Que puis-je espérer?
De notre impuissance contemporaine

En 2001 Jonathan Franzen publiait The Corrections (la traduction française est publiée en 2002 aux éditions de L’Olivier). Le livre raconte l'histoire d'une famille traditionnelle du Midwest, le cœur sociologique de l'Amérique rurale, dans les années 90 qui sont celles de la guerre du Golfe, de l’indépendance de la Lituanie puis des événements de janvier 1991, des années Clinton, de la crise économique et financière russe, marquée par une dévaluation brutale du rouble et un défaut sur la dette (l'inflation cette année-là fut de 84 % en Russie, vous connaissez?). Nostalgique de l’époque où sa famille était l’âme de la maison, Enid Lambert cherche à réunir les membres de cette famille qui s’effondre, pour un dernier Noël.

Dans ce roman, Chip Lambert, le second fils qui vit à New York, liquide sa bibliothèque. Il vend sa collection de livres de l'école de Francfort (et autres «féministes», «formalistes», «structuralistes», «poststructuralistes», «freudiens» et «queers»). Le but est de se faire quelques sous pour impressionner une nouvelle petite amie. La réalité est que ces textes, ceux de l’école de Francfort en particulier, la critique de la société capitaliste développée principalement entre les années 30 à 70 par Walter Benjamin, Max Horkheimer ou Adorno, ne sont plus à l’ordre du jour. Pas pour le héros de Franzen. Pas à l’approche du nouveau millénaire. Car effectivement nous sommes dans les années 90, une décennie où le cauchemar de l'école de Francfort se réalise. Margaret Thatcher le dit haut et fort, «il n’y a pas d’alternative au capitalisme», signifiant que la globalisation économique est désormais incontournable et que «le nouvel ordre mondial» est le seul ordre possible. Sans élaborer davantage sur ce qui est désormais perçu comme le nouveau pouvoir totalitaire après le bolchevisme et le nazisme, et pour revenir au héros de Franzen, Chip Lambert est un homme de ce temps où les grands débats n’ont plus lieu, un homme qui sait qu’il ne pourra pas changer de monde et qui cherche le meilleur moyen de s’adapter à celui qui se présente à lui. Cette petite histoire vaut ce qu’elle vaut, il n’en demeure pas moins que, quelques vingt années après sa parution, elle constitue un récit, comme beaucoup d’autres, de notre contemporanéité.



Que sont devenus les Enid et les Chip Lambert, ainsi que tous les Lambert de la planète? Difficile à dire. Mais en revenant à une série d’interventions du philosophe Alain Badiou, traduites et rassemblées en 2017 par les éditions Verso, une maison d’édition anglophone, assez radicale dans ses prises de position, sous l’intitulé anglais Greece and the reinvention of Politics, j’ai l’impression qu’il y a là comme une réponse. Badiou y propose une réflexion sur ce qu’il appelle «une leçon politique en plein air» que la Grèce (encore un autre pays en crise) offre au monde. La profonde crise économique et sociale qui débute dans ce pays en 2008 aurait révélé les contradictions fondamentales du monde capitaliste. Contemporains à cette crise, les essais de Badiou proposent des alternatives à ce qu’il appelle notre «impuissance contemporaine».

Tout cela, bien entendu, nous parle beaucoup, nous parle aussi de nos crises que nous ne savons plus énumérer, et nous donne la satisfaction, très mince il faut le reconnaître, de n’être pas, au fond, un cas original. Et cela ne nous a jamais autant parlé que durant les temps de crise sanitaire que nous continuons de traverser, des temps où les propos écologiques et les visions lénifiantes sur le bonheur ont côtoyé de si près la réalité sociale et économique la plus féroce qui nous guettait à la sortie de nos confinements bienheureux et de notre plénitude récupérée. La théorie critique du capitalisme de l’école de Francfort serait-elle de nouveau à la mode? Le marxiste serait-il aujourd’hui dans l’air du temps? Est-il encore possible d’espérer un monde plus juste? Où en sommes-nous? Il faut bien reconnaître pourtant que les bonnes vieilles réponses sont en manque de crédibilité. Il n’y a qu’à regarder du côté de la Chine. Cela est aussi notre contemporanéité.


Mais revenons à Enid Lambert qui, du fond de son Noël midwestien, nous parle à nous, dans le nôtre qui nous guette encore. Revenons surtout à Chip, ce héros superficiellement existentiel, ou existentiellement superficiel, et voyons ce qu’il veut vraiment. Et je me mettrai bien à la place du héros de Franzen pour savoir ce que, moi, aujourd’hui, je veux, à l’aube de cette nouvelle année.

Rien de bien ambitieux, si ce n’est revenir aux fondamentaux. À ces petites questions simples que je reprends à l’auteur de la Critique de la raison pure:
1. Que puis-je savoir?
2. Que dois-je faire?
3. Que puis-je espérer?
4. Qu'est-ce que l'homme?

Loin d’être simples les questions j’en conviens. Je me contenterai des trois premières.

 
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