Mais vous ne vous sentirez jamais française, n’est-ce pas, pas tout à fait quoi, demande la Française qui ne se pose pas la question. Demande ou sait pour moi. Comme petite fille, je ne réponds pas, me justifie: j’ai davantage vécu en France qu’au Liban. «Pas tout à fait». Quelques mots suffisent pour effriter toute certitude. Comment se sentir tout à fait qui que ce soit? Elle parle, converse dans l’indécence inconsciente de qui ne connaît pas l’exil. Savoir badin posé sur le réel.
Je ne romantise pas le Liban, n’idéalise ni ne dénigre la France. Ne me sens nulle part étrangère, mais traversée partout par un subtil sentiment d’étrangeté. J’entends réagir mon corps, manifester l’inassimilable «français» de toujours, ce froid, par exemple, en dépit d’un si beau soleil. Ou la peur irrationnelle des regroupements, avec l’appréhension d’un attentat possible. Le sursaut face à l’ironie cinglante, l’esprit français. Le silence des foules anonymes. La gratitude encore étonnée devant la richesse des lieux culturels, l’accueil des espaces publics. La sérénité que permet la Sécurité sociale. L’insécurité que catalyse l’isolement; la distance. La vie des personnes âgées.
À quoi j’appartiens? Quel lieu m’est espace? Penser le «je» mobile, le «nous» ou «eux», laisser écrire la langue, faire parler mes sens. Comme de reconnaître l’atterrissage à l’aéroport de Beyrouth aux rebonds des roues sur la piste. Le décollage comme arrachement de peau. Les odeurs de la nature en été, comme si terre et végétation transpiraient. Le goût des fruits, les légumes qui se laissent croquer, crus, sans vinaigrette. Cette facilité à s’amuser sans programmer. La mer à portée de main. L’inénarrable zaatar. Les amis d’enfance comme aucun autre lien. Les constructions partout, bruits et poussières. Dans les villes, la simplicité côtoyant le luxe. L’improbable knefé. La ténacité des marchands ambulants. Les klaxons sans raison. Les sourires puérils des adultes. Leur réflexe à inviter au partage, la chaleur spontanée. Les impatiences suivies de longs ralentissements. Le brouhaha des tablées généreuses, l’abondance malgré tout, parfois.
Pour avoir tant vécu ici, m’est-il encore possible de vivre au Liban? Mais vous ne vous sentirez jamais française, n’est-ce pas… Elle a affirmé pour moi. Sans imaginer la déperdition et le vertige des frontières; être d’ici, de là-bas. Ce n’est pas un choix, ce n’est pas une abstraction. Je suis de la matière de mon peuple. Elle est indicible, évidente. Tel un lapsus, elle échappe parfois dans les réflexes anodins des journées françaises. Je retiens les naïmane[1], je guette les mabrouk[2]: ma langue ordinaire. Plus besoin d’attendre l’insistance d’un hôte avant d’accepter un bonbon. Tout en me sentant impolie de ne pas le faire. Détails réguliers, insignifiants peut-être. Mais combien précieuse, essentielle, est la banalité du quotidien.
Avec toujours des trous dans le discours, par ces absences. Je les murmure en moi, bien à l’intérieur. Naïmane. Je murmure aux miens et la vie continue, ici et là-bas à la fois. Non, je ne suis pas bilingue, mais j’ai deux langues, nécessaires, exigeantes. L’une me parle; dans et avec l’autre j’écris.
Retenant en moi l’empreinte des origines, pays comme membre fantôme, perdu, ressenti à vie.
Gracia Bejjani
Site web: graciabejjani.fr
Page youtube: youtube.com/c/graciabejjani
[1] naïmane: se dit après la douche, le coiffeur, tout ce qui est en rapport avec l’eau. Vient de «grâce»
[2] mabrouk: se dit à chaque nouvelle acquisition. Vient de «bénédiction».
Je ne romantise pas le Liban, n’idéalise ni ne dénigre la France. Ne me sens nulle part étrangère, mais traversée partout par un subtil sentiment d’étrangeté. J’entends réagir mon corps, manifester l’inassimilable «français» de toujours, ce froid, par exemple, en dépit d’un si beau soleil. Ou la peur irrationnelle des regroupements, avec l’appréhension d’un attentat possible. Le sursaut face à l’ironie cinglante, l’esprit français. Le silence des foules anonymes. La gratitude encore étonnée devant la richesse des lieux culturels, l’accueil des espaces publics. La sérénité que permet la Sécurité sociale. L’insécurité que catalyse l’isolement; la distance. La vie des personnes âgées.
À quoi j’appartiens? Quel lieu m’est espace? Penser le «je» mobile, le «nous» ou «eux», laisser écrire la langue, faire parler mes sens. Comme de reconnaître l’atterrissage à l’aéroport de Beyrouth aux rebonds des roues sur la piste. Le décollage comme arrachement de peau. Les odeurs de la nature en été, comme si terre et végétation transpiraient. Le goût des fruits, les légumes qui se laissent croquer, crus, sans vinaigrette. Cette facilité à s’amuser sans programmer. La mer à portée de main. L’inénarrable zaatar. Les amis d’enfance comme aucun autre lien. Les constructions partout, bruits et poussières. Dans les villes, la simplicité côtoyant le luxe. L’improbable knefé. La ténacité des marchands ambulants. Les klaxons sans raison. Les sourires puérils des adultes. Leur réflexe à inviter au partage, la chaleur spontanée. Les impatiences suivies de longs ralentissements. Le brouhaha des tablées généreuses, l’abondance malgré tout, parfois.
Pour avoir tant vécu ici, m’est-il encore possible de vivre au Liban? Mais vous ne vous sentirez jamais française, n’est-ce pas… Elle a affirmé pour moi. Sans imaginer la déperdition et le vertige des frontières; être d’ici, de là-bas. Ce n’est pas un choix, ce n’est pas une abstraction. Je suis de la matière de mon peuple. Elle est indicible, évidente. Tel un lapsus, elle échappe parfois dans les réflexes anodins des journées françaises. Je retiens les naïmane[1], je guette les mabrouk[2]: ma langue ordinaire. Plus besoin d’attendre l’insistance d’un hôte avant d’accepter un bonbon. Tout en me sentant impolie de ne pas le faire. Détails réguliers, insignifiants peut-être. Mais combien précieuse, essentielle, est la banalité du quotidien.
Avec toujours des trous dans le discours, par ces absences. Je les murmure en moi, bien à l’intérieur. Naïmane. Je murmure aux miens et la vie continue, ici et là-bas à la fois. Non, je ne suis pas bilingue, mais j’ai deux langues, nécessaires, exigeantes. L’une me parle; dans et avec l’autre j’écris.
Retenant en moi l’empreinte des origines, pays comme membre fantôme, perdu, ressenti à vie.
Gracia Bejjani
Site web: graciabejjani.fr
Page youtube: youtube.com/c/graciabejjani
[1] naïmane: se dit après la douche, le coiffeur, tout ce qui est en rapport avec l’eau. Vient de «grâce»
[2] mabrouk: se dit à chaque nouvelle acquisition. Vient de «bénédiction».
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