Extrait: 1er août 1978
Me suis toujours (douloureusement) étonné de pouvoir – finalement – vivre avec mon chagrin, ce qui veut dire qu’il est à la lettre supportable. Mais – sans doute – c’est parce que je peux tant bien que mal (c’est-à-dire avec le sentiment de ne pas y arriver) le parler, le phraser. Ma culture, mon goût de l’écriture me donne ce pouvoir apotropaïque, ou d’intégration: j’intègre par le langage. Mon chagrin est inexprimable, mais tout de même dicible. Le fait même que la langue me fournit le mot «intolérable» accomplit immédiatement une certaine tolérance.
Au lendemain de la mort de sa mère, le 25 octobre 1977, le philosophe, critique littéraire et sémiologue français Roland Barthes entame un journal de deuil constitué de 330 fiches pour la plupart datées, feuillets qu’il prépare lui-même à partir de feuilles de papier standard coupées en quatre et dont il a toujours une réserve sur sa table de travail. Il en poursuivra l’écriture jusqu’au 15 septembre 1979, quelques mois avant sa mort. Ce journal rédigé sur le mode du fragment sera publié à titre posthume en 2009. En écho aux célèbres Fragments d’un discours amoureux qu’il publie la même année, en 1977, ce journal, qu’on peut lire comme une déclaration d’amour que Barthes adresse à sa mère, sera surnommé Fragments d’un discours douloureux.
On sait par ailleurs que Barthes a laissé dans ses archives des esquisses préparatoires d’un roman sous le nom de Vita Nova, datées de l’été à l’hiver de 1979 et publiées dans ses Œuvres complètes. Ces notes, où il énumère les phases de formation qui construisent le parcours d’un narrateur-écrivain, commencent effectivement par un épisode de deuil. C’est que Journal de deuil recouvre une période pendant laquelle Roland Barthes produit des œuvres majeures, parmi lesquelles son cours au Collège de France sur Le Neutre (février-juin 1978), la conférence intitulée Longtemps je me suis couché de bonne heure (1978), La Chambre claire (rédigé entre avril et juin 1979), des œuvres, met en évidence l’éditrice du texte, Nathalie Léger, toutes placées sous le signe de la mort de la mère, et au principe desquelles se trouvent les fiches du Journal de deuil.
Roland Barthes (1915-1980) a été l’une des principales figures de la nouvelle critique et du poststructuralisme. Ses essais, comme Le Degré zéro de l'écriture (Seuil, 1953), Mythologies (Seuil, 1957), Sur Racine (Seuil, 1963), Essais critiques (Seuil, 1964), Éléments de sémiologie (Denoël/Gonthier, 1965), Critique et vérité (Seuil, 1966) et autres, sont parmi les écrits de la deuxième partie du XXe siècle qui eurent le plus d’audience dans le monde universitaire. Ses écrits du début des années 1970 optent pour une subjectivité plus assumée, avec des titres comme L'Empire des signes (1970), Roland Barthes par Roland Barthes (Seuil, 1975), Fragments d’un discours amoureux (Seuil, 1977), Carnets du voyage en Chine publiés à titre posthume (Christian Bourgeois, 2009), Journal de deuil (Seuil/Imec, 2009) et La Chambre claire (Gallimard/Seuil/Cahiers du cinéma, 1980). Le 25 octobre 1977, la mort de sa mère, avec laquelle il vivait, l'affecte profondément. Le 26 février 1980, Barthes meurt des suites d’un accident à l'hôpital de la Pitié-Salpêtrière à Paris. Journal de deuil fait partie de ces lectures mineures, au regard de la production de l’époque peu encline à donner de la place à des expériences si peu intellectuelles et si profondément humaines, et au regard de la production de Roland Barthes lui-même et de l’aura dont on entoure, encore aujourd’hui, ses textes.
Toute cette matière est donc consignée sur de petites fiches sur lesquelles il écrivait ses notes et qu’il datait, et il n’était pas rare, en effet, que plusieurs d’entre elles portent la même date. D’ordinaire, une date permet d’organiser les évènements de manière chronologique. Ici, au contraire, le fait d’inscrire la même date sur différents feuillets décompose le temps tout en l’immobilisant, traduisant par là une expérience émotive chargée qui ne peut se conclure en un seul jet. C’est donc dans une expérience d’énonciation difficile, et aussi parfois dans un flou temporel («vers le 12 avril») que se construit ce texte particulier fait de sentences, de petits textes ressemblant à des haïkus, d’analyses en devenir, reprises, parfois contradictoires et toujours nuancées. Entièrement habitée par le deuil, l’écriture de ce journal permet ce qui se donne à comprendre comme une répétition de l’instant dans une temporalité devenue immobile puisque toujours recommencée. En tant que telle, elle s’inscrit dans le refus du temps qui, ouvert sur un devenir, et donc à un au-delà du deuil, signifierait l’atténuation de ce dernier et précipiterait l’oubli.
«Je ne veux pas en parler par peur de faire de la littérature – ou sans être sûr que ce n’en sera pas – bien qu’en fait la littérature s’origine dans ces vérités», écrit Barthes le 29 octobre. «Faire de la littérature», ce serait écrire toute autre œuvre littéraire qui ne serait pas un journal, ce en quoi il semble rejoindre les propos de Blanchot sur les différences entre le récit et le journal intime. Dans L'espace littéraire (Gallimard, 1955), puis dans Le Livre à venir (Gallimard, 1959), Maurice Blanchot interprète la pratique du journal intime comme le signe d'une réticence de la part d'un auteur, travaillant par ailleurs à une œuvre littéraire, à se dessaisir de lui-même. La pratique du journal intime permettrait ainsi à un écrivain de rester au plus près de lui-même, rapport à soi que l'exigence de l'œuvre littéraire viendrait menacer. Car, si le journal est l'écriture de l'homme de tous les jours, l'œuvre littéraire, elle, requiert du sujet qu'il consente à un pacte d’impersonnalité.
Même si, reconnaît Barthes, la littérature s’origine dans ces vérités, il ne veut pas faire de la littérature parce que, s’il n’est pas narré ou raconté (la narration étant le mode sur lequel s’écrivent les histoires), le deuil ne «s’arrange» pas, il est immobile, il ne s’apaise pas dans le temps. Au contraire, il s’approfondit. L’écriture du deuil est donc l’envers absolu du récit qui, lui, a cette spécificité de s’inscrire dans le temps, voire de fabriquer du temps, et parce qu’il en est ainsi, le récit donne sens au deuil, alors qu’il s’agit pour le diariste de s’en tenir aux émotions, de s’immobiliser en elles. La volonté qui apparaît ici étant celle d’arrêter le temps et d’attendre la mort, puisqu’aucune vie n’est désormais envisageable, écrire, dans cette perspective, c’est attendre de mourir.
«Ici commence ma mortalité», écrit donc Barthes, tant il est vrai que la mort de la mère rend possible la sienne propre, tant cette magnifique déclaration d’amour est également une préparation à mourir: «Pour la première fois depuis deux jours, idée acceptable de ma propre mort» (27 octobre).
Dans Deuil et mélancolie (1917), Freud préconise un travail spécifique sur le sujet aux prises avec le deuil ou la mélancolie qui va, en desserrant ses liens avec la personne morte, le délivrer. Ce travail, transposé dans le champ du littéraire, seul le récit, par le travail d’élaboration qu’il suppose, permet de dire l’expérience du deuil, si l’on veut bien prendre en compte la double acception du mot deuil, comme perpétuation d’un état de chagrin, mais aussi comme processus actif de sortie de cet état, et donc de le dépasser. Ce paradoxe, nous dit Antoine Compagnon dans l’une de ses leçons au Collège de France, est au cœur du Journal de deuil de Roland Barthes. Le Journal lui-même témoignant ainsi que, malgré le déni du temps, le deuil a bien eu lieu, puisqu’il en consigne les étapes à mesure que le deuil s’inscrit dans une histoire.
Le projet d’écrire un livre sur la mère défunte, composé autour de la photographie, offrira à Barthes, et à son deuil, une possibilité de dépassement. Ce texte, qui s’intitule La Chambre claire (1980), sera rédigé entre le 15 avril et le 3 juin 1979, puis publié en 1980. Barthes y pose des questions sur la nature de la photographie, son caractère «essentiel». L’expérience du deuil y est déplacée sur un medium qui, par sa nature même qui consiste à immobiliser le temps, nie le récit et perpétue le deuil, le retenant dans un moment inerte. Mais, tout en maintenant l’état de deuil, La Chambre claire permet également, par le passage à un autre projet et format d’écriture, de passer à un sentiment qui s’apparenterait alors davantage à la mélancolie, cet état complexe décrit par Freud et qui affiche, en même temps que l’absence d’un futur, la découverte, dans la mort, d’une vie transfigurée par le chagrin.
«Maintenant, parfois monte en moi, inopinément, comme une bulle qui crève, la constatation: elle n’est plus, elle n’est plus, à jamais et totalement. C’est mat, sans adjectif – vertigineux parce qu’insignifiant (sans interprétation possible).» (7 décembre)
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