La culpabilité du survivant : «Pourquoi suis-je en vie?»
L’explosion du port de Beyrouth le 4 août 2020, les récents séismes en Turquie, en Syrie ou au Liban, ainsi que tout événement traumatique surprenant et brutal qui survient sont ressentis par chaque sujet en fonction de son histoire personnelle consciente et inconsciente et provoquent des réactions tout aussi particulières. Le plus souvent, celles-ci n’obéissent pas aux cadres logiques de la pensée, ou que nous considérons comme logiques, et qui organisent notre rapport à nous-mêmes ou aux autres. C’est que, dans ces situations, des conduites et des représentations jugées irrationnelles surgissent, surprennent un sujet et lui apparaissent incompréhensibles. Il pourra en être de même, par exemple, dans le cas du décès d’un proche ou de celui ou celle qui est sorti(e) indemne d’un accident alors que d’autres personnes ont péri, ou encore d’avoir été le rescapé d’un attentat.

Ce qui peut être commun à toutes ces situations est l’apparition d’un fort sentiment de culpabilité formulé comme un reproche lancinant: «Pourquoi lui, elle, eux et pas moi?»

Quelques exemples:

C’est l’histoire de deux Libanais qui, fuyant la précarité dans laquelle ils se retrouvaient dans leur pays, ont décidé de tenter leur chance en Turquie. L’un d’eux a beaucoup insisté pour convaincre l’autre de l’accompagner. Celui-ci n’a pas survécu au séisme alors que son ami s’en est sorti: rongé par la culpabilité, il se sent responsable de sa mort.

Un jeune étranger accompagné de membres de sa famille s’était installé en Turquie. Lors du séisme, l’immeuble dans lequel ils vivaient s’est effondré. Il a été secouru et s’est senti d’abord heureux de se retrouver vivant. Lorsqu’il a appris que des membres de sa famille faisaient partie des victimes, il a été submergé par d’intenses sentiments de culpabilité: alors qu’au début il était soulagé d’avoir échappé à la mort, il lui est maintenant apparu insoutenable d’être vivant alors que ses proches n’ont pas survécu.

Lors de l’explosion du 4 août 2020 à Beyrouth, une dame qui habitait à des kilomètres du lieu de l’explosion regardait à la télévision des vidéos révélant l’ampleur de la tragédie: les destructions, les morts et les victimes ensanglantées. D’une manière qui lui est apparue inexplicable, elle s’est retrouvée avec un ensemble d’obsédants reproches: «J’aurais pu participer aux aides apportées aux victimes, j’aurais dû leur apporter mon soutien au lieu de rester passive et observatrice de loin, etc.»

Peu après la guerre civile libanaise, des combattants ont raconté que de forts sentiments de culpabilité ont surgi à leur conscience. Ils se reprochaient d’avoir survécu à la mort de leurs camarades alors qu’ils auraient pu les sauver, reproches accompagnés d’autres pensées tout aussi accusatrices liées aux tortures de prisonniers, leur mise à mort parfois, aux tueries auxquelles ils ont participé, aux innocents blessés ou tués par les bombardements dont ils étaient les exécutants, aux attentats auxquels ils ont participé, etc.

Peut-être avez-vous été témoin de beaucoup d’autres situations plus ou moins similaires ou vous êtes-vous retrouvé vous-même dans l’une ou l’autre.

Ces réactions surviennent à l’issue d’un événement dramatique et totalement inattendu qui produit, sur un sujet, un ensemble de sentiments, de pensées ou de réactions telles que décrites dans les exemples cités.

On appelle cela le syndrome de la culpabilité du survivant. Il se caractérise par le développement d’idées lancinantes liées au drame: on se sent coupable d’être vivant et on se retrouve troublé, honteux, perdu dans ses ruminations. Ce syndrome provoque des états d’agitation, perturbe le sommeil, crée des cauchemars, induit de l’irritabilité, un manque de motivation. Pour certains, les remords, la douleur sont si intenses que leur vie quotidienne en est affectée, particulièrement chez ceux qui ont subi le choc causé par la violente effraction psychique de l’événement traumatique, sachant encore une fois que ces symptômes ne sont pas généralisables à tous. Le «Pourquoi eux et pas moi» les hante. Confrontés à un ensemble d’états complexes souvent incompréhensibles à leur entendement, ils tentent de leur trouver une signification plus ou moins logique, que les réponses trouvées ou données par leur entourage apparaissent bien insuffisamment convaincantes pour amener un quelconque apaisement, surtout si cette interrogation se heurte à leur incompréhension.


La culpabilité ressentie par un survivant provient fréquemment d’une identification aux victimes décédées ou blessées, articulée aux représentations insoutenables de l’épreuve qu’il imagine qu’elles ont dû vivre. Il s’identifie également aux personnes qui étaient sur les lieux du drame et à l’angoisse qu’elles ont ressentie, notamment à ceux ou celles qui s’y trouvaient quelques courts moments auparavant et dont il fait ou aurait pu en faire partie. D’autres voient surgir des réminiscences de sentiments de culpabilité antérieurs, éprouvés dans des situations où l’on s’était reproché de ne pas être intervenu pour sauver, aider ou soulager des personnes qui en avaient besoin, réactivant ainsi des conflits refoulés que l’on croyait avoir dépassés.

Pour le psychanalyste Jacques Lacan, le trauma est présent dès l’origine chez un sujet et les traumatismes ultérieurs réactivent des affects d’angoisse et de danger primaires ainsi que ceux de l’effondrement initial dont sa mémoire inconsciente a gardé les traces. Le survivant a certes échappé à la mort, il est bien vivant, mais il est atteint d’un ensemble de troubles qui entravent le cours de son existence.

Paradoxalement, la culpabilité peut avoir une fonction féconde: elle incite un sujet à s’interroger sur les causes, non seulement extérieures mais aussi intrapsychiques de ce sentiment et à le relier à sa propre histoire. Elle le pousse à se montrer actif et à entreprendre des initiatives afin de réagir, par exemple, plus efficacement dans le cas où une nouvelle tragédie surviendrait, ou d’activer ses forces vitales en inaugurant des actions concrètes privées ou collectives dans le but de contester, réformer, modifier ou améliorer ce qui devrait l’être. Peut-être aussi dans le secret espoir de se racheter.

Le sentiment de culpabilité, accompagné d’un ensemble d’états affectifs perturbants, fait partie de ce qu’on appelle le travail du deuil. C’est un processus dont la durée varie en fonction de chaque sujet, contrairement à certaines conceptions le limitant chronologiquement ou quantitativement. Il est double: il s’agit, d’une part, de se donner le temps dont on a besoin pour métaboliser la pénible confrontation avec la nouvelle réalité relative à l’absence définitive d’une personne avec laquelle des liens d’attachement s’étaient créés, et d’autre part, d'engager la nécessaire et complexe élaboration du travail intrapsychique d’acceptation de la perte, c’est-à-dire du renoncement aux sources de satisfactions substitutives que l’on retirait de la relation avec la personne disparue. Ce sentiment peut être accompagné de pensées relatives à sa propre mort ou à la remémoration de deuils anciens, réactivant des pensées ou des éprouvés demeurés ambivalents.

Le rôle de l’entourage, comme lors de tout choc traumatique, durant cette période est important dans l’accompagnement du sujet. Il devrait se traduire par un support patient et une compréhension authentique de son vécu. L’écoute empathique des proches et leurs encouragements à laisser libre cours à l’expression verbale ou non verbale de ses tourments apporte un très favorable réconfort. Il faudrait éviter les regards de pitié ou de commisération, de même que des conduites maladroites ou impatientes qui font dire à quelques-uns: «Allons ressaisis-toi! Remercie Dieu de ne pas te retrouver parmi les victimes! Oublie, tout cela va passer, reprend le cours de ta vie!» et autres phrases-clichés. Cette catégorie d’incitations ne fera qu’exacerber son malaise et accentuera son repli sur lui-même.

Comme nous l’avons déjà vu au sujet des personnes traumatisées, la participation à un groupe de parole animé par des professionnels, formé de personnes qui se sont trouvées dans la même souffrance, se déroulant dans un climat de confiance et de solidarité mutuelles, de respect, de liberté de circulation et d’écoute de la parole, favorise également un travail psychique de reconstruction interne.

Si ces recours s’avèrent absents ou insuffisants, peut-être parce que les traces mémorielles d’anciens traumatismes ou de sentiments de culpabilité connaissent une insupportable reviviscence, alors le recours à une thérapie psychanalytique apparaîtra indispensable et verra éventuellement le retour à la conscience d’une vérité subjective indicible.

Avant de conclure cet article, disons quelques mots de la répétition des secousses sismiques au Liban et de l’état général de panique qu’elles génèrent au sein de la population. Si quelques personnages les considèrent irrationnelles ou insensées, c’est parce qu’ils sont dans le déni des résurgences traumatiques ancrées dans l’inconscient de chacun et qui renaissent à chaque événement inattendu et violateur.

Ces frayeurs n’ont rien d’étonnant si l’on veut admettre que le psychisme des citoyens est précarisé, épuisé par les conditions délétères de leur existence, depuis de longues années. On ne peut que faire preuve de compréhension et de solidarité devant ces conduites angoissées d’autant plus anxieuses et généralisées que le Libanais sait pertinemment qu’il ne peut s’attendre, au mieux, qu’à des paroles mensongères et à une attitude faussement compatissante de la part de la camarilla régnante et d’un pouvoir psychopathe, pourri jusqu’à la moelle, responsable de la mort programmée de l’identité culturelle libanaise.
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