Poutine, Jamal pacha et rafle d’enfants
Finie l’époque de l’impunité: les enfants ne peuvent servir de butin de guerre! «L’esprit d’internationalité» a remporté de grandes victoires depuis les procès de Nuremberg et de Tokyo. Nul chef d’État ou haut responsable ne peut se targuer désormais d’immunité de fonction. Il n’empêche, cependant, que cette justice internationale, tant vantée, reste sélective…

Il faut croire que la justice internationale va finir par l’emporter dans notre «village planétaire», cette tour de Babel postmoderne où règne une grande confusion de langues et de cultures. Et pour preuve, voici qu’un Écossais, né comme il se doit à Édimbourg, donc sujet britannique, portant néanmoins le nom de Karim Asad Ahmad Khan, vient de lancer, en sa qualité de procureur de la Cour pénale internationale, dont le siège est à La Haye (Pays-Bas), un mandat d’arrêt contre le président russe en exercice pour crimes de guerre commis en Ukraine! Qui dit mieux?

«L’esprit d’internationalité» (1), que les juristes occidentaux avaient forgé dès la fin du XIXᵉ siècle et qui devait tempérer et transcender les ardeurs nationalistes porteuses de périls, s’est-il finalement imposé au «concert des nations»? Est-ce à dire que nos diverses cultures partagent un dénominateur commun de valeurs?

Karim Khan le procureur qui a osé.

Un procureur qui n’a pas froid aux yeux

Le président de la commission d’enquête de l’ONU sur l’Ukraine, le juge norvégien Erik Mose, a soumis le 16 mars dernier un rapport accablant dans lequel il soutenait que les autorités du Kremlin «enlèvent, retiennent et rééduquent» des enfants ukrainiens (2) qui ont «perdu leurs parents ou qui ont temporairement perdu le contact avec eux pendant les hostilités». Un réseau d’au moins quarante camps a été mis au service de cette entreprise d'«endoctrinement patriotique» qui revient à inculquer, à des milliers de jeunes victimes, la dévotion à la sainte Russie et la détestation du monde occidental.

Au terme de ce processus, lesdits enfants, ou du moins une partie d’entre eux, se verront délivrer la citoyenneté et seront placés dans des familles d’accueil en fédération de Russie. Aux yeux de ladite commission d’enquête, ces actes, pris dans leur ensemble, constituent un «crime de guerre». Ce qui a amené le susmentionné procureur Karim Khan de la Cour pénale internationale à lancer ses mandats d’arrêt contre le chef de l’État russe et sa commissaire aux droits de l’enfant, Maria Lvova-Belova.

Antoura, siège d’une rééducation patriotique

Le président Poutine aurait-il pris comme modèle le tristement célèbre Jamal pacha? Aurait-il cherché à reproduire l’expérience du proconsul turc dans le Mont Liban? Rappelons que ce dernier avait rassemblé, sous sa protection personnelle, deux mille enfants arméniens ayant réchappé aux massacres, et cherché à les «reprogrammer» pour en faire d’authentiques sujets ottomans. De fait, il ressuscitait le devchirmé (3), cette vieille pratique ottomane qui consistait à embrigader sous la contrainte des garçons appartenant aux populations chrétiennes des Balkans. L’idée était d’assurer leur formation dans la fidélité au Sultan afin qu’ils puissent remplir des fonctions civiles ou militaires au sein de l’Empire.

Cet usage qui avait porté au pouvoir grands vizirs et chefs janissaires, était tombé en désuétude au XVIIᵉ siècle. Or voilà qu’avec la Première Guerre mondiale, le collège lazariste de Antoura (Kesrouan) allait être réquisitionné pour servir d’orphelinat à des rescapés promis à une expérience très particulière. Dans sa politique de turquification, Jamal pacha voulait arracher ces survivants de la tragédie à leur identité originelle, dans l’idée d’homogénéiser les populations du sultanat. Convertis à l’islam (4), ils allaient, en suivant une stricte discipline de vie, faire peau neuve.

Était-ce condamnable pour autant? Gardons à l’esprit qu’en étant astreints à suivre ce cursus, et pour contraignant qu’il fût, ces jeunes gens allaient pouvoir échapper à une mort certaine! (5)

La Cour pénale internationale lieu paisible qui dit non à l'impunité.

Charbonnier n’est plus maître chez lui

Mais revenons au conflit ukrainien. Nous ne sommes plus à une époque où les droits fondamentaux de l’homme étaient balbutiants, et cette pratique de la déportation-rééducation est condamnable désormais en application des dispositions des conventions de Genève de 1949. Petit à petit, notre monde s’est humanisé et internationalisé. Ainsi, depuis les procès de Nuremberg et de Tokyo, nous rappelle William Bourdon (6), plusieurs principes régissent la question des graves violations des droits de l’homme et celle de la culpabilité des grands criminels, dont les deux principaux:


- La responsabilité pénale individuelle peut être retenue et engagée devant le droit international, nonobstant les dispositions contraires du droit national.

 - Le bénéfice de l’immunité d’un chef d’État ou d’un ministre cède quand il s’agit de crimes internationaux, dès lors que le jugement de ces crimes intervient au nom de la communauté internationale. 

Finie l’époque de l’impunité: Slobodan Milošević (ex-Yougoslavie) et Charles Taylor (Liberia) ont pu être traduits en justice, et Augusto Pinochet (Chili) a échappé de peu à la mise en examen (7). L’arsenal juridique a de même été renforcé à la signature du traité de Rome en 1998. Instituée par ce dernier, la Cour pénale internationale a désormais «compétence pour les crimes les plus graves ayant une portée internationale» (article 1), à savoir le génocide, les crimes contre l’humanité, les crimes de guerre et le crime d’agression (article 5).

Mais il ne faut pas crier trop tôt victoire et la bataille contre l’impunité n’a pas été remportée pour autant. Comment ne pas déplorer que la justice des nations, comme celle des hommes, demeurât sélective? Et n’est-il pas légitime de soulever la question de savoir qu’en fait de mandats d’arrêt, pourquoi Vladimir et pas Bachar?

Recrutement d'enfants en Bulgarie.

Youssef Mouawad
[email protected]

1- Martti Koskenniemi, The Gentle Civilizer of Nations, The Rise and Fall of International Law 1870-1960, Cambridge University Press, 2001, p. 13.

2- Les chiffres oscillent entre six mille et seize mille enfants déportés.

3- Ayant achevé leur formation, ces garçons étaient enrôlés dans les institutions impériales. Leur traitement et leur statut pouvaient être enviables et des musulmans turcs allaient jusqu’à proposer leurs enfants au devchirmé pour leur assurer un avenir brillant. Mais toutes ces justifications ne peuvent occulter le fait que les enfants étaient arrachés à leurs foyers.

4- Or le Coran condamne la contrainte en matière de religion: «La ikraha fil din», Sourate II, verset 256.

5- À cet égard, on peut consulter l’article impartial de Selim Deringil, Your Religion is Worn and Outdated, Orphans, Orphanages and Halide Edib during the Armenian Genocide: the Case of Antoura, Études arméniennes contemporaines [En ligne], mis en ligne le 28 février 2019,. URL: http://journals.openedition.org/eac/2090 ; DOI: https://doi.org/10.4000/eac.2090, pp. 33-65.

6- William Bourdon, La Cour pénale internationale, le statut de Rome, Seuil, 2000, p. 18.

7- Le Soudan a promis de remettre son ex-président Omar al-Bachir, poursuivi pour génocide au Darfour, à la Cour pénale internationale. Mais ladite promesse n’a pas été mise à exécution.
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