Nous y revoilà! Place à la justice-spectacle!
On venait de nous annoncer que «la procureure générale près la Cour d’appel du Mont-Liban, Ghada Aoun, avait été convoquée le lundi 27 mars pour une audience fixée au jeudi 30 par l’avocat général près la Cour de cassation, Imad Kabalan (1), à la suite d’une plainte déposée par le chef du gouvernement sortant, Najib Mikati». Nous allions enfin renouer avec le dernier épisode d’un thriller sur la chaîne Netflix du Palais de justice.
Et puis, non, ce ne serait pas ainsi. Car, suspense oblige, l’audience en question allait être reportée. Les amateurs de séquence à rebondissements devront faire preuve de patience.
La première présidente nous rappelle qu'il n’y a pas de gouvernement des juges.
Gouvernements de juges et populisme judiciaire
Mais qu’est-ce que cette justice de foire qu’on déroule sous nos yeux depuis un moment? Et même si elle est à l’image du pays et de ses multiples services publics en déliquescence, à commencer par la place de l’Étoile!
Or, par réaction, et écœurés des prestations de nos députés, nous en étions à souhaiter pour le Liban un «gouvernement des juges». Ceux désignés par la volonté populaire et rassemblés sous la coupole du Parlement s’étaient révélés si décevants que nous en étions au point de confier notre sort à des magistrats. Nous avions cru, à tort, que «c’est de ces derniers et non de la représentation nationale que viendrait la rédemption» (2).
Bien mal nous en prit car, dans notre hâte, nous aurions accordé aux juges le pouvoir de créer le droit, en lieu et place des députés. Ainsi, ils auraient bénéficié de prérogatives dépassant le simple exercice de la fonction juridictionnelle. C’était quasiment leur octroyer, et de bonne foi, d’abusifs pouvoirs.
Nous avions pu croire que nos édiles formés à l’impartialité, à l’École nationale de la magistrature, pouvaient être plus performants que ceux de la classe politique. Comme nous nous leurrions et combien avions-nous déchanté!
Thémis le bandeau sur les yeux et l'obligation de réserve.
Mais c’est le Far West!
Écoutons ces dépêches qui, pour un juriste, se révèlent effarantes tellement elles rappellent une justice à la Roy Bean dans le Far West américain. Et, comme par hasard, elles prennent pour cible dame Ghada Aoun, qui semble vouloir incarner la vindicte populaire et la déesse Némésis des déposants:
- «La procureure Ghada Aoun a refusé d’être notifiée du recours en dessaisissement, malgré plusieurs tentatives effectuées à cette fin.»
- «La procédure abusive lancée par la procureure générale près la Cour d’appel du Mont-Liban, Ghada Aoun, contre les banques.»
- «Dans un mémorandum qu’il a adressé à M. Maalaoui, Najib Mikati n’y est pas allé de main morte et dénonce ‘un comportement vicieux et inhabituel dans le monde juridique’.»
- «À la demande du Premier ministre démissionnaire, Najib Mikati, le ministre sortant de l’Intérieur, Bassam Maoulaoui, a ordonné aux services sécuritaires de ne plus appliquer les instructions de la procureure Ghada Aoun.»
- «Les milieux judiciaires condamnent la note du chef du gouvernement sortant adressée au ministre de l’Intérieur pour mettre un terme à la prise en charge par la juge Ghada Aoun du dossier contre les banques.»
- «Un communiqué publié jeudi par le Conseil supérieur de la magistrature appelle le chef du gouvernement démissionnaire, Najib Mikati, et le ministre sortant de l’Intérieur, Bassam Maoulaoui, à revenir sur leurs deux décisions.»
Et j’en passe, n’ayant pas la latitude de mentionner tout le beau monde qui participe à cette pantalonnade, ladite procureure n’étant pas la seule responsable du charivari!
Mais où sommes-nous? Pour un cinéphile, pareils échanges relèvent plus d’un règlement de compte à OK Corral (3) que de la sérénité des prétoires.
Assez rêvé, il faut revenir vite fait au sacrosaint principe de la séparation des pouvoirs. Donc, recentrage des activités des magistrats sur le juridictionnel, «rien que le juridictionnel» (4).
La Némésis des déposants.
Justice et médias, les liaisons dangereuses
Au contact des médias, le péril qui guette la justice se manifeste à deux niveaux: d’abord, la presse qui s’empare d’un dossier a tendance, dans la foulée d’un scoop, à se substituer au juge pour décider à sa place (5). Ensuite, le magistrat peut, dans une affaire médiatisée, se croire investi d’une mission rédemptrice: il peut considérer que l’intérêt supérieur de la justice le libère du respect des lois (6).
Le stardom (al-noujoumiya) et le glamour hollywoodien pourraient coûter cher à un digne et souverain exercice de la justice. Oui, «le populisme judiciaire» est à craindre et l’on doit dénoncer «les tribunaux médiatiques qui mettent en danger la présomption d’innocence et le droit à des procès équitables» (7).
On peut rendre la justice sous le chêne de Vincennes, mais on ne la rend pas sous les feux de la rampe et encore moins sur les réseaux sociaux.
Miroir aux alouettes et promotion personnelle
Depuis que les médias ont accédé au rang de quatrième pouvoir, il est urgent d’immuniser nos alcades contre la tentation du vedettariat. Tout agent public est tenu de faire preuve de retenue dans l’expression écrite et orale de ses opinions personnelles. Et «en aucun cas, la communication institutionnelle ne doit être détournée à des fins de promotion personnelle» (8).
Chantal Arens, présidente de la Cour de cassation française, déclarait lors d’une interview: «Il n’y a pas de gouvernement des juges.» La plus haute magistrate de l’Hexagone, à la veille de prendre sa retraite, avait accordé une interview dans laquelle ses propos étaient ponctués de: «Je m’abstiendrai de commenter» et «Je n’ai pas de commentaire à faire» (9). Avis à nos apprentis sorciers.
Quand on est magistrat, on ne se donne pas en spectacle. Quand on exerce un sacerdoce, on observe l’obligation de réserve. On se contient ou l’on se démet!
Youssef Mouawad
[email protected]
1- Un homme des plus courtois et éminemment respectueux des formes.
2- Youssef Mouawad, Indépendance judiciaire et interventions inappropriées!, L’Orient-Le Jour, 10 juin 2020, p. 11.
3- Gunfight at the OK Corral est un western américain de John Sturges sorti en 1957 et inspiré de faits réels.
4- Dominique Terré, Les Questions morales du droit, PUF, 2007, pp. 167-191.
5- Kossi Dedry, La Relation entre les médias et la justice au regard du droit régional des droits de l’homme? Libertés Publiques/DDH, le 26 octobre 2020.
6- Antoine Garapon, «Justice et médias: une alchimie douteuse», Revue Esprit, n°210 (3/4), mars-avril 1995, pp. 13-33.
7- Olivia Dufour, Justice et médias, La tentation du populisme, LGDJ, 2019.
8- Directives du Conseil supérieur de la magistrature, en France.
9- Interview accordée à Jean-Baptiste Jacquin du quotidien Le Monde, 29 juin 2022.
On venait de nous annoncer que «la procureure générale près la Cour d’appel du Mont-Liban, Ghada Aoun, avait été convoquée le lundi 27 mars pour une audience fixée au jeudi 30 par l’avocat général près la Cour de cassation, Imad Kabalan (1), à la suite d’une plainte déposée par le chef du gouvernement sortant, Najib Mikati». Nous allions enfin renouer avec le dernier épisode d’un thriller sur la chaîne Netflix du Palais de justice.
Et puis, non, ce ne serait pas ainsi. Car, suspense oblige, l’audience en question allait être reportée. Les amateurs de séquence à rebondissements devront faire preuve de patience.
La première présidente nous rappelle qu'il n’y a pas de gouvernement des juges.
Gouvernements de juges et populisme judiciaire
Mais qu’est-ce que cette justice de foire qu’on déroule sous nos yeux depuis un moment? Et même si elle est à l’image du pays et de ses multiples services publics en déliquescence, à commencer par la place de l’Étoile!
Or, par réaction, et écœurés des prestations de nos députés, nous en étions à souhaiter pour le Liban un «gouvernement des juges». Ceux désignés par la volonté populaire et rassemblés sous la coupole du Parlement s’étaient révélés si décevants que nous en étions au point de confier notre sort à des magistrats. Nous avions cru, à tort, que «c’est de ces derniers et non de la représentation nationale que viendrait la rédemption» (2).
Bien mal nous en prit car, dans notre hâte, nous aurions accordé aux juges le pouvoir de créer le droit, en lieu et place des députés. Ainsi, ils auraient bénéficié de prérogatives dépassant le simple exercice de la fonction juridictionnelle. C’était quasiment leur octroyer, et de bonne foi, d’abusifs pouvoirs.
Nous avions pu croire que nos édiles formés à l’impartialité, à l’École nationale de la magistrature, pouvaient être plus performants que ceux de la classe politique. Comme nous nous leurrions et combien avions-nous déchanté!
Thémis le bandeau sur les yeux et l'obligation de réserve.
Mais c’est le Far West!
Écoutons ces dépêches qui, pour un juriste, se révèlent effarantes tellement elles rappellent une justice à la Roy Bean dans le Far West américain. Et, comme par hasard, elles prennent pour cible dame Ghada Aoun, qui semble vouloir incarner la vindicte populaire et la déesse Némésis des déposants:
- «La procureure Ghada Aoun a refusé d’être notifiée du recours en dessaisissement, malgré plusieurs tentatives effectuées à cette fin.»
- «La procédure abusive lancée par la procureure générale près la Cour d’appel du Mont-Liban, Ghada Aoun, contre les banques.»
- «Dans un mémorandum qu’il a adressé à M. Maalaoui, Najib Mikati n’y est pas allé de main morte et dénonce ‘un comportement vicieux et inhabituel dans le monde juridique’.»
- «À la demande du Premier ministre démissionnaire, Najib Mikati, le ministre sortant de l’Intérieur, Bassam Maoulaoui, a ordonné aux services sécuritaires de ne plus appliquer les instructions de la procureure Ghada Aoun.»
- «Les milieux judiciaires condamnent la note du chef du gouvernement sortant adressée au ministre de l’Intérieur pour mettre un terme à la prise en charge par la juge Ghada Aoun du dossier contre les banques.»
- «Un communiqué publié jeudi par le Conseil supérieur de la magistrature appelle le chef du gouvernement démissionnaire, Najib Mikati, et le ministre sortant de l’Intérieur, Bassam Maoulaoui, à revenir sur leurs deux décisions.»
Et j’en passe, n’ayant pas la latitude de mentionner tout le beau monde qui participe à cette pantalonnade, ladite procureure n’étant pas la seule responsable du charivari!
Mais où sommes-nous? Pour un cinéphile, pareils échanges relèvent plus d’un règlement de compte à OK Corral (3) que de la sérénité des prétoires.
Assez rêvé, il faut revenir vite fait au sacrosaint principe de la séparation des pouvoirs. Donc, recentrage des activités des magistrats sur le juridictionnel, «rien que le juridictionnel» (4).
La Némésis des déposants.
Justice et médias, les liaisons dangereuses
Au contact des médias, le péril qui guette la justice se manifeste à deux niveaux: d’abord, la presse qui s’empare d’un dossier a tendance, dans la foulée d’un scoop, à se substituer au juge pour décider à sa place (5). Ensuite, le magistrat peut, dans une affaire médiatisée, se croire investi d’une mission rédemptrice: il peut considérer que l’intérêt supérieur de la justice le libère du respect des lois (6).
Le stardom (al-noujoumiya) et le glamour hollywoodien pourraient coûter cher à un digne et souverain exercice de la justice. Oui, «le populisme judiciaire» est à craindre et l’on doit dénoncer «les tribunaux médiatiques qui mettent en danger la présomption d’innocence et le droit à des procès équitables» (7).
On peut rendre la justice sous le chêne de Vincennes, mais on ne la rend pas sous les feux de la rampe et encore moins sur les réseaux sociaux.
Miroir aux alouettes et promotion personnelle
Depuis que les médias ont accédé au rang de quatrième pouvoir, il est urgent d’immuniser nos alcades contre la tentation du vedettariat. Tout agent public est tenu de faire preuve de retenue dans l’expression écrite et orale de ses opinions personnelles. Et «en aucun cas, la communication institutionnelle ne doit être détournée à des fins de promotion personnelle» (8).
Chantal Arens, présidente de la Cour de cassation française, déclarait lors d’une interview: «Il n’y a pas de gouvernement des juges.» La plus haute magistrate de l’Hexagone, à la veille de prendre sa retraite, avait accordé une interview dans laquelle ses propos étaient ponctués de: «Je m’abstiendrai de commenter» et «Je n’ai pas de commentaire à faire» (9). Avis à nos apprentis sorciers.
Quand on est magistrat, on ne se donne pas en spectacle. Quand on exerce un sacerdoce, on observe l’obligation de réserve. On se contient ou l’on se démet!
Youssef Mouawad
[email protected]
1- Un homme des plus courtois et éminemment respectueux des formes.
2- Youssef Mouawad, Indépendance judiciaire et interventions inappropriées!, L’Orient-Le Jour, 10 juin 2020, p. 11.
3- Gunfight at the OK Corral est un western américain de John Sturges sorti en 1957 et inspiré de faits réels.
4- Dominique Terré, Les Questions morales du droit, PUF, 2007, pp. 167-191.
5- Kossi Dedry, La Relation entre les médias et la justice au regard du droit régional des droits de l’homme? Libertés Publiques/DDH, le 26 octobre 2020.
6- Antoine Garapon, «Justice et médias: une alchimie douteuse», Revue Esprit, n°210 (3/4), mars-avril 1995, pp. 13-33.
7- Olivia Dufour, Justice et médias, La tentation du populisme, LGDJ, 2019.
8- Directives du Conseil supérieur de la magistrature, en France.
9- Interview accordée à Jean-Baptiste Jacquin du quotidien Le Monde, 29 juin 2022.
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