Du bon usage de la perversion
Dans un récit historique assez rigoureux aux allures de roman et dans un style journalistique, Rémi Kauffer décrit le cheminement de cinq étudiants de Cambridge issus de la gentry, tous anciens de high schools comme Eton, lieux où l’on cultive l’esprit de corps et de clan.

La spécificité de chacun, leur structure psychique, leurs idées du moment vont être manipulées. Soumis à sa pente perverse, chacun d’eux sera abordé par un recruteur du KGB. Ces jeunes privilégiés vont trahir leur pays au nom d’un idéal quasi religieux, captivés par la philosophie politique de Marx, de Lénine et de la révolution russe. Cette rébellion d’un peuple semble en exprimer une autre: la leur, celle face à leurs parents, à leur classe sociale, comme chez nous en 1968 où l’on voyait arriver, rue de la Sorbonne aux assemblées de l’Unef, de luxueuses voitures avec parfois le chauffeur de papa, accompagner quelques jeunes révoltés.

En Grande-Bretagne, ces jeunes révolutionnaires constituaient des cénacles de réflexions et d’actions; certains adhérèrent au parti communiste, avant de se faire infiltrer par le service d’espionnage de Staline qui les phagocita afin d’en faire de précieux agents de renseignement à son service. Ainsi, ils vont trahir leur pays, transgresser les intérêts du Royaume sans état d’âme. Très vite, on voit comment des spécialistes les manipulent pour les soumettre, comment ils jouent sur leurs traits de caractère dont les points faibles sont ici étudiés: addiction au sexe, homosexualité, alcoolisme, toutes des jouissances se nourrissant d’adrénaline. Le Kremlin les guide pour atteindre des postes sensibles, là où parfois des taupes soviétiques déjà en place les assisteront.

Ces cinq, au fil du temps, forment un club assez solide pour durer de 1939 jusqu’après la guerre de 1944, ou ensuite leur rôle évolue sans s’éteindre.

La description des caractères, des réactions de chacun est développée dans cet ouvrage avec moult détails, où on perçoit chez l’un la faiblesse d’un homosexuel qui lui sert de garantie paradoxale, car dans ce milieu gay où il gravite, on se tient les coudes. Les amants ne le trahiront pas. Ainsi, la vie privée de chacun est exposée avec les vicissitudes ordinaires des couples.

Mais ici, certains se sont construits par opportunité d’intérêt et les épousées sont souvent dans l’ignorance de la vie double, triple ou multiple de leur conjoint. D’autres participent avec eux à cet idéal socialiste, divorcent, se déchirent, mais ne trahissent pas. Ces cinq personnages dont les affects sont maîtrisés, car c’est leur survie, finissent par devenir d’une froideur, d’un self-control qui nous paraît proche du pathologique.


Leur officier traitant qui les suit les tient en laisse pour la plupart, mais l’un fait exception par son extravagance, une homosexualité flamboyante, son arrogance tellement excessive partout où il passe, qu’il semble illogique d’imaginer qu’une telle caricature puisse être un agent double et travailler pour Moscou. Lorsque Hitler s’associe avec Staline par un traité, la lutte contre le nazisme vient parasiter la trahison des cinq, qui alors travailleront pour contrer le nazisme et pour la couronne en même temps qu’ils la trahissent. Cette position étrange et paradoxale est utilisée par Moscou pour avoir suffisamment d’informations sur les alliés dont la Grande-Bretagne, afin de préparer l’après-guerre, le partage des territoires: c’est Yalta, où les alliés se font avoir par Staline. Ce nouveau tsar se caractérise par une méfiance telle qu’il fait des procès politiques comme des purges régulièrement, assassinant directement près de 500.000 personnes, alors que près de 6 millions finiront de mort lente dans les goulags. À la fin de sa vie, la paranoïa l’empêche de discerner tous les avantages qu’il pourrait tirer des renseignements reçus. Croyant qu’on lui donne de fausses informations pour le tromper, le KGB suit les ordres. À l’époque c’est organisé en une administration complexe et lourde, où tout est cloisonné afin de se protéger: mais c’est peut-être là un point faible, car toute initiative en est exclue. En Occident des suspicions se font jour, la presse est écartée, l’esprit de clan, de club protège nos cinq cambridgiens, l’affaire semble étouffée, mais en apparence seulement, car vu leurs positions dans les différents services, même d’espionnage où ils s’étaient infiltrés comme le MI5 et le MI6, on les met à l’écart des informations sensibles. Certains sont déplacés à l’étranger dans des postes de moindre importance; reste celui qui est devenu le conseiller artistique de la reine pour sa collection de tableaux, et qui pose problème, car il ne faut pas faire de vague avec sa majesté Élisabeth qui ignore tout de ce qui se passe au sein de son palais. De plus, l’affrontement Travaillistes-Conservateurs bat son plein avec Margaret Thatcher. Ce sont alors les Américains de la CIA qui mettront les pieds dans le plat. L’affaire à Londres n’est pas étouffée mais reste sous le sceau de secret d’État: pas de vague, on va laver son linge sale en famille. Là, pris de peur, deux des cinq se font exfiltrer vers Moscou, les autres cherchent des échappatoires vers l’étranger, mais l’étau américano-britannique se resserre, l’accident mortel de l’un, la condamnation d’un autre semblent clôturer l’affaire, et pourtant reste le conseiller directeur de la collection de la reine.

Cette vie d’espions n’est pas décrite comme dans les romans de façon aussi palpitante, ce n’est pas comme dans le film Le troisième homme qui se passe à Vienne durant la guerre froide. Ici c’est pragmatique, la souffrance ou l’angoisse sont noyées dans l’alcool, la fuite en avant sans état d’âme. Chacun finit par mourir à un âge avancé lorsque la presse s’empare du scandale. Les réfugiés de Russie y terminent leur vie dans les honneurs du régime. Les épouses de certains refont parfois leur vie, d’autres l’écrivent avec succès. Mais la fin qu’on souhaiterait comme dans les romans où le méchant est puni n’existe pas. Non, ici la réalité est autre, ce qui frustre un peu le lecteur.

Cependant Les Espions de Cambridge reste un document impressionnant sur une époque dont le public découvre le dessous des cartes. Très bonnes évaluations d’hommes et de femmes, tant du côté des tricheurs que du côté soviétique, où on découvre que ce n’est pas simple d’être un agent recruteur, surtout sous la coupe du régime stalinien.

P.-G. Despierre

Les Espions de Cambridge de Rémi Kauffer, Perrin, 2022, 384 p.

Cet article a été originalement publié sur le site oedipe.org
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