La solitude (1) - Avec quelques chanteurs
Qu’y a-t-il dans le sentiment de solitude qui le rend si insupportable à un grand nombre d’êtres humains ? Que renferme-t-il de si funeste qui fait dire à Blaise Pascal : « Tout le malheur des hommes vient d'une seule chose, qui est de ne pas savoir demeurer au repos dans une chambre ». ?

Certains mettent en musique, en mots, en peinture, en film, la palette d’émotions et de pensées lorsqu’ils en sont la proie. Sigmund Freud me pardonnera si je joins aux écrivains qu’il cite, les musiciens, les poètes, les peintres, les metteurs en scène, pour admettre avec lui qu’ils « sont des alliés précieux, et il faut attacher beaucoup de prix à leur témoignage, car ils sont habitués à savoir, entre ciel et terre, une foule de choses que notre sagesse académique ne saurait encore rêver. Même en psychologie, ils ont beaucoup d’avance sur nous qui sommes des hommes ordinaires, parce qu’ils puisent là à des sources que nous n’avons pas encore exploitées pour la science. »

Dans cet article comme dans les trois suivants, je vous propose d’écouter la voix et les paroles de chanteurs, la musique de compositeurs, les textes d’écrivains et la contemplation des toiles d’un peintre pour découvrir/imaginer/interpréter ce que leur créativité nous transmet, de mêler nos associations aux leurs afin peut-être de mieux saisir la sorte d’émoi que provoque, en chacun, la présence de ce que certains considèrent leur « fidèle compagne » ou d’autres leur « mortelle ennemie ».

Commençons par interroger les musiciens-chanteurs. Dans leurs œuvres, on y retrouve aussi bien le déni de la solitude et de ses tourments que de son acceptation voire de son apprivoisement, comme l’on ferait avec une créature que l’on doit dompter.

La palme d’or du déni revient à M. 100.000 volts. Certains d’entre vous se rappellent peut-être Gilbert Bécaud, auteur de bien belles mélodies, mais pour qui la solitude doit être rayée du vocabulaire. Qu’a-t-il donc dû subir pour la rejeter avec tant de véhémence ? Ecoutez-le nous marteler que :

"La solitude ça n'existe pas/ La solitude ça n'existe pas/ La solitude ça n'existe pas/ La solitude ça n'existe pas/

Chez moi il n'y a plus que moi/ Et pourtant ça ne me fait pas peur/ La radio, la télé sont là/ Pour me donner le temps et l'heure/ J'ai ma chaise au Café du Nord/ J'ai mes compagnons de flipper/ Et quand il fait trop froid dehors/ Je vais chez les petites sœurs des cœurs/

 La solitude ça n'existe pas/ La solitude ça n'existe pas."

Bécaud semble encourager ses auditeurs à puiser dans l’abondance des biens de consommation offerts pour s’évader d’un éventuel désarroi causé par des sentiments que la mode actuelle qualifierait de « négatifs », dont il faut s’en débarrasser rapidement. Malheureusement, cette solution-là n’offre au mieux qu’un répit temporaire et fallacieux.



À l’opposé, Georges Moustaki semble avoir atteint une certaine clairvoyance sinon une sérénité que l’harmonie et la douceur de la composition musicale, de sa voix ainsi que de ses paroles nous communiquent : la solitude est devenue sa fidèle bien que rétive partenaire de son existence. Elle n’est jamais totalement apprivoisable mais il semble la tolérer relativement bien, dans une sorte d’accommodement intime, génératrice d’une certaine maturation personnelle.

« Non, je ne suis jamais seul/ Avec ma solitude/

 Par elle, j'ai autant appris/ Que j'ai versé de larmes/ Si parfois je la répudie/ Jamais elle ne désarme/ Et si je préfère l'amour/ D'une autre courtisane/ Elle sera à mon dernier jour/ Ma dernière compagne/

Non, je ne suis jamais seul/ Avec ma solitude/ Non, je ne suis jamais seul/ Avec ma solitude »



Léo Ferré, lui, est beaucoup plus tourmenté comme à son habitude, mais son tourment malmène l’auditeur tout en le revigorant. C’est le chanteur de la condition tragique de la vie, une dimension pénible pourtant nécessaire afin de demeurer humain et vivant. Dans La solitude, ses mots elliptiques nous font dériver vers un monde ineffable, paroles prononcées comme un récitatif presque sans musique jusqu’à ce qu’éclate une fougue cadencée qu’accompagne avec force hurlements son cri solitaire, psalmodié comme un rappel de l’inanité des illusoires découvertes techniques ou scientifiques qui veulent nous persuader de leur prétendue lucidité.

 « Je suis d´un autre pays que le vôtre, d´un autre quartier, d´une autre solitude. / Je m´invente aujourd´hui des chemins de traverse/

 Je ne suis plus de chez vous. J´attends des mutants/

Biologiquement, je m´arrange avec l´idée que je me fais de la biologie : je pisse, j´éjacule, je pleure/

Il est de toute première instance que nous façonnions nos idées comme s´il s´agissait d´objets manufacturés/ Je suis prêt à vous procurer les moules.


Mais...La solitude...La solitude...

Les mots que vous employez n´étant plus "les mots" mais une sorte de conduit à travers lequel les analphabètes se font bonne conscience.

Mais...La solitude...La solitude...La solitude, la solitude, la solitude...LA SOLITUDE ! »



Voici maintenant la dame brune, celle de L’aigle Noir et de Nantes. La voix de Barbara aux modulations uniques nous fait partager sa lutte incessante entre son désir « de rouler encore des hanches, de se saouler de printemps et jusqu’à son dernier souffle de dire je t’aime et de mourir d’aimer » et l’amertume issue « des amours mortes » mêlée à la désillusion provoquée par ceux « qui lui ont récité leurs poèmes, les beaux messieurs, les beaux enfants, les faux Rimbaud, les faux Verlaine ». Cette solitude est adhésive, elle s’agglutine, c’est une intruse, une importune à laquelle nul obstacle ne résiste :

« Elle a dit : "Ouvre-moi ta porte/ Je t'avais suivie pas à pas/

Depuis, elle me fait des nuits blanches/ Elle s'est pendue à mon cou/ Elle s'est enroulée à mes hanches/ Elle se couche à mes genoux/

 Partout, elle me fait escorte/ Et elle me suit, pas à pas/ Elle m'attend devant ma porte/

 Elle est revenue, elle est là/ La solitude, la solitude… »



Personne mieux que Jacques Brel n’a su exprimer l’intolérable souffrance de la solitude qu’il a vécue lorsqu’il s’est retrouvé rejeté par celle dont il mendie l’amour. Les supplications, les serments de réparation, les promesses les plus folles, l’espoir insensé de voir l’autre s’apitoyer et redonner vie au couple, tout y passe. Il est prêt à toutes les humiliations pour faire cesser la douleur de se retrouver dépossédé, rejeté par celle qui lui donnait la vie.

« Ne me quitte pas/

Je t’inventerai des mots insensés/ Que tu comprendras/ Je te parlerai/ De ces amants-là/ Qui ont vu deux fois/ Leurs cœurs s’embraser/

Je te raconterai/ L’histoire de ce roi/ Mort de n’avoir pas pu te rencontrer/ Ne me quitte pas/ Ne me quitte pas/ Ne me quitte pas/ Ne me quitte pas.

Je ne vais plus pleurer/ Je ne vais plus parler/ Je me cacherai là / A te regarder danser et sourire/ Et à t’écouter chanter et puis rire/

Laisse-moi devenir l’ombre de ton ombre/ L’ombre de ta main/ L’ombre de ton chien/

Ne me quitte pas/ Ne me quitte pas/ Ne me quitte pas… »

Mais c’est en vain qu’il sanglote. Ecoutez les dernières notes mourantes du piano et du synthétiseur qui, comme ses pauvres mots, s’égrènent, se désagrègent désespérément et se volatilisent les unes après les autres.

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