Le degré zéro des absurdités bancaires
Mais d’où est venue à l’origine cette idée farfelue de «restituer tous les dépôts bancaires à leurs propriétaires»? Cette notion abracadabrante qui s’illustre presque tous les jours dans une déclaration d’un politicien, d’un observateur, dans un article de journal, chez l’épicier du coin, où, entre une boîte de labneh et un kilo de riz, il y a toujours un client qui radote, hagard, comme s’il parlait à lui-même: «Est-ce que vous croyez qu’on va nous restituer un jour tous nos dépôts…?»

Et puis il y a toujours un expert, se prenant pour un chaman ayant déchiffré tous les codes de l’énigme, qui se plaît à répondre: «Jamais, les dépôts se sont envolés», ou, au mieux, seront peut-être restitués dans 10 ans, 20 ans… ou 70 ans comme l’estime Saadé Chami, «si vous insistez à utiliser les actifs de l’État», détaillant alors un calcul à la Ducobu, le côté comique en moins.

Qu’on soit clair dans cette histoire une fois pour toutes: crise ou pas crise, les dépôts ne sont pas faits pour être «restitués», dans le sens compris par le commun des mortels, c’est-à-dire en espèces. En tout cas, pas en entier et à tout le monde. Ce concept de restitution généralisée n’existe pas, ni ici, ni ailleurs, ni dans aucun pays prospère, ni à aucune époque depuis les Médicis, grands banquiers du XVᵉ siècle et, dit-on, les grands-pères du système.

Juste pour le fun, supposons que le gouverneur de la Banque de France, pays prospère si l’en est, demande aux banques, suite à un événement quelconque, de restituer tous les dépôts à leurs clients. Le lendemain, les banques devront donc décaisser les 2.698 milliards d’euros (au 1ᵉʳ mars) de dépôts accumulés – et en espèces. Une aberration loufoque impossible à satisfaire, ni maintenant ni plus tard. Il suffit de constater que la valeur totale des espèces euros en circulation, dans les 20 pays de la zone, ne dépasse pas 1.600 milliards d’euros, presque la moitié des dépôts français uniquement.

L’idée est donc tellement grotesque que les préposés de cette branche bancaire paisible, rue du Cherche-Midi, s’en vont s’esclaffer en groupes autour de la machine à café. Mais, à un moment donné, ils se sentent obligés de fermer quand même les guichets et barricader les portes devant une horde qu’ils voient surgir, soutenue par le collectif «Hurlement des déposants» et par la procureure générale Marie-Rosemonde Aoun, qui arrive même en personne, portée par ses sympathisants.

Un employé, moins paniqué que les autres, tente d’expliquer par ailleurs que l’argent est parvenu à la base à la banque sous forme électronique, et qu’il a été utilisé en grande partie pour des crédits, payables sur 5, 10, 20, ou même 30 ans, ou alors investi dans des Bons du trésor ou autres titres financiers à échéances plus ou moins longues.

Mais chez nous, on se fiche de toutes ces considérations: «Il faut que tout l’argent soit restitué.» Autrement dit, les banques doivent décaisser l’ensemble des 98 milliards de dollars de dépôts – en espèces, «l’édition nouvelle des billets de 100 dollars, SVP». Une monnaie qu’on ne peut même pas imprimer.

Ceci dit, il ne faut pas voir dans cette diatribe un appel au désespoir lié à la perte des dépôts. Au contraire, plutôt un appel à revenir à la normalité. Qui est quoi? Dans un cas normal, que faisaient les gens? La plupart recevaient à la fin du mois leur salaire, ou tout autre revenu, généralement par chèque ou virement, rarement en espèces.


Une fois l’argent arrivé, presque personne ne va se ruer à la banque pour retirer tout le salaire. Ils vont utiliser ce revenu tout au long du mois pour leurs besoins quotidiens, parfois en retirant quelques billets au distributeur, parfois en payant par une carte bancaire ou un chèque, et peut-être en gardant une partie sur le compte en guise d’épargne. Et tout le monde était satisfait. De temps en temps, ils ont une grosse dépense, auquel cas, ils peuvent faire un emprunt. C’est le système normal, le concept de base d’une banque depuis des siècles, le b.a.-ba de la chose.

Évidemment, dans le cas dramatique de la crise libanaise, cet appel de retour à la normalité ne veut pas dire qu’on peut faire l’économie d’un plan financier, d’une nouvelle gouvernance, appliquer des réformes, entamer des restructurations, relancer l’économie, déterminer les responsabilités et les sanctions, et tout le baratin pour remettre le pays sur la voie de la croissance.

Mais là, il faut être encore une fois clair: à supposer que tout ce scénario de «sortie de crise» s’est accompli à la perfection, dans les règles de l’art, l’histoire des dépôts ne sera jamais résolue que si on revient à la normalité du travail bancaire, selon le schéma ci-dessus.

Ah! On a failli oublier dans cette envolée les gens du pouvoir. Que font-ils pendant ce temps? En réalité, rien. Par manque d’intérêt, de compétence, ou de volonté.

Mais, sur l’histoire des dépôts, ils adorent surenchérir, galvaniser les foules, brailler en postillonnant sur le caméraman du Journal télévisé. Et, ceux qui, en fin de carrière, n’ont plus cette notoriété, vont faire le même spectacle devant juste les trois sympathisants qui leur restent, ou lors de leurs soirées mondaines.

On a vu même des cas de politiques, auxquels personne ne s’intéresse plus, qui sont en train de haranguer leur téléviseur 64 pouces, et, question d’habitude, s’attendre à une ovation.

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