transnationales. Il avait d’ores et déjà été détourné de ses objectifs initiaux strictement libanais. Il n'était plus des nôtres.

Youssef Mouawad
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Notes:

1- Al-fatimiya al-siyassiya est un néologisme qui exprimerait, au sens large et dès le milieu du XXe siècle, les revendications de groupes politico-confessionnels musulmans n’appartenant pas au sunnisme orthodoxe majoritaire dans le monde islamo-arabe. Pour rappel, Fatima al-Zahra était la fille du prophète et l’épouse de son cousin Ali. La «fatimiya siyassiya» regrouperait grosso modo toutes les entités confessionnelles protestataires, à savoir les chiites duodécimains, les alaouites nusayrîs, les ismaéliens, les druzes, les zaydites du Yémen, etc.

2- Sur le «maronitisme politique» tel que conceptualisé ou schématisé par Mounah al-Solh à la fin des années 70, cf. Al-marouniya al-siyassiya, sira zatiya, Markaz al-Safir lil-ma’aloumat, s.d.

3- Mohammed Ali Muqalad, Al-chiiya al-siyassiya, Arab Scientific Publishers, Inc., Beirut 2012, p.17.

4- Les chiites du Sud comme ceux de la Béqaa se déclarèrent des plus hostiles à la proclamation le premier septembre 1920 du Grand Liban par l’autorité mandataire, et le récusèrent les armes à la main.

5- Mu’tamar al-tawaif al-islamiya, cf. Hani Fares, Al-nizaʻat al-ta’ifiya fi tarikh Loubnan al-hadith, Beyrouth, 1980, p. 121s.
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