Les Élucubrations d’un homme soudain frappé par la grâce. Cette pièce, écrite et jouée par Édouard Baer, au théâtre Antoine, est en soi un moment de grâce, au sens où elle nous inclut au cœur d’une expérience humaine, intime et cruciale, saisie sur le vif. Fait exceptionnel, place privilégiée: nous vivons en direct avec cet homme un phénomène que la psychanalyse appelle «passage à l’acte». Son passage à l’acte.
Comiquement hagard, l’homme Édouard Baer surgit parmi nous dans l’allée centrale du théâtre, propulsé depuis le fond de la salle par son trajet scénique mais aussi par une part obscure de lui-même.
Comédien principal de la pièce donnée au théâtre voisin, il vient d’en fuir la scène, dans le droit fil d’un étrange sentiment de non-sens qui imposé à lui dès ses premières répliques: sentiment que rien ne coïncide, ni entre lui et son rôle, ni entre lui et le public. Sa fugue irrépressible le fait débouler sous nos yeux, sur cette autre scène qui constitue l’unité de lieu pour la pièce et qui pour moi évoque irrésistiblement «l’autre scène» par laquelle Freud désigne l’inconscient.
Nous sommes donc conviés à un happening à l’intérieur du monde psychique de cet homme, au cours duquel il va tenter de dénouer sa situation immédiate. Son passage à l’acte vient de l’éjecter du sillon de sa vie habituelle, où tout semblait aller bien pourtant puisqu’il jouait le grand Malraux.
Il se trouve alors aux prises avec deux problèmes intriqués: un questionnement existentiel sur la logique de sa conduite, d’autant plus pressant que ce symptôme de fugue subite s’est déjà produit; et une urgence pratique de décision puisque le public de l’autre théâtre l’attend. Sa solution consiste à réfléchir tout haut auprès de nous, sur ce mode spontané et fantaisiste que la psychanalyse appelle «l’association libre», en convoquant le modèle de ses légendes personnelles, Bukowsky, Napoléon, Romain Gary…
De là, nous dansons avec lui sur le fil intérieur qui le fait osciller entre un «Non, je n’y vais plus», le refus de l’inconscient, et «Il faut y retourner», l’impératif de sa propre raison comme celui des différentes figures de l’Autre influençant sa vie (son agent artistique, sa femme, le milieu du théâtre…).
Dans ce balancement, l’homme Édouard Baer met en scène une démarche dont l’esprit m’apparaît comme merveilleusement psychanalytique. Le public, nous, dont il a besoin pour accomplir le passage vers sa solution, serait une métaphore du psychanalyste, auquel l’homme Édouard Baer adresse sa confiance et son amour. Tel est exactement le principe de ce lien, surréaliste et lumineux, que Freud a nommé «transfert».
Édouard Baer lui-même a déclaré dans une interview d’avril 2019 introduisant son spectacle: «Pour aller sur scène, il faut beaucoup de doute en soi. Il faut avoir confiance dans ce qu’on dit, dans les autres, dans la vie, mais en soi, il faut avoir besoin du spectateur.» Quelle magnifique phrase pour éclairer sa manière, si singulière, d’être acteur. Quelle splendide analogie, aussi, avec le transfert qui s’instaure entre un patient et son psychanalyste et qui a fonction de passeur pour se rejoindre soi-même.
L’homme Édouard Baer se rejoint en effet, car la pièce tranche bien du côté du Désir: ne pas y retourner, pour «se retrouver, ailleurs.» Pas forcément très loin, pas forcément là où il s’y attendait: acteur toujours, mais d’une autre pièce, juste voisine, et pourtant si différente. Sur cette nouvelle scène, il coïncide avec lui-même et la rencontre avec le public a lieu, pleinement, dans l’esprit, la tendresse et le rire, autant de traits réfléchissant la vérité de son être.
Et puis, il y a le charme ineffable d’Édouard Baer. Ce personnage unique fait d’un poète, d’un magicien, d’un être lunaire, insolite et proche, à la fois dense et léger. Petit Prince de lettres, de sagesse, comme d’enfance encore, Édouard Baer diffuse une vibration plutôt que des leçons. Ses mots nous mènent à accueillir, à aimer même, cet homme qu’il incarne sur scène et par suite, celui que nous sommes. Ses mots deviennent notre musique. C’est cela sa grâce.
Que ce passage de mon livre La Vie augmentée – deuxième extrait du chapitre traitant du transfert et intitulé «Choisir l’amour» – sache lui rendre hommage.
«Une cure est une suite de moments où un patient saisit que tel phénomène de son être, qui semblait n’avoir aucun sens, devient lisible dans la logique de l’inconscient. Ce qui semblait appartenir au domaine de l’ailleurs, étrange et inquiétant, prend sens de l’intérieur et devient familier. Ainsi, la psychanalyse représente une force de sortie de l’occulte, tel que le sujet s’en est fabriqué la conception.
La psychanalyse vient contrer le «mauvais sort», d’abord en montrant que ledit sort n’en était pas un, puis en remettant la vie du sujet dans l’espace vectoriel de ses forces vitales, de son désir fondamental donc.
Le transfert repose la question de l’amour. Chacun l’investit avec sa manière d’aimer (…), amenant aussi ce que celle-ci comporte de nœuds irrésolus, de scenarii d’échecs récurrents, de dilemmes et paradoxes inconscients.
(…) Mais si le transfert entre un patient et son psychanalyste avait pour destin de rester pris lui aussi dans la répétition, il n’y aurait pas de psychanalyse possible, puisqu’elle s’échouerait à l’infini sur le même écueil.
(…) Or l’une des actions du psychanalyste, auquel incombent la direction de la cure et le maniement du transfert, consiste au contraire à produire l’événement dans le lien grâce auquel le patient verra s’ouvrir d’autres voies que celles consistant à répéter sans fin sa tragédie de l’amour.
De ces effets de surprise et d’invention causés par la présence agissante du psychanalyste émergeront une vision nouvelle de son histoire affective et la possibilité d’en écrire autrement les chapitres futurs.
Que le psychanalyste ne prenne pas les choses pour lui, mais s’offre à ce qu’elles passent par lui, garantit la liberté de mouvement des deux protagonistes, la sienne comme celle du patient.
Dans l’optique de mettre en mouvement cette production de savoir qui permet à un patient de penser au lieu de répéter, il ne fait aucun doute que l’un des antidotes à la 'force obscure' est du côté de l’amour de l’analyste.
(...) L’amour de l’analyste, fiable et désintéressé, lui apporte une force centrifuge de nature à l’éjecter de la répétition et à le transporter du côté de la libre interrogation de ce que lui désire dans le champ de l’amour.
Une psychanalyse fait passer un sujet par l’amour pour qu’il puisse découvrir son être de désir. Il y a transfert de la sphère de l’amour à celle du Désir.»
Extraits de La Vie augmentée de Sabine Callegari, Albin Michel, 2017, chapitre 2, pp. 69-91.
https://www.facebook.com/callegarisabine
@sabinecallegari
Comiquement hagard, l’homme Édouard Baer surgit parmi nous dans l’allée centrale du théâtre, propulsé depuis le fond de la salle par son trajet scénique mais aussi par une part obscure de lui-même.
Comédien principal de la pièce donnée au théâtre voisin, il vient d’en fuir la scène, dans le droit fil d’un étrange sentiment de non-sens qui imposé à lui dès ses premières répliques: sentiment que rien ne coïncide, ni entre lui et son rôle, ni entre lui et le public. Sa fugue irrépressible le fait débouler sous nos yeux, sur cette autre scène qui constitue l’unité de lieu pour la pièce et qui pour moi évoque irrésistiblement «l’autre scène» par laquelle Freud désigne l’inconscient.
Nous sommes donc conviés à un happening à l’intérieur du monde psychique de cet homme, au cours duquel il va tenter de dénouer sa situation immédiate. Son passage à l’acte vient de l’éjecter du sillon de sa vie habituelle, où tout semblait aller bien pourtant puisqu’il jouait le grand Malraux.
Il se trouve alors aux prises avec deux problèmes intriqués: un questionnement existentiel sur la logique de sa conduite, d’autant plus pressant que ce symptôme de fugue subite s’est déjà produit; et une urgence pratique de décision puisque le public de l’autre théâtre l’attend. Sa solution consiste à réfléchir tout haut auprès de nous, sur ce mode spontané et fantaisiste que la psychanalyse appelle «l’association libre», en convoquant le modèle de ses légendes personnelles, Bukowsky, Napoléon, Romain Gary…
De là, nous dansons avec lui sur le fil intérieur qui le fait osciller entre un «Non, je n’y vais plus», le refus de l’inconscient, et «Il faut y retourner», l’impératif de sa propre raison comme celui des différentes figures de l’Autre influençant sa vie (son agent artistique, sa femme, le milieu du théâtre…).
Dans ce balancement, l’homme Édouard Baer met en scène une démarche dont l’esprit m’apparaît comme merveilleusement psychanalytique. Le public, nous, dont il a besoin pour accomplir le passage vers sa solution, serait une métaphore du psychanalyste, auquel l’homme Édouard Baer adresse sa confiance et son amour. Tel est exactement le principe de ce lien, surréaliste et lumineux, que Freud a nommé «transfert».
Édouard Baer lui-même a déclaré dans une interview d’avril 2019 introduisant son spectacle: «Pour aller sur scène, il faut beaucoup de doute en soi. Il faut avoir confiance dans ce qu’on dit, dans les autres, dans la vie, mais en soi, il faut avoir besoin du spectateur.» Quelle magnifique phrase pour éclairer sa manière, si singulière, d’être acteur. Quelle splendide analogie, aussi, avec le transfert qui s’instaure entre un patient et son psychanalyste et qui a fonction de passeur pour se rejoindre soi-même.
L’homme Édouard Baer se rejoint en effet, car la pièce tranche bien du côté du Désir: ne pas y retourner, pour «se retrouver, ailleurs.» Pas forcément très loin, pas forcément là où il s’y attendait: acteur toujours, mais d’une autre pièce, juste voisine, et pourtant si différente. Sur cette nouvelle scène, il coïncide avec lui-même et la rencontre avec le public a lieu, pleinement, dans l’esprit, la tendresse et le rire, autant de traits réfléchissant la vérité de son être.
Et puis, il y a le charme ineffable d’Édouard Baer. Ce personnage unique fait d’un poète, d’un magicien, d’un être lunaire, insolite et proche, à la fois dense et léger. Petit Prince de lettres, de sagesse, comme d’enfance encore, Édouard Baer diffuse une vibration plutôt que des leçons. Ses mots nous mènent à accueillir, à aimer même, cet homme qu’il incarne sur scène et par suite, celui que nous sommes. Ses mots deviennent notre musique. C’est cela sa grâce.
Que ce passage de mon livre La Vie augmentée – deuxième extrait du chapitre traitant du transfert et intitulé «Choisir l’amour» – sache lui rendre hommage.
«Une cure est une suite de moments où un patient saisit que tel phénomène de son être, qui semblait n’avoir aucun sens, devient lisible dans la logique de l’inconscient. Ce qui semblait appartenir au domaine de l’ailleurs, étrange et inquiétant, prend sens de l’intérieur et devient familier. Ainsi, la psychanalyse représente une force de sortie de l’occulte, tel que le sujet s’en est fabriqué la conception.
La psychanalyse vient contrer le «mauvais sort», d’abord en montrant que ledit sort n’en était pas un, puis en remettant la vie du sujet dans l’espace vectoriel de ses forces vitales, de son désir fondamental donc.
Le transfert repose la question de l’amour. Chacun l’investit avec sa manière d’aimer (…), amenant aussi ce que celle-ci comporte de nœuds irrésolus, de scenarii d’échecs récurrents, de dilemmes et paradoxes inconscients.
(…) Mais si le transfert entre un patient et son psychanalyste avait pour destin de rester pris lui aussi dans la répétition, il n’y aurait pas de psychanalyse possible, puisqu’elle s’échouerait à l’infini sur le même écueil.
(…) Or l’une des actions du psychanalyste, auquel incombent la direction de la cure et le maniement du transfert, consiste au contraire à produire l’événement dans le lien grâce auquel le patient verra s’ouvrir d’autres voies que celles consistant à répéter sans fin sa tragédie de l’amour.
De ces effets de surprise et d’invention causés par la présence agissante du psychanalyste émergeront une vision nouvelle de son histoire affective et la possibilité d’en écrire autrement les chapitres futurs.
Que le psychanalyste ne prenne pas les choses pour lui, mais s’offre à ce qu’elles passent par lui, garantit la liberté de mouvement des deux protagonistes, la sienne comme celle du patient.
Dans l’optique de mettre en mouvement cette production de savoir qui permet à un patient de penser au lieu de répéter, il ne fait aucun doute que l’un des antidotes à la 'force obscure' est du côté de l’amour de l’analyste.
(...) L’amour de l’analyste, fiable et désintéressé, lui apporte une force centrifuge de nature à l’éjecter de la répétition et à le transporter du côté de la libre interrogation de ce que lui désire dans le champ de l’amour.
Une psychanalyse fait passer un sujet par l’amour pour qu’il puisse découvrir son être de désir. Il y a transfert de la sphère de l’amour à celle du Désir.»
Extraits de La Vie augmentée de Sabine Callegari, Albin Michel, 2017, chapitre 2, pp. 69-91.
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