J’ai passé un moment passionnant avec Sami Tchak il y a quelques jours. Nous échangions autour de son livre Le Continent du Tout et du presque rien, qui est paru il y a peu. Un livre qui s’inspire tout à la fois des travaux majeurs d’Edward Saïd sur l’orientalisme et de ceux du philosophe Valentin-Yves Mudimbe dont l’ouvrage The Invention of Africa paru il y a trente-trois ans, vient tout juste d’être traduit en français. Sami Tchak qui est un philosophe et un sociologue togolais, a déjà écrit nombre d’essais et romans dont Le Paradis des chiots qui a remporté le prix Ahmadou-Kourouma en 2006. Il met ici en scène un apprenti ethnologue, Maurice Boyer qui entreprend un travail de terrain dans un village du Togo, Tèdi, y vit des moments bouleversants et en sera durablement transformé. Tchak a mis en exergue de son livre une citation de Mudimbe: «Nous savons que la négritude était une invention française, mais nous ignorions à quel point elle était essentiellement française». Tchak plaide pour une réinvention de l’Afrique à partir d’une déconstruction de «l’humanisme ambigu» des ethnologues occidentaux dont les travaux ont marqué de façon majeure le regard porté sur les peuples africains. Mais également à partir d’une critique fine de la verticalité qui caractérise le regard occidental sur l’Afrique. Cette verticalité, Tchak la définit comme une domination totale. Les Européens, dit-il, ont réussi à reconfigurer l’humanité entière à partir d’une idée simple: il y a d’abord nous, incarnés par «l’homme blanc», puis tous les autres. Il ne s’agit pas d’une simple domination, mais d’une hiérarchisation ontologique qui consiste à penser que quel que soit le peuple qu’on a en face de soi, si c’est un peuple non européen, il est inférieur. Tchak m’en donne un exemple très simple: l’autre jour, il a donné une pièce à un clochard. Ce dernier a levé la tête vers lui, lui a demandé d’où il venait, puis lui a parlé avec un mélange de pitié et de condescendance en se référant au malheur d’être Africain. «Clochard ou pas, malgré son état de déchéance, c’est lui qui me prend en pitié parce qu’il est blanc et que je suis noir», me dit Sami.
Sans doute quelque chose est-il en train de changer; ce n’est pas encore spectaculaire, mais les récentes attributions du prix Nobel de littérature à Abdulrazak Gurnah ou du prix Goncourt au magnifique roman de Mohamed Mbougar Sarr qui, disons-le en passant, se considère comme le fils spirituel de Sami Tchak, sont-elles les prémisses d’un léger glissement de terrain. Et la toute récente exposition qui s’ouvre au Palais de Tokyo autour de «l’Ubuntu» est une invitation à explorer cette philosophie et à découvrir les productions artistiques d’une vingtaine d’artistes dont les œuvres entrent en résonance avec cette façon différente de penser le monde. Complexe à transposer dans les langues occidentales, le sens de ce terme, issu des langues Bantous du Sud de l’Afrique, conjugue les notions d’humanité, de collectif et d’hospitalité et peut être traduit par «Je suis parce que nous sommes». Cette notion, dans ses dimensions philosophiques et spirituelles, peut être considérée comme «l’une des rares caractéristiques des sociétés africaines à avoir survécu aux six cents ans d’esclavagisme, de colonialisme et d’impérialisme de toutes natures qui ont déstabilisé les sociétés et sapé les cadres traditionnels de la transmission des savoirs», peut-on lire dans le texte introductif de l’exposition. Enracinée dans de nombreuses langues et cultures africaines, la pensée Ubuntu reste agissante dans la conception de la place de l’individu dans sa communauté, et comme une vision du monde fondée sur l’interdépendance de la relation. Elle est exigence d’une «humanité dans la réciprocité».
L’Ubuntu a irrigué la pensée des mouvements de libération des années 1960 et a marqué les productions littéraires et poétiques du continent africain et de ses diasporas, d’Aimé Césaire à Édouard Glissant, Alain Mabanckou ou Léonora Miano pour ne citer que quelques noms parmi tant d’autres. Dans la création musicale, Fela Kuti ou Mariam Makeba restent des porte-voix légendaires de cette pensée. Mais les nouvelles voix de la création musicale se réclament elles aussi de l’Ubuntu, comme par exemple le groupe Urban Village, la nouvelle voix indé de Soweto dont les chansons sont imprégnées de valeurs panafricaines et de la fameuse humanité commune. Parce que l’Ubuntu symbolise le lien tissé entre tous les hommes, il a été largement popularisé par Nelson Mandela pour décrire un idéal de société opposé à la ségrégation durant l’Apartheid puis pour promouvoir la réconciliation nationale en Afrique du Sud, à tel point que l’écrivain franco-djiboutien Abdourahman Waberi écrit que l’Ubuntu est «le plus grand legs que Mandela nous a laissé».
Le lauréat du prix Nobel de la paix 1984, l’archevêque Desmond Tutu qui vient de nous quitter, ne disait pas autre chose: «Quelqu’un d’ubuntu est ouvert et disponible pour les autres (…) car il ou elle possède sa propre estime de soi, qui vient de la connaissance qu’il ou elle a d’appartenir à quelque chose de plus grand. Il se sent diminué quand les autres sont diminués ou humiliés, quand les autres sont torturés ou opprimés». Le grand philosophe sénégalais Souleymane Bachir Diagne souligne que l'«Ubuntu» ou «faire humanité ensemble» est le sens du travail philosophique et intellectuel qu’effectue Diagne depuis plus de quarante ans, à travers ses recherches, ses travaux et ses enseignements qui l’ont conduit sur les trois continents: Afrique, Europe et Amérique.
La philosophie de l’Ubuntu est actuellement réinvestie par des intellectuels, des activistes et des producteurs dans tous les champs de la création contemporaine au travers de dynamiques nouvelles et d’une recomposition des pensées et des imaginaires qui traversent tous les continents. Dans un monde devenu incertain, en perte de sens, replié dans des crispations identitaires et marqué par la violence, cette pensée philosophique n’est pas un idéal abstrait. L’Ubuntu ou la question de «faire humanité ensemble et ensemble habiter la terre» se pose avec force et s’installe au cœur des revendications et des débats sociétaux, politiques, économiques, culturels et écologiques. Nous devrions tous nous en inspirer. C’est une des choses que l’Afrique peut nous apprendre, si nous sommes capables de l’écouter, alors qu’un individualisme forcené et mortifère domine de plus en plus les comportements. «Je suis parce que nous sommes» est une philosophie qui porte en elle les germes d’un monde nouveau et un réel espoir de changement.
Titre de la conférence que Souleymane Bachir Diagne a prononcée à Nantes le 10 juillet 2019, disponible sur YouTube.
Sans doute quelque chose est-il en train de changer; ce n’est pas encore spectaculaire, mais les récentes attributions du prix Nobel de littérature à Abdulrazak Gurnah ou du prix Goncourt au magnifique roman de Mohamed Mbougar Sarr qui, disons-le en passant, se considère comme le fils spirituel de Sami Tchak, sont-elles les prémisses d’un léger glissement de terrain. Et la toute récente exposition qui s’ouvre au Palais de Tokyo autour de «l’Ubuntu» est une invitation à explorer cette philosophie et à découvrir les productions artistiques d’une vingtaine d’artistes dont les œuvres entrent en résonance avec cette façon différente de penser le monde. Complexe à transposer dans les langues occidentales, le sens de ce terme, issu des langues Bantous du Sud de l’Afrique, conjugue les notions d’humanité, de collectif et d’hospitalité et peut être traduit par «Je suis parce que nous sommes». Cette notion, dans ses dimensions philosophiques et spirituelles, peut être considérée comme «l’une des rares caractéristiques des sociétés africaines à avoir survécu aux six cents ans d’esclavagisme, de colonialisme et d’impérialisme de toutes natures qui ont déstabilisé les sociétés et sapé les cadres traditionnels de la transmission des savoirs», peut-on lire dans le texte introductif de l’exposition. Enracinée dans de nombreuses langues et cultures africaines, la pensée Ubuntu reste agissante dans la conception de la place de l’individu dans sa communauté, et comme une vision du monde fondée sur l’interdépendance de la relation. Elle est exigence d’une «humanité dans la réciprocité».
L’Ubuntu a irrigué la pensée des mouvements de libération des années 1960 et a marqué les productions littéraires et poétiques du continent africain et de ses diasporas, d’Aimé Césaire à Édouard Glissant, Alain Mabanckou ou Léonora Miano pour ne citer que quelques noms parmi tant d’autres. Dans la création musicale, Fela Kuti ou Mariam Makeba restent des porte-voix légendaires de cette pensée. Mais les nouvelles voix de la création musicale se réclament elles aussi de l’Ubuntu, comme par exemple le groupe Urban Village, la nouvelle voix indé de Soweto dont les chansons sont imprégnées de valeurs panafricaines et de la fameuse humanité commune. Parce que l’Ubuntu symbolise le lien tissé entre tous les hommes, il a été largement popularisé par Nelson Mandela pour décrire un idéal de société opposé à la ségrégation durant l’Apartheid puis pour promouvoir la réconciliation nationale en Afrique du Sud, à tel point que l’écrivain franco-djiboutien Abdourahman Waberi écrit que l’Ubuntu est «le plus grand legs que Mandela nous a laissé».
Le lauréat du prix Nobel de la paix 1984, l’archevêque Desmond Tutu qui vient de nous quitter, ne disait pas autre chose: «Quelqu’un d’ubuntu est ouvert et disponible pour les autres (…) car il ou elle possède sa propre estime de soi, qui vient de la connaissance qu’il ou elle a d’appartenir à quelque chose de plus grand. Il se sent diminué quand les autres sont diminués ou humiliés, quand les autres sont torturés ou opprimés». Le grand philosophe sénégalais Souleymane Bachir Diagne souligne que l'«Ubuntu» ou «faire humanité ensemble» est le sens du travail philosophique et intellectuel qu’effectue Diagne depuis plus de quarante ans, à travers ses recherches, ses travaux et ses enseignements qui l’ont conduit sur les trois continents: Afrique, Europe et Amérique.
La philosophie de l’Ubuntu est actuellement réinvestie par des intellectuels, des activistes et des producteurs dans tous les champs de la création contemporaine au travers de dynamiques nouvelles et d’une recomposition des pensées et des imaginaires qui traversent tous les continents. Dans un monde devenu incertain, en perte de sens, replié dans des crispations identitaires et marqué par la violence, cette pensée philosophique n’est pas un idéal abstrait. L’Ubuntu ou la question de «faire humanité ensemble et ensemble habiter la terre» se pose avec force et s’installe au cœur des revendications et des débats sociétaux, politiques, économiques, culturels et écologiques. Nous devrions tous nous en inspirer. C’est une des choses que l’Afrique peut nous apprendre, si nous sommes capables de l’écouter, alors qu’un individualisme forcené et mortifère domine de plus en plus les comportements. «Je suis parce que nous sommes» est une philosophie qui porte en elle les germes d’un monde nouveau et un réel espoir de changement.
Titre de la conférence que Souleymane Bachir Diagne a prononcée à Nantes le 10 juillet 2019, disponible sur YouTube.
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