Le chiisme économique
Le ‘chiisme économique’?! Sérieusement? On voit déjà des sourcils qui se dressent en accents circonflexes, et probablement des appels à sanctionner cette dérive au parfum de dissension confessionnelle qui tombe sous le coup de la loi.

Or l’idée n’est pas si saugrenue. On a bien disserté depuis des décennies, et jusqu’à maintenant, sur le ‘maronitisme politique’, sans que personne ne s’en offusque; certains même invoquant avec nostalgie cet ‘âge d’or’ du Liban des années 50 et 60. Alors pourquoi pas un laïus sur la sphère économique chiite? Il y a bien d’ailleurs aussi un ‘chiisme politique’, mais on laisse aux politologues du site le soin de s’en occuper.

De quoi est donc constitué le chiisme économique? Dans ce domaine, il y a deux volets: le formel et l’informel. Le formel avec les entreprises et les investisseurs chiites, très comme il faut; et l’informel avec tout ce qui échappe à la légalité d’une façon ou d’une autre.

En commençant par le second (l’informel), on tombe sur des faits et méfaits de notoriété publique. On peut citer d’abord la contrebande (que Naïm Kassem a même qualifié d’acte de ‘Résistance’). De sorte que tout un chacun peut aller s’approvisionner au duty free à ciel ouvert de la Banlieue sud, plus varié que celui de l’aéroport. Puis la contrebande vers la Syrie, qui a connu son âge d’or grâce aux politiques louches de subvention.

On peut citer aussi Al-Qard-Al-Hassan, cette pseudo-banque dont l’ambition est justement de remplacer les banques légales qu’on tente de démolir à petit feu, ou à grand feu, avec des Ghada Aoun et autres groupes suspects comme armes de destruction massive.

Un troisième volet comporte l’industrie et le trafic des drogues, des armes et autres blanchiments, qui se sont propagés bien au-delà des frontières, selon des enquêtes bien documentées.

Un quatrième volet plus discret prend la forme d’une mainmise sur l’argent public, qui fluctue selon les entités étatiques. Elle est pesante par exemple à la CNSS, l’Université libanaise, la Régie, les douanes, ou le ministère de l’Agriculture, et plus ou moins présente dans toutes les autres entités.

Cela se traduit aussi par des contrats juteux avec l’État, par des embauches massives, par une mainmise sur des terrains domaniaux (ou même privés)… et par le pouvoir direct du ministre des Finances, qui tient toutes les bourses de tous les ministères en main et qui décide quoi payer à qui, quand, et combien. Ce qui explique cet attachement du duo chiite à ce poste.

On pourrait penser que tous ces aspects restent quand même marginaux dans la sphère économique chiite. Faux. C’est le volet dominant, de sorte que le poids chiite dans le tissu économique formel et légal est minoritaire, rien à voir en tout cas avec leur poids démographique ou politique. Jugeons-en en scrutant quelques grands secteurs en guise d’exemples.


Dans le secteur bancaire, il n’y a que deux banques à majorité chiite, après la chute de la Jammal Trust Bank: une toute petite, MEAB (Middle-East and Africa Bank) et une moyenne (Fenicia Bank). La première, qui appartient à la famille Hojeij, a failli d’ailleurs être mise à l’index lorsqu’un des fondateurs a été suspecté par les États-Unis. Mais il s’est rapidement retiré de la banque pour la sauver. On note en marge que, bizarrement, ces deux banques n’ont jamais été la cible d’attaques violentes de la part de ces groupements de déposants, ou même de la part du judiciaire.

Dans le secteur des assurances, c’est pareil, une présence qui se limite à quelques acteurs. Puis s’enchaîne une longue liste d’autres secteurs où la présence formelle chiite est minoritaire, très minoritaire, ou inexistante: voitures, produits de luxe, bijouterie, transport maritime, produits alimentaires, médicaments, hôtellerie et restauration, cosmétiques, carburants, appareils électriques et électroniques, publicité… et j’en passe.

Mais comment se fait-il qu’il en soit ainsi? En réalité, l’omnipotence du Hezb ouvre à sa communauté ces possibilités d’activités hors-la-loi, alors pourquoi s’embêter à aller chercher ailleurs. Puis l’environnement chiite ne semble pas très propice aux affaires; la preuve, on voit très peu d’investissements consistants dans les régions chiites, et très peu de branches bancaires, un indicateur de l’activité économique légale.

Autre facteur, cela fait des décennies que les chiites ne sont pas les bienvenus dans les pays du Golfe, là où la plupart des entrepreneurs libanais ont fait leur premier, ou leur énième, million. Et comme les pays occidentaux ne sont pas beaucoup plus accueillants, il leur reste l’Afrique où certains ont fait fortune, souvent en s’apprivoisant bien avec la corruption du pouvoir en place. Mais très peu se sont hasardés à investir, en retour, dans leur région natale, se contentant d’y dresser des villas somptueuses. Nabatieh en regorge. De mauvaises langues disent que Nabih Berri et le Hezb leur imposent des conditions rédhibitoires qui rendraient leurs investissements peu rentables.

Dans ce monde ténébreux, deux tranches de la population chiite sont lésées. D’abord les cadres et entrepreneurs normaux qui se croient parfois obligés de prouver leur intégrité, conscients de la réputation sulfureuse qui leur colle à la peau: «Ah, vous êtes chiite?! Ça ne se voit pas!», entendent-ils parfois.

Et puis le chiite de base, celui qui survit à peine, mais évolue souvent lui aussi dans la sphère informelle, rechignant à payer ses dus à l’État, et parfois comblant ses fins de mois grâce à une largesse qui vient d’en haut, de quoi entretenir sa dépendance politique.

Voilà donc le système vicié qui s’autoperpétue. Surtout que, comme disait quelqu’un, un fraudeur finit toujours par persuader sa conscience de la beauté de son vice.

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