Beyrouth : Encore une année qui se termine. Encore une année absurde. Dans un pays qui ne ressemble plus à rien. Pour ma dernière rubrique de cette année maudite, je me suis imaginée décrire encore et encore l’horreur de notre quotidien, énumérer nos multiples souffrances, demander une aide urgente et me lamenter sur les ruines de Pompéi. Quel ennui ! Quand on m’appelle de l’étranger, du monde normal, je ne sais plus quoi dire. Plus envie de dire que ça va mais marre de dire que cela ne va pas. Quand je décrivais à mes amis « de dehors » notre vie sans électricité, sans médicaments, sans argent, sans rien, j’avais honte. Profondément honte. En plus, entre nous, j’avais bien peur qu’ils ne me croient pas. Tellement c’est « impossible », tellement c’est « inhumain », tellement c’est « indécent ». Le dilemme donc s’installe. Face au calvaire que nous sommes en train de subir, on pourrait dire qu’il existe trois attitudes. La première est de se tasser, courber la tête alourdie par le masque de papier et de silence, le masque de plomb, plier face à l’inéluctable et se réfugier dans une bulle que l’on se serait créée, en attendant que passe l’orage. Résignés. La deuxième est de se lancer dans la bataille des écueils quotidiens, comme dans une saison de Koh-Lanta qui n’en finit pas. Régler les problèmes du moteur, ceux de l’eau, appeler le monsieur du mazout, courir dans les pharmacies, tenter de grappiller les miettes des dollars perdus, rappeler le monsieur du moteur et ne pas oublier entre deux épreuves d’insulter ceux qui nous infligent cela. Hystériques. Et résignés aussi. La troisième option est toujours celle que l’on préfère. Un peu imaginaire, un peu utopique, elle se dessine quand, comme moi, on en a marre des deux autres. Oui je suis résignée. Oui je suis hystérique. Mais dans ce survival mode dans lequel on s’est tous placés, chacun dans son espace, chacun dans sa région, chacun à sa manière, on a oublié la vie. Pas la vie d’avant, non, la vie tout simplement. La vraie vie. La troisième façon de voir les choses. Se secouer, se souder, faire face à l’horreur, se battre. Ensemble. La vie elle était là. Dans nos rassemblements, nos rues, nos slogans, nos chansons, nos poings levés, nos marches vers notre liberté. Quand on s’était réveillé. On ne marchait pas, on volait. On n’avançait pas, on courait. On allait se rejoindre et on allait se libérer. On se souriait. On s’aimait. On s’aimait pour ce qu’on était. On était enfin présent à nous-mêmes dans une surpuissance qui nous donnait des ailes. Ils nous ont brisé les jarrets. Et on s’est laissé tomber. On a plongé dans cette absence. On a oublié la chanson. On n’a plus ri. On n’a plus appelé personne. On s’est laissé glisser dans cette absence de nous. Absence de nos vies. Nos amis. Nos passés. Nos demains. Nos maisons. Nos rues. Nos villes. Nos demandes. Nos revendications. Nos espoirs. Absents de nous-mêmes. Alors pour ma troisième option, j’ai pensé à ce pays et à ce que j’aimais. À ceux que j’aimais aussi. J’ai pensé aussi à ceux qui continuaient de marcher. À leurs pas réguliers, plus feutrés mais plus courageux aussi. J’ai pensé que j’avais besoin de les rejoindre. J’ai été longtemps si longtemps absente de moi-même. Dans la troisième manière d’être, on regarde vers la lumière. Celle qui transperce les persiennes de nos survies. Celle qui te dit d’avancer quand même. Celle qui guide le moindre de tes gestes ralentis. Celle qui fait que même dans ce noir qui inonde la ville et les montagnes, il y a tout de suite après une aube rose, pâle, mais aube quand même. Tous les jours. Et aussi tous les demains. La vie. Celle qui nous va si bien. Le vide ne nous va pas.
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