De crise existentielle en crise existentielle, le Liban ne cesse de voir son sort se décider hors du sol national. Les citoyens évoquent les conférences multinationales portant sur le Liban comme si elles sont la chose la plus naturelle au monde. Ils espèrent qu’un lapin finira par sortir du chapeau des magiciens du monde, au lieu de compter sur eux-mêmes et de crier au monde entier, notamment aux amis du Liban, une variante du fameux slogan de SOS-Racisme : «Touche pas à mon pays».
Les conférences portant sur le Liban se succèdent actuellement à un rythme accéléré. Sleiman Frangié, candidat présidentiel, vient d’achever une visite à Paris. Le président français serait décidé à faire aboutir l’élection d’un chef d’État au Liban. Emmanuel Macron, le disciple de Paul Ricœur, sait que S. Frangié est le cheval favori du Hezbollah. On peut se demander, en toute légitimité, dans quelle mesure la diplomatie française adopte une inflexion pro-iranienne au Liban, en vue de ménager certains intérêts français stratégiques. D’autres États européens ne cachent d’ailleurs pas leur penchant à ménager le Hezbollah libanais espérant bénéficier de la bonne volonté des Mollahs de Téhéran. Il suffit d’observer le ballet diplomatique en direction de la banlieue-sud de Beyrouth. Le Grand Liban serait-il devenu une simple monnaie d’échange ?
Tout le monde semble vouloir refaire un nouveau Liban. Mais tout le monde oublie que le Liban n’est pas à recréer à partir de zéro. Il est vrai que la crise existentielle a surgi depuis l’accession du Liban à l’ordre international en 1840, dans le cadre de la Question d’Orient et de ses grandes manœuvres diplomatiques. Les «autres» ne sont cependant pas les seuls responsables de la transformation du Liban en une table de poker. Les libanais eux-mêmes assument une lourde responsabilité à cause des rivalités que suscite leur féodalisme clanique rural qui les pousse à se mettre au service de l’étranger plutôt que de se prendre en charge eux-mêmes.
Crise existentielle libanaise
Rien n’illustre mieux ceci que les propos tenus par le Contre-amiral Louis Turpin (1790-1848), commandant la station du Levant, dans un rapport au ministre de la Marine ayant pour objet le Mont-Liban : «Il y a trois politiques, la politique française, elle s’appuie sur les Catholiques ; ensuite la politique anglaise qu’on pourrait appeler anticatholique, elle s’appuie sur les Druses ; enfin, la politique russe qui n’a d’autre but que de susciter aux Turcs le plus d’embarras possible et d’empêcher le pays de se constituer fortement ; elle se rallie à elle les Grecs schismatiques […] Les consuls des Puissances européennes forment à Beyrouth un véritable petit congrès où se règlent et se discutent les affaires de la Montagne» (1). Ce texte, remarquablement éloquent, demeure toujours d’actualité en 2023. Les puissances étrangères ne font que servir leurs intérêts et non ceux du Liban lui-même.
La question actuelle du Liban ne consiste pas à déchiffrer le contenu de ce «pays-message», ou à échafauder le meilleur plan possible pour démembrer l’État unitaire afin de compartimenter les groupes sectaires dans des zones à identité suffisamment homogène. On est surpris d’entendre certains diplomates insister sur les «droits des chiites» ou d’une autre communauté, et tomber ainsi dans le piège de l’identitarisme sectaire.
De même, il est triste de voir certains intellectuels libanais renoncer à promouvoir l’égalité des droits de tout un chacun, et se livrer plutôt à l’élaboration d’un fédéralisme qui cache mal le désir d’abandonner le modèle libanais patiemment construit depuis un siècle. Les projets multiples dont on discute n’ont pratiquement rien à voir avec le modèle fédéral suisse, belge ou américain. Ces projets n’ont pas pour pivot les droits fondamentaux de l’individu-citoyen; ils s’appuient sur le présupposé morbide de l’identité du groupe, conçue comme essence invariable au sein de laquelle l’individu est dilué.
À cause de la responsabilité des libanais eux-mêmes, le Grand Liban est aujourd’hui un État qui ne dispose plus de sa volonté souveraine. Sous occupation iranienne, par l’intermédiaire d’une milice libanaise armée, il est affaibli par la propension des libanais à s’affilier à tel ou tel sponsor étranger, conformément à ce que rapporte le Contre-amiral L. Turpin: «Chaque consul a ses protégés dont il veut faire triompher les intérêts au détriment du reste de la population… Cette intervention… entretient dans les différents groupes de la population des espérances irréalisables ». Ce texte n’a pas besoin d’explications.
Pouvoir, autorité et puissance
Le nœud gordien du problème libanais ne réside pas dans les institutions mais dans les hommes qui, pour la plupart, se distinguent par leur tribalisme féodal et leur désir d’allégeance à l’étranger qui leur permettrait de dominer l’autre. Le pouvoir au Liban s’identifie avec la personne qui l’exerce. Le pouvoir se confond avec l’autorité du chef ou du leader, dont la volonté arbitraire est par nature vexatoire. Gouverner ou diriger signifie dès lors dominer, c’est-à-dire vexer et humilier. Pour cela il faut être fort; et on est d’autant plus fort qu’on dispose d’un puissant sponsor étranger.
Tout ceci donne du Liban l’image d’une sorte de condominium qui ne dit pas son nom, d’un territoire sous tutelle. Les tuteurs ne manquent pas. Il y a l’Iran bien sûr, mais beaucoup d’autres également dont la France qui soutient Sleiman Frangié, semble-t-il, pour les beaux yeux de Téhéran, ce qui servirait les intérêts français en Iran.
Patrie et Liberté
Que peut faire le citoyen libanais au milieu de toute cette batterie de chefs étoilés en cuisine géopolitique? Son devoir premier est de réaliser qu’il est dépositaire d’un héritage qui n’a pas de prix : la culture de la liberté. En dépit de toute sa tragédie, le Liban demeure une terre de liberté de parole. Tel n’est pas le cas des pays du Moyen Orient qui sont des états policiers malgré leur développement économique.
La liberté libanaise n’a pas disparu même si elle est parfois malmenée. C’est cette liberté qu’ont voulue les fondateurs du Grand Liban. C’est elle que les libanais doivent préserver en criant haut et fort leur allégeance au Grand Liban, proclamé par le Général Gouraud en 1920. Cette construction territoriale inattendue a miraculeusement permis l’apparition d’une oasis de fraîcheur et de liberté sous le soleil de l’Orient.
Aller vers un Petit-Liban c’est rentrer dans un ghetto identitaire qui aurait perdu l'universalité de sa raison d’être et sombrerait dans les luttes claniques. Aller vers un Méga-Liban c’est construire une alliance de minorités sectaires en conflit permanent entre elles. Ce ne sera plus le Liban de la liberté qui a seulement besoin, pour vivre dignement, de changer son establishment politique. Tous les outils sont là pour libérer le pays de la mainmise étrangère et aller vers une décentralisation intelligente qui ne mettrait pas fin à l’État central fédérateur apparu en 1920.
Pour être libanais il faut d’abord le vouloir et renoncer à confondre l’identité libanaise avec l’appartenance confessionnelle. Il faut clamer son allégeance au Grand Liban. Il faut dire NON au morcellement identitaire. Il faut renoncer à la servilité à l’égard de l’étranger. Il faut surtout être conscient de la sacralité inestimable de la liberté libanaise. Au milieu de toutes les manœuvres diplomatiques, il faut demeurer fidèle à la patrie libanaise et dire à tous les amis du monde :
«Mon ami, aide moi à préserver ma patrie. Mon pote … touche pas à mon pays».
[email protected]
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(1) Cité dans Adel Ismail, Histoire du Liban du XVIIe siècle à nos jours, Tome IV: Redressement et déclin du féodalisme libanais (1840-1861), Beyrouth, 1958 (sans éditeur), pp. 310-311
(2) Op.cit.
Les conférences portant sur le Liban se succèdent actuellement à un rythme accéléré. Sleiman Frangié, candidat présidentiel, vient d’achever une visite à Paris. Le président français serait décidé à faire aboutir l’élection d’un chef d’État au Liban. Emmanuel Macron, le disciple de Paul Ricœur, sait que S. Frangié est le cheval favori du Hezbollah. On peut se demander, en toute légitimité, dans quelle mesure la diplomatie française adopte une inflexion pro-iranienne au Liban, en vue de ménager certains intérêts français stratégiques. D’autres États européens ne cachent d’ailleurs pas leur penchant à ménager le Hezbollah libanais espérant bénéficier de la bonne volonté des Mollahs de Téhéran. Il suffit d’observer le ballet diplomatique en direction de la banlieue-sud de Beyrouth. Le Grand Liban serait-il devenu une simple monnaie d’échange ?
Tout le monde semble vouloir refaire un nouveau Liban. Mais tout le monde oublie que le Liban n’est pas à recréer à partir de zéro. Il est vrai que la crise existentielle a surgi depuis l’accession du Liban à l’ordre international en 1840, dans le cadre de la Question d’Orient et de ses grandes manœuvres diplomatiques. Les «autres» ne sont cependant pas les seuls responsables de la transformation du Liban en une table de poker. Les libanais eux-mêmes assument une lourde responsabilité à cause des rivalités que suscite leur féodalisme clanique rural qui les pousse à se mettre au service de l’étranger plutôt que de se prendre en charge eux-mêmes.
Crise existentielle libanaise
Rien n’illustre mieux ceci que les propos tenus par le Contre-amiral Louis Turpin (1790-1848), commandant la station du Levant, dans un rapport au ministre de la Marine ayant pour objet le Mont-Liban : «Il y a trois politiques, la politique française, elle s’appuie sur les Catholiques ; ensuite la politique anglaise qu’on pourrait appeler anticatholique, elle s’appuie sur les Druses ; enfin, la politique russe qui n’a d’autre but que de susciter aux Turcs le plus d’embarras possible et d’empêcher le pays de se constituer fortement ; elle se rallie à elle les Grecs schismatiques […] Les consuls des Puissances européennes forment à Beyrouth un véritable petit congrès où se règlent et se discutent les affaires de la Montagne» (1). Ce texte, remarquablement éloquent, demeure toujours d’actualité en 2023. Les puissances étrangères ne font que servir leurs intérêts et non ceux du Liban lui-même.
La question actuelle du Liban ne consiste pas à déchiffrer le contenu de ce «pays-message», ou à échafauder le meilleur plan possible pour démembrer l’État unitaire afin de compartimenter les groupes sectaires dans des zones à identité suffisamment homogène. On est surpris d’entendre certains diplomates insister sur les «droits des chiites» ou d’une autre communauté, et tomber ainsi dans le piège de l’identitarisme sectaire.
De même, il est triste de voir certains intellectuels libanais renoncer à promouvoir l’égalité des droits de tout un chacun, et se livrer plutôt à l’élaboration d’un fédéralisme qui cache mal le désir d’abandonner le modèle libanais patiemment construit depuis un siècle. Les projets multiples dont on discute n’ont pratiquement rien à voir avec le modèle fédéral suisse, belge ou américain. Ces projets n’ont pas pour pivot les droits fondamentaux de l’individu-citoyen; ils s’appuient sur le présupposé morbide de l’identité du groupe, conçue comme essence invariable au sein de laquelle l’individu est dilué.
À cause de la responsabilité des libanais eux-mêmes, le Grand Liban est aujourd’hui un État qui ne dispose plus de sa volonté souveraine. Sous occupation iranienne, par l’intermédiaire d’une milice libanaise armée, il est affaibli par la propension des libanais à s’affilier à tel ou tel sponsor étranger, conformément à ce que rapporte le Contre-amiral L. Turpin: «Chaque consul a ses protégés dont il veut faire triompher les intérêts au détriment du reste de la population… Cette intervention… entretient dans les différents groupes de la population des espérances irréalisables ». Ce texte n’a pas besoin d’explications.
Pouvoir, autorité et puissance
Le nœud gordien du problème libanais ne réside pas dans les institutions mais dans les hommes qui, pour la plupart, se distinguent par leur tribalisme féodal et leur désir d’allégeance à l’étranger qui leur permettrait de dominer l’autre. Le pouvoir au Liban s’identifie avec la personne qui l’exerce. Le pouvoir se confond avec l’autorité du chef ou du leader, dont la volonté arbitraire est par nature vexatoire. Gouverner ou diriger signifie dès lors dominer, c’est-à-dire vexer et humilier. Pour cela il faut être fort; et on est d’autant plus fort qu’on dispose d’un puissant sponsor étranger.
Tout ceci donne du Liban l’image d’une sorte de condominium qui ne dit pas son nom, d’un territoire sous tutelle. Les tuteurs ne manquent pas. Il y a l’Iran bien sûr, mais beaucoup d’autres également dont la France qui soutient Sleiman Frangié, semble-t-il, pour les beaux yeux de Téhéran, ce qui servirait les intérêts français en Iran.
Patrie et Liberté
Que peut faire le citoyen libanais au milieu de toute cette batterie de chefs étoilés en cuisine géopolitique? Son devoir premier est de réaliser qu’il est dépositaire d’un héritage qui n’a pas de prix : la culture de la liberté. En dépit de toute sa tragédie, le Liban demeure une terre de liberté de parole. Tel n’est pas le cas des pays du Moyen Orient qui sont des états policiers malgré leur développement économique.
La liberté libanaise n’a pas disparu même si elle est parfois malmenée. C’est cette liberté qu’ont voulue les fondateurs du Grand Liban. C’est elle que les libanais doivent préserver en criant haut et fort leur allégeance au Grand Liban, proclamé par le Général Gouraud en 1920. Cette construction territoriale inattendue a miraculeusement permis l’apparition d’une oasis de fraîcheur et de liberté sous le soleil de l’Orient.
Aller vers un Petit-Liban c’est rentrer dans un ghetto identitaire qui aurait perdu l'universalité de sa raison d’être et sombrerait dans les luttes claniques. Aller vers un Méga-Liban c’est construire une alliance de minorités sectaires en conflit permanent entre elles. Ce ne sera plus le Liban de la liberté qui a seulement besoin, pour vivre dignement, de changer son establishment politique. Tous les outils sont là pour libérer le pays de la mainmise étrangère et aller vers une décentralisation intelligente qui ne mettrait pas fin à l’État central fédérateur apparu en 1920.
Pour être libanais il faut d’abord le vouloir et renoncer à confondre l’identité libanaise avec l’appartenance confessionnelle. Il faut clamer son allégeance au Grand Liban. Il faut dire NON au morcellement identitaire. Il faut renoncer à la servilité à l’égard de l’étranger. Il faut surtout être conscient de la sacralité inestimable de la liberté libanaise. Au milieu de toutes les manœuvres diplomatiques, il faut demeurer fidèle à la patrie libanaise et dire à tous les amis du monde :
«Mon ami, aide moi à préserver ma patrie. Mon pote … touche pas à mon pays».
[email protected]
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(1) Cité dans Adel Ismail, Histoire du Liban du XVIIe siècle à nos jours, Tome IV: Redressement et déclin du féodalisme libanais (1840-1861), Beyrouth, 1958 (sans éditeur), pp. 310-311
(2) Op.cit.
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