Rien ne va plus. Les rouages internes de la vie publique libanaise sont tous grippés. Le pays est comme suspendu tel un gibier de potence. La rupture verticale qui a tranché le pays, après l’assassinat de Rafic Hariri en 2005, entre un camp du 8-Mars (pro-iranien) et un camp du 14-Mars (pro-arabe et pro-occidental) peut-elle être comblée aujourd’hui ? Le récent accord entre l’Iran et l’Arabie, annoncé depuis Beijing, pourrait-il permettre un nouveau départ d’un pays réduit en miettes par la discorde interne savamment entretenue au service de l’intérêt «des autres» ?
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Un constat doit être fait avec réalisme. La machine «Liban» est complètement grippée. Rien ne va plus. Les mécanismes constitutionnels ne sont plus en mesure d’assurer une vie publique sereine. Il ne faut plus rien attendre de l’échéance électorale présidentielle, de même que les élections parlementaires du printemps 2022 n’ont mené qu’à plus de blocage politico-institutionnel. L’explosion apocalyptique sur le port en août 2020 n’a pas réconcilié les seigneurs de la guerre. Elle n’a en rien facilité un minimum de solidarité interne permettant l’émergence salutaire d’un «projet national» libanais en mesure de refaire l’État, d’imposer son autorité et d’assurer ses services. Au contraire, la dislocation du pays se poursuit inexorablement.
Un bref rappel historique
L’impasse actuelle, inaugurée en 2005, rappelle la situation au Mont-Liban entre 1840 et 1860. Suite aux campagnes militaires de Mehmet Ali et Ibrahim Pacha, deux camps internes émergent dans la montagne. D’une part, le camp franco-égyptien soutenant les chrétiens maronites; d’autre part, un camp anglo-ottoman soutenant les druzes. Suite aux insurrections contre le pouvoir égyptien, des violences éclatent à Deir el Kamar en juin 1841, contre les maronites d’abord. Les affrontements s’étendront bientôt à toute la montagne. Le chef druze Chibli al Aryan sera défait à Zahlé en octobre 1841. Le Mont-Liban sera, par après, divisé en deux districts ottomans (caïmacamats), maronite au nord de la route de Damas, druze au sud. Chaque district demeurait cependant multiconfessionnel. Celui du nord était rattaché au Pachalik de Beyrouth, alors que celui du sud relevait du Pachalik de Saïda. Cette solution boiteuse n’empêcha pas les violences de reprendre, comme en 1845 ou lors de la révolte paysanne de 1858. Peu à peu, ces conflits cristallisent la rivalité, jusqu’alors purement confessionnelle des communautés libanaises, en une séparation politique. Selon l’expression de Georges Corm: «on assiste à un alignement progressif de l’affiliation confessionnelle des habitants du Mont-Liban sur l’affiliation politique» (1). En 2023, on en est toujours à ce stade.
Les massacres reprendront en 1860 et s’étendront jusqu’à la côte ainsi qu’à la ville de Damas. Le conflit maronito-druze de la montagne deviendra pratiquement islamo-chrétien. La France envoie un corps expéditionnaire. Un consortium international formé de la France, la Russie, l’Autriche, la Prusse et la Grande-Bretagne se met en place et négocie une solution «neutralisant» politiquement le Sandjak du Mont-Liban en le mettant à distance des luttes intestines entretenues par les rivalités externes. C’est ainsi qu’on peut résumer l’esprit du fameux Règlement Organique de 1861 dit du Mutassarifat du Mont-Liban. Les deux précédents districts de 1841 seront réunifiés en une seule entité relevant directement du Sultan ottoman, aux conditions du consortium des cinq puissances européennes en question. La Sublime Porte nomme directement un gouverneur chrétien-arménien de Constantinople, non-originaire du Mont-Liban, qui sera assisté par un Conseil d’administration «consultatif» composé des représentants des différentes communautés.
Le Mutassarifat de 1861 comme modèle pour le XXI°s. ?
Ainsi la solution trouvée, en 1861, fut non pas de séparer les groupes confessionnels mais de les réunifier au sein d’un même territoire relevant directement du gouvernement central ottoman et non plus de ses relais périphériques régionaux comme les Pachas, les Walis et autres Bey. Cette province ottomane est reconnue autonome par le Règlement organique dont l’exécution est mise sous la responsabilité de la Sublime Porte ainsi que de la «tutelle» de cinq puissances européennes, plus particulièrement de la France. Le territoire du Mont-Liban fut donc, de facto, neutralisé par rapport aux luttes intestines pour la conquête du pouvoir, alimentées par l’étranger. Ce Mont-Liban, souvent évoqué avec nostalgie, fut en réalité libéré des violences sanglantes inter-claniques dans le cadre de la conquête du pouvoir. Le Sandjak du Mont-Liban, comme Mutassarifat, connaîtra ainsi une période de longue prospérité. Simultanément, la ville de Beyrouth se développait de manière fulgurante jusqu’à devenir en 1888 capitale administrative et politique d’un vilayet ottoman moderne, mais surtout berceau de la grande renaissance culturelle arabe, la Nahda.
Aujourd’hui, en 2023, au milieu des ruines fumantes de la République libanaise, serait-il possible de s’inspirer du modèle de 1861 que nous venons d’évoquer ? Le défi posé n’est pas de repartir à zéro pour refaire l’État mais de mettre le malade en convalescence durant une période transitoire, avant qu’il ne puisse redevenir autonome et disposer de toutes ses forces.
On se doit, en toute honnêteté et réalisme de reconnaître que tous les mécanismes constitutionnels sont aujourd’hui inopérants. La situation ressemble étrangement à celle de la période 1840-1860. D’un côté, il y a une puissance hégémonique, l’Iran des Mollahs en lieu et place de l’Empire ottoman. Cette puissance exerce son influence déterminante par le biais d’une milice de mercenaires libanais entièrement à son service. En face, on note l’existence d’un groupe de cinq États qui se disent amis du Liban et qui viennent de se réunir à Paris. Ce nouveau groupe des cinq inclut les USA, la France, l’Égypte, l’Arabie Saoudite et le Qatar en lieu et place de la France, la Russie, la Grande-Bretagne, l’Autriche et la Prusse au XIX° s. Il s’agit donc d’un club arabo-occidental. La récente rencontre de Beijing entre les Saoudiens et les Iraniens ainsi que leur déclaration finale pourraient, peut-être, ouvrir la voie à un nouveau règlement organique pour le Liban. Le groupe des cinq est là pour garantir une bonne sortie de crise. L’Iran des Mollahs est là pour s’assurer de la non-hostilité de tout gouverneur, nécessairement chrétien, qui pourrait administrer temporairement le Liban. Un conseil nommé pourrait gouverner par décrets-lois. La période transitoire de convalescence serait ainsi mise à profit pour entreprendre les réformes structurelles urgentes, relancer l’économie et, surtout, réhabiliter la justice. Suite à quoi, la vie constitutionnelle reprendrait normalement. Entretemps, le peuple libanais aura eu droit à connaître l’identité de ses tortionnaires et à les voir équitablement jugés.
À défaut d’un nouveau Mutasarrifat de convalescence, la guerre civile permanente et la montée aux extrêmes iront en crescendo. Le Liban de 1920 a disparu. Il appartient aux libanais de 2023 de constituer enfin leur unité politique, loin des clanismes féodaux et communautaires traditionnels.
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(1): Georges Corm, Liban : Les guerres de l’Europe et de l’Orient, Gallimard, 1992 (réimpression)
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Un constat doit être fait avec réalisme. La machine «Liban» est complètement grippée. Rien ne va plus. Les mécanismes constitutionnels ne sont plus en mesure d’assurer une vie publique sereine. Il ne faut plus rien attendre de l’échéance électorale présidentielle, de même que les élections parlementaires du printemps 2022 n’ont mené qu’à plus de blocage politico-institutionnel. L’explosion apocalyptique sur le port en août 2020 n’a pas réconcilié les seigneurs de la guerre. Elle n’a en rien facilité un minimum de solidarité interne permettant l’émergence salutaire d’un «projet national» libanais en mesure de refaire l’État, d’imposer son autorité et d’assurer ses services. Au contraire, la dislocation du pays se poursuit inexorablement.
Un bref rappel historique
L’impasse actuelle, inaugurée en 2005, rappelle la situation au Mont-Liban entre 1840 et 1860. Suite aux campagnes militaires de Mehmet Ali et Ibrahim Pacha, deux camps internes émergent dans la montagne. D’une part, le camp franco-égyptien soutenant les chrétiens maronites; d’autre part, un camp anglo-ottoman soutenant les druzes. Suite aux insurrections contre le pouvoir égyptien, des violences éclatent à Deir el Kamar en juin 1841, contre les maronites d’abord. Les affrontements s’étendront bientôt à toute la montagne. Le chef druze Chibli al Aryan sera défait à Zahlé en octobre 1841. Le Mont-Liban sera, par après, divisé en deux districts ottomans (caïmacamats), maronite au nord de la route de Damas, druze au sud. Chaque district demeurait cependant multiconfessionnel. Celui du nord était rattaché au Pachalik de Beyrouth, alors que celui du sud relevait du Pachalik de Saïda. Cette solution boiteuse n’empêcha pas les violences de reprendre, comme en 1845 ou lors de la révolte paysanne de 1858. Peu à peu, ces conflits cristallisent la rivalité, jusqu’alors purement confessionnelle des communautés libanaises, en une séparation politique. Selon l’expression de Georges Corm: «on assiste à un alignement progressif de l’affiliation confessionnelle des habitants du Mont-Liban sur l’affiliation politique» (1). En 2023, on en est toujours à ce stade.
Les massacres reprendront en 1860 et s’étendront jusqu’à la côte ainsi qu’à la ville de Damas. Le conflit maronito-druze de la montagne deviendra pratiquement islamo-chrétien. La France envoie un corps expéditionnaire. Un consortium international formé de la France, la Russie, l’Autriche, la Prusse et la Grande-Bretagne se met en place et négocie une solution «neutralisant» politiquement le Sandjak du Mont-Liban en le mettant à distance des luttes intestines entretenues par les rivalités externes. C’est ainsi qu’on peut résumer l’esprit du fameux Règlement Organique de 1861 dit du Mutassarifat du Mont-Liban. Les deux précédents districts de 1841 seront réunifiés en une seule entité relevant directement du Sultan ottoman, aux conditions du consortium des cinq puissances européennes en question. La Sublime Porte nomme directement un gouverneur chrétien-arménien de Constantinople, non-originaire du Mont-Liban, qui sera assisté par un Conseil d’administration «consultatif» composé des représentants des différentes communautés.
Le Mutassarifat de 1861 comme modèle pour le XXI°s. ?
Ainsi la solution trouvée, en 1861, fut non pas de séparer les groupes confessionnels mais de les réunifier au sein d’un même territoire relevant directement du gouvernement central ottoman et non plus de ses relais périphériques régionaux comme les Pachas, les Walis et autres Bey. Cette province ottomane est reconnue autonome par le Règlement organique dont l’exécution est mise sous la responsabilité de la Sublime Porte ainsi que de la «tutelle» de cinq puissances européennes, plus particulièrement de la France. Le territoire du Mont-Liban fut donc, de facto, neutralisé par rapport aux luttes intestines pour la conquête du pouvoir, alimentées par l’étranger. Ce Mont-Liban, souvent évoqué avec nostalgie, fut en réalité libéré des violences sanglantes inter-claniques dans le cadre de la conquête du pouvoir. Le Sandjak du Mont-Liban, comme Mutassarifat, connaîtra ainsi une période de longue prospérité. Simultanément, la ville de Beyrouth se développait de manière fulgurante jusqu’à devenir en 1888 capitale administrative et politique d’un vilayet ottoman moderne, mais surtout berceau de la grande renaissance culturelle arabe, la Nahda.
Aujourd’hui, en 2023, au milieu des ruines fumantes de la République libanaise, serait-il possible de s’inspirer du modèle de 1861 que nous venons d’évoquer ? Le défi posé n’est pas de repartir à zéro pour refaire l’État mais de mettre le malade en convalescence durant une période transitoire, avant qu’il ne puisse redevenir autonome et disposer de toutes ses forces.
On se doit, en toute honnêteté et réalisme de reconnaître que tous les mécanismes constitutionnels sont aujourd’hui inopérants. La situation ressemble étrangement à celle de la période 1840-1860. D’un côté, il y a une puissance hégémonique, l’Iran des Mollahs en lieu et place de l’Empire ottoman. Cette puissance exerce son influence déterminante par le biais d’une milice de mercenaires libanais entièrement à son service. En face, on note l’existence d’un groupe de cinq États qui se disent amis du Liban et qui viennent de se réunir à Paris. Ce nouveau groupe des cinq inclut les USA, la France, l’Égypte, l’Arabie Saoudite et le Qatar en lieu et place de la France, la Russie, la Grande-Bretagne, l’Autriche et la Prusse au XIX° s. Il s’agit donc d’un club arabo-occidental. La récente rencontre de Beijing entre les Saoudiens et les Iraniens ainsi que leur déclaration finale pourraient, peut-être, ouvrir la voie à un nouveau règlement organique pour le Liban. Le groupe des cinq est là pour garantir une bonne sortie de crise. L’Iran des Mollahs est là pour s’assurer de la non-hostilité de tout gouverneur, nécessairement chrétien, qui pourrait administrer temporairement le Liban. Un conseil nommé pourrait gouverner par décrets-lois. La période transitoire de convalescence serait ainsi mise à profit pour entreprendre les réformes structurelles urgentes, relancer l’économie et, surtout, réhabiliter la justice. Suite à quoi, la vie constitutionnelle reprendrait normalement. Entretemps, le peuple libanais aura eu droit à connaître l’identité de ses tortionnaires et à les voir équitablement jugés.
À défaut d’un nouveau Mutasarrifat de convalescence, la guerre civile permanente et la montée aux extrêmes iront en crescendo. Le Liban de 1920 a disparu. Il appartient aux libanais de 2023 de constituer enfin leur unité politique, loin des clanismes féodaux et communautaires traditionnels.
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(1): Georges Corm, Liban : Les guerres de l’Europe et de l’Orient, Gallimard, 1992 (réimpression)
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