En ces temps où le pays nous échappe chaque jour un peu plus, il y a comme une urgence de retourner vers nos fondamentaux, de retrouver nos nécessaires, de se reconnecter avec nos monuments, vestiges, richesses, fiertés nationales... en deux mots, récupérer notre territoire.
Les peupliers et les oliviers qui jonchent la route qui mène au village de Joun offrent une impression de paix très bienvenue en ces temps de tumulte. Le nom de cette bourgade vient du syriaque qui veut dire coin, mais aussi œil du soleil. Ces arbres centenaires ont été témoins, il y a près de deux siècles, de l’extraordinaire parenthèse libanaise de Lady Esther Stanhope. Plus qu’une simple escale, le Liban aura été pour cette sitt el-inglizié (dame anglaise), une découverte, une révélation, une décision, une oasis, un refuge et un sanctuaire.
La tombe de Lady Esther Stanhope à Joun.
©DR
C’était en 1814. Les ruines de son domaine ainsi que les pierres de sa tombe restent à Joun les témoins avérés de ce qui a été le parcours légendaire d’une reine sans royaume. Sans royaume, mais entourée d’une cour fidèle formée de tous ceux qui ont eu l’immense privilège de croiser sur leur chemin cette personnalité flamboyante.
Certains l’ont décrite comme majestueuse, courageuse et intrépide. D’autres la qualifieront d’instable, de folle et d’illuminée. Il n’empêche que peu sortiront indemnes des mots échangés avec cet esprit exalté. Une histoire digne des plus grandes épopées. Une histoire libanaise aussi. Une histoire vraie.
Permettez-moi donc de vous présenter Lady Esther (ou Hester) Stanhope, née le 12 mars 1776 au château de Chevening, dans la fraîcheur sombre d’une Angleterre en conflit. Sa mère meurt alors qu’elle n’a que 5 ans, et son père, révolutionnaire avant l’heure et chercheur passionné, n’a que faire de ses trois filles en bas âge. Il se remariera, aura trois garçons, mais ne s’occupera jamais de sa grande famille. Laissée à elle-même, Esther, depuis toujours rebelle, orgueilleuse et cultivée, s’ennuie. Seul son amour pour les chevaux la sauve du désespoir. Elle quittera définitivement la demeure familiale pour se réfugier chez ses grands-parents et trouve près de son oncle William Pitt un vrai réconfort intellectuel. Le jeune homme est Premier ministre de George III et Esther plonge dans les entrelacs de la politique.
La mort de son oncle pousse la jeune femme à quitter Londres pour la campagne. Elle n’a que 30 ans et sait déjà qu’elle ne veut pas d’une vie conventionnelle. Elle profite du voyage de son jeune frère James pour embarquer avec lui sur un bateau en direction de l’Espagne. Elle n’a pas d’objectifs précis, mais veut juste s’éloigner de cette Angleterre qui ne lui ressemble pas et dont elle ne foulera plus le sol. Elle recrute des compagnons de voyage – un médecin, Charles Meryon, qui tiendra aussi un précieux journal de bord; une femme de chambre et des serviteurs. Nous sommes en février 1810. Esther a 34 ans et elle ose ce que peu de femmes oseraient: partir (presque) seule à l’aventure, juste pour échapper à cet ennui conforme couleur de pluie. Elle rêve d’exotisme et de découvertes et elle ne sera pas déçue.
Lady Esther Stanhope
©DR
En Orient
Elle fait escale à Malte, rencontre Michael Bruce, celui qui l’accompagnera un grand bout de chemin, à la fois complice et amoureux, et décide de partir encore plus loin. Cap sur Constantinople. Après une traversée difficile, Esther Stanhope découvre, émerveillée et conquise, l’Orient dans toute sa frénésie de couleurs, de sons, de parfums et de légendes. Mais elle fait aussi sensation auprès des Turcs qui n’ont jamais vu ce genre de spécimen féminin qui n’hésite pas à se vêtir comme bon lui semble, qui mange à la table des sultans, qui force les portes des harems et qui rencontre tous les diplomates, politiciens et orientalistes de passage. Aussi pittoresque soit-elle, Constantinople s’avère être une ville trop froide pour Esther qui s’apprête déjà à lever le camp. Direction Alexandrie.
Entourée de ses fidèles de plus en plus conquis par la personnalité hors norme de cette femme qui n’en fait qu’à sa tête et qui brave tous les interdits, elle reprend la mer. Mais, le bateau va couler et engloutir tout ce que Lady Stanhope possédait. Ce sera le déclic définitif pour qu’Esther s’approprie définitivement les habits orientaux où, entre caftans, burnous, keffiehs, sarouels et babouches, la vie de l’intrépide cavalière et de l’éternelle voyageuse devient bien plus aisée.
L’Égypte, malgré le mythe orientaliste qui l’auréole, la déçoit et, le 10 mai 1812, Lady Stanhope et son escorte arrivent à Jaffa. Elle entrera à cheval à Jérusalem, escortée de vingt cavaliers, exigera de visiter le Saint-Sépulcre derrière une procession de moines tenant des candélabres. Le spectacle est assuré et la légende renforcée. Qui est donc cette reine anglaise, montant à cheval comme un homme, habillée comme un arabe, escortée comme une princesse, qui donne des ordres tel un empereur et qui semble tellement chez elle partout où elle va?
Palmyre
Mais c’est vers la Syrie que se dirige notre voyageuse, enfin plutôt dans ce territoire immense annexé par l’Empire ottoman. La caravane bien fournie traverse plaine et désert et fait un arrêt forcé à Nazareth où Lady Stanhope, victime d’une entorse, doit se reposer. C’est là qu’elle entend parler pour la première fois de la ville mythique de Palmyre et de sa reine légendaire Zénobie. Elle ira donc à Palmyre rencontrer en rêve Zénobie et n’aura alors de cesse de préparer son périple. Durant son escale à Saïda, où elle goûte à la douceur de nos rivages, elle demande à rencontrer l’émir Bachir. Elle restera à Beiteddine durant tout le mois d’août 1812, partageant son temps entre ses conversations amicales avec l’émir, sa découverte des mets exquis, des volutes des narguilés, et surtout tous les mystères de cette religion druze qui la fascine. Elle se sent bien dans cette montagne et se découvre beaucoup d’affinités avec ces paysans.
Mais Palmyre l’attend et, c’est tout auréolée d’une certaine gloire, de beaucoup de curiosité mais aussi d’un profond respect qu’Esther est reçue là où elle passe avec beaucoup d’égards par tout ce que la région compte de gouverneurs, de sultans, de pachas et de notables. Damas d’abord, où elle reçoit les honneurs et les présents et où on l’appelle la malaké (reine), et ensuite son but ultime: «Dans quelques jours, je partirai pour Palmyre, habillée comme le fils d’un chef arabe, avec mon aba, ma ceinture de cuir et une lanière de crin de cheval autour de la tête, chevauchant le cheval que le pacha m’a offert...»
Le départ est fixé au 20 mars 1813. C’est un voyage à haut risque en raison des tribus incontrôlables, mais encore une fois, et grâce à ses alliances et ses nombreux admirateurs arabes, Lady Esther Stanhope créera l’événement. Une longue caravane dans le désert, des cavaliers tous habillés en bédouins, des purs-sangs arabes de toute beauté et, devant, une femme altière et grande, avançant en conquérante. Et l’on ne saura jamais qui de Palmyre et ses habitants ou de Esther et ses compagnons sera le plus subjugué. Elle sera proclamée par les Bédouins reine de Palmyre et, après un dernier clin d’œil à Zénobie, repartira comme elle était venue.
Au Liban
Mais, en Syrie la peste fait des ravages et, inquiète, Esther oblige son amant à rentrer en Angleterre. Elle restera seule, attrapera la peste mais, comme les légendes ne meurent pas, elle ira passer sa convalescence à Saïda au couvent de Mar Elias. Elle sera au Liban le 21 février 1814 et ne quittera plus le pays du Cèdre où, affaiblie, elle aura enfin trouvé le refuge serein qu’elle cherchait, se faisant même appeler «la nonne du Liban». Mais, c’est mal connaître la fougueuse lady. Très vite sur pied, elle se lance à la recherche d’un trésor qu’elle ne trouvera pas, entreprend une opération punitive à Saint-Jean d’Acre pour venger un ami français assassiné par une tribu, fait l’aumône à tous les démunis, se conduit en héroïne et, partout où elle passe, les plus grands se plient à ses ordres, fascinés par cette âme hors du commun. Toujours au couvent de Mar Elias, à 40 ans, elle écrit beaucoup de lettres, reçoit beaucoup de visiteurs, réconcilie les ennemis, s’initie à la médecine orientale, à l’astrologie, exige de l’émir Bachir qu’il lui offre l’hospitalité durant les mois chauds, et continue d’aider les plus pauvres alors qu’elle-même est en situation de précarité. Elle décide alors de s’installer à Joun et d’y bâtir son domaine composé de plusieurs maisonnettes et de jardins plantés de sa main.
C’est là qu’elle passera le reste de sa vie. Ne sortant presque plus, dormant le jour et veillant la nuit en fumant le narguilé, elle parlera astrologie, ésotérisme, médecine naturelle et philosophie et souvent politique avec ses nombreux visiteurs étrangers dont Lamartine. Tous décriront dans leurs récits d’orientalistes cette lady anglaise qui les aura tant marqués. La légende traversera ainsi les mers et les océans. Si elle mène la vie qu’elle souhaite, à 50 ans, Esther Stanhope n’en est pas moins tourmentée par sa santé mais aussi par ses maigres revenus.
Ne supportant pas l’injustice, elle se jettera à corps perdu dans des batailles perdues d’avance où son ami d’hier l’émir Bachir devient son pire ennemi. Il ne l’agressera pas physiquement, mais fera le vide autour d’elle, menaçant quiconque travaillerait pour elle. Isolée, malade et ruinée, oubliée des Anglais, la sitt el-inglizié ne cèdera pourtant jamais au désespoir. Son esprit est toujours aussi affûté, sa conversation des plus intéressantes, sa maison restera ouverte aux fugitifs et aux nombreux visiteurs venus parfois de très loin. Lady Esther Stanhope s’éteint dans sa maison de Joun le 23 juin 1839, seule, mais fidèle à elle-même jusqu’au bout. Conformément à ses vœux, elle sera inhumée dans son jardin sous ses rosiers.
L’histoire n’est pourtant pas finie. Si les ronces et le temps font leur travail et effacent les traces de sa sépulture, Joun n’a pas fini d’évoquer cette dame au grand cœur. Émus par sa triste fin, les moines du couvent du Saint-Sauveur font construire en 1912 un caveau digne de ce nom et posent une pierre tombale pour honorer la mémoire de la défunte. Le tremblement de terre de 1956 cause de lourds dégâts à la tombe, mais c’est durant la guerre civile que des miliciens contactent l’ambassadeur britannique pour monnayer la dépouille de Lady Stanhope. Elle sera donc enterrée à nouveau dans le jardin de la résidence de l’ambassadeur à Abey en février 1989. Mais à la vente de la résidence, le problème se pose encore et il est décidé d’incinérer les restes d’Esther et de les disperser sur les ruines de son ancienne demeure. Le 23 juin 2004, la cérémonie regroupe officiels britanniques et libanais ainsi que les moines du monastère qui, une fois tout le monde parti, recueillent un peu des cendres de la lady dans une urne qui repose encore aujourd’hui à l’abri des murs du monastère sur cette terre libanaise qui ne doit pas l’oublier.
*Certaines informations sont tirées du livre de Laure-Dominique Agniel Lady Stanhope, l’amazone du Liban, éditions Tallandier.
Les peupliers et les oliviers qui jonchent la route qui mène au village de Joun offrent une impression de paix très bienvenue en ces temps de tumulte. Le nom de cette bourgade vient du syriaque qui veut dire coin, mais aussi œil du soleil. Ces arbres centenaires ont été témoins, il y a près de deux siècles, de l’extraordinaire parenthèse libanaise de Lady Esther Stanhope. Plus qu’une simple escale, le Liban aura été pour cette sitt el-inglizié (dame anglaise), une découverte, une révélation, une décision, une oasis, un refuge et un sanctuaire.
La tombe de Lady Esther Stanhope à Joun.
©DR
C’était en 1814. Les ruines de son domaine ainsi que les pierres de sa tombe restent à Joun les témoins avérés de ce qui a été le parcours légendaire d’une reine sans royaume. Sans royaume, mais entourée d’une cour fidèle formée de tous ceux qui ont eu l’immense privilège de croiser sur leur chemin cette personnalité flamboyante.
Certains l’ont décrite comme majestueuse, courageuse et intrépide. D’autres la qualifieront d’instable, de folle et d’illuminée. Il n’empêche que peu sortiront indemnes des mots échangés avec cet esprit exalté. Une histoire digne des plus grandes épopées. Une histoire libanaise aussi. Une histoire vraie.
Permettez-moi donc de vous présenter Lady Esther (ou Hester) Stanhope, née le 12 mars 1776 au château de Chevening, dans la fraîcheur sombre d’une Angleterre en conflit. Sa mère meurt alors qu’elle n’a que 5 ans, et son père, révolutionnaire avant l’heure et chercheur passionné, n’a que faire de ses trois filles en bas âge. Il se remariera, aura trois garçons, mais ne s’occupera jamais de sa grande famille. Laissée à elle-même, Esther, depuis toujours rebelle, orgueilleuse et cultivée, s’ennuie. Seul son amour pour les chevaux la sauve du désespoir. Elle quittera définitivement la demeure familiale pour se réfugier chez ses grands-parents et trouve près de son oncle William Pitt un vrai réconfort intellectuel. Le jeune homme est Premier ministre de George III et Esther plonge dans les entrelacs de la politique.
La mort de son oncle pousse la jeune femme à quitter Londres pour la campagne. Elle n’a que 30 ans et sait déjà qu’elle ne veut pas d’une vie conventionnelle. Elle profite du voyage de son jeune frère James pour embarquer avec lui sur un bateau en direction de l’Espagne. Elle n’a pas d’objectifs précis, mais veut juste s’éloigner de cette Angleterre qui ne lui ressemble pas et dont elle ne foulera plus le sol. Elle recrute des compagnons de voyage – un médecin, Charles Meryon, qui tiendra aussi un précieux journal de bord; une femme de chambre et des serviteurs. Nous sommes en février 1810. Esther a 34 ans et elle ose ce que peu de femmes oseraient: partir (presque) seule à l’aventure, juste pour échapper à cet ennui conforme couleur de pluie. Elle rêve d’exotisme et de découvertes et elle ne sera pas déçue.
Lady Esther Stanhope
©DR
En Orient
Elle fait escale à Malte, rencontre Michael Bruce, celui qui l’accompagnera un grand bout de chemin, à la fois complice et amoureux, et décide de partir encore plus loin. Cap sur Constantinople. Après une traversée difficile, Esther Stanhope découvre, émerveillée et conquise, l’Orient dans toute sa frénésie de couleurs, de sons, de parfums et de légendes. Mais elle fait aussi sensation auprès des Turcs qui n’ont jamais vu ce genre de spécimen féminin qui n’hésite pas à se vêtir comme bon lui semble, qui mange à la table des sultans, qui force les portes des harems et qui rencontre tous les diplomates, politiciens et orientalistes de passage. Aussi pittoresque soit-elle, Constantinople s’avère être une ville trop froide pour Esther qui s’apprête déjà à lever le camp. Direction Alexandrie.
Entourée de ses fidèles de plus en plus conquis par la personnalité hors norme de cette femme qui n’en fait qu’à sa tête et qui brave tous les interdits, elle reprend la mer. Mais, le bateau va couler et engloutir tout ce que Lady Stanhope possédait. Ce sera le déclic définitif pour qu’Esther s’approprie définitivement les habits orientaux où, entre caftans, burnous, keffiehs, sarouels et babouches, la vie de l’intrépide cavalière et de l’éternelle voyageuse devient bien plus aisée.
L’Égypte, malgré le mythe orientaliste qui l’auréole, la déçoit et, le 10 mai 1812, Lady Stanhope et son escorte arrivent à Jaffa. Elle entrera à cheval à Jérusalem, escortée de vingt cavaliers, exigera de visiter le Saint-Sépulcre derrière une procession de moines tenant des candélabres. Le spectacle est assuré et la légende renforcée. Qui est donc cette reine anglaise, montant à cheval comme un homme, habillée comme un arabe, escortée comme une princesse, qui donne des ordres tel un empereur et qui semble tellement chez elle partout où elle va?
Palmyre
Mais c’est vers la Syrie que se dirige notre voyageuse, enfin plutôt dans ce territoire immense annexé par l’Empire ottoman. La caravane bien fournie traverse plaine et désert et fait un arrêt forcé à Nazareth où Lady Stanhope, victime d’une entorse, doit se reposer. C’est là qu’elle entend parler pour la première fois de la ville mythique de Palmyre et de sa reine légendaire Zénobie. Elle ira donc à Palmyre rencontrer en rêve Zénobie et n’aura alors de cesse de préparer son périple. Durant son escale à Saïda, où elle goûte à la douceur de nos rivages, elle demande à rencontrer l’émir Bachir. Elle restera à Beiteddine durant tout le mois d’août 1812, partageant son temps entre ses conversations amicales avec l’émir, sa découverte des mets exquis, des volutes des narguilés, et surtout tous les mystères de cette religion druze qui la fascine. Elle se sent bien dans cette montagne et se découvre beaucoup d’affinités avec ces paysans.
Mais Palmyre l’attend et, c’est tout auréolée d’une certaine gloire, de beaucoup de curiosité mais aussi d’un profond respect qu’Esther est reçue là où elle passe avec beaucoup d’égards par tout ce que la région compte de gouverneurs, de sultans, de pachas et de notables. Damas d’abord, où elle reçoit les honneurs et les présents et où on l’appelle la malaké (reine), et ensuite son but ultime: «Dans quelques jours, je partirai pour Palmyre, habillée comme le fils d’un chef arabe, avec mon aba, ma ceinture de cuir et une lanière de crin de cheval autour de la tête, chevauchant le cheval que le pacha m’a offert...»
Le départ est fixé au 20 mars 1813. C’est un voyage à haut risque en raison des tribus incontrôlables, mais encore une fois, et grâce à ses alliances et ses nombreux admirateurs arabes, Lady Esther Stanhope créera l’événement. Une longue caravane dans le désert, des cavaliers tous habillés en bédouins, des purs-sangs arabes de toute beauté et, devant, une femme altière et grande, avançant en conquérante. Et l’on ne saura jamais qui de Palmyre et ses habitants ou de Esther et ses compagnons sera le plus subjugué. Elle sera proclamée par les Bédouins reine de Palmyre et, après un dernier clin d’œil à Zénobie, repartira comme elle était venue.
Au Liban
Mais, en Syrie la peste fait des ravages et, inquiète, Esther oblige son amant à rentrer en Angleterre. Elle restera seule, attrapera la peste mais, comme les légendes ne meurent pas, elle ira passer sa convalescence à Saïda au couvent de Mar Elias. Elle sera au Liban le 21 février 1814 et ne quittera plus le pays du Cèdre où, affaiblie, elle aura enfin trouvé le refuge serein qu’elle cherchait, se faisant même appeler «la nonne du Liban». Mais, c’est mal connaître la fougueuse lady. Très vite sur pied, elle se lance à la recherche d’un trésor qu’elle ne trouvera pas, entreprend une opération punitive à Saint-Jean d’Acre pour venger un ami français assassiné par une tribu, fait l’aumône à tous les démunis, se conduit en héroïne et, partout où elle passe, les plus grands se plient à ses ordres, fascinés par cette âme hors du commun. Toujours au couvent de Mar Elias, à 40 ans, elle écrit beaucoup de lettres, reçoit beaucoup de visiteurs, réconcilie les ennemis, s’initie à la médecine orientale, à l’astrologie, exige de l’émir Bachir qu’il lui offre l’hospitalité durant les mois chauds, et continue d’aider les plus pauvres alors qu’elle-même est en situation de précarité. Elle décide alors de s’installer à Joun et d’y bâtir son domaine composé de plusieurs maisonnettes et de jardins plantés de sa main.
C’est là qu’elle passera le reste de sa vie. Ne sortant presque plus, dormant le jour et veillant la nuit en fumant le narguilé, elle parlera astrologie, ésotérisme, médecine naturelle et philosophie et souvent politique avec ses nombreux visiteurs étrangers dont Lamartine. Tous décriront dans leurs récits d’orientalistes cette lady anglaise qui les aura tant marqués. La légende traversera ainsi les mers et les océans. Si elle mène la vie qu’elle souhaite, à 50 ans, Esther Stanhope n’en est pas moins tourmentée par sa santé mais aussi par ses maigres revenus.
Ne supportant pas l’injustice, elle se jettera à corps perdu dans des batailles perdues d’avance où son ami d’hier l’émir Bachir devient son pire ennemi. Il ne l’agressera pas physiquement, mais fera le vide autour d’elle, menaçant quiconque travaillerait pour elle. Isolée, malade et ruinée, oubliée des Anglais, la sitt el-inglizié ne cèdera pourtant jamais au désespoir. Son esprit est toujours aussi affûté, sa conversation des plus intéressantes, sa maison restera ouverte aux fugitifs et aux nombreux visiteurs venus parfois de très loin. Lady Esther Stanhope s’éteint dans sa maison de Joun le 23 juin 1839, seule, mais fidèle à elle-même jusqu’au bout. Conformément à ses vœux, elle sera inhumée dans son jardin sous ses rosiers.
L’histoire n’est pourtant pas finie. Si les ronces et le temps font leur travail et effacent les traces de sa sépulture, Joun n’a pas fini d’évoquer cette dame au grand cœur. Émus par sa triste fin, les moines du couvent du Saint-Sauveur font construire en 1912 un caveau digne de ce nom et posent une pierre tombale pour honorer la mémoire de la défunte. Le tremblement de terre de 1956 cause de lourds dégâts à la tombe, mais c’est durant la guerre civile que des miliciens contactent l’ambassadeur britannique pour monnayer la dépouille de Lady Stanhope. Elle sera donc enterrée à nouveau dans le jardin de la résidence de l’ambassadeur à Abey en février 1989. Mais à la vente de la résidence, le problème se pose encore et il est décidé d’incinérer les restes d’Esther et de les disperser sur les ruines de son ancienne demeure. Le 23 juin 2004, la cérémonie regroupe officiels britanniques et libanais ainsi que les moines du monastère qui, une fois tout le monde parti, recueillent un peu des cendres de la lady dans une urne qui repose encore aujourd’hui à l’abri des murs du monastère sur cette terre libanaise qui ne doit pas l’oublier.
*Certaines informations sont tirées du livre de Laure-Dominique Agniel Lady Stanhope, l’amazone du Liban, éditions Tallandier.
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