La Méditerranée orientale, terrain d’affrontement ancestral entre la Grèce et la Turquie
Eaux territoriales, zones économiques exclusives, ressources énergétiques… Autant de contentieux qui minent les relations entre Athènes et Ankara en mer Égée ainsi qu’en Méditerranée orientale. L’origine de cette guerre sans fin doit être recherchée dans l’histoire séculaire qui lie ces deux grands pays.

Pour peu que la Turquie, en effet, recherche du pétrole en mer Égée et en Méditerranée orientale, et les deux pays s’opposent déjà dans les années 1970. Rebelote en 1987, Athènes et Ankara avaient frôlé un sévère affrontement armé, puis à nouveau en 1996, les deux pays sont à deux doigts d’un conflit. La souveraineté contestée d’îles et de zones donnant accès à des ressources énergétiques considérables dans cette zone convoitée est à l’origine de ces crises à répétition.

Dans les années qui ont suivi la fin de la Première Guerre mondiale – durant laquelle la Grèce et l’Empire ottoman étaient adversaires –, et à la suite de la signature du traité de Lausanne en 1923, Athènes s’est vue attribuée la souveraineté sur la quasi-totalité des îles en mer Égée et en Méditerranée orientale.

Il restait l’archipel du Dodécanèse (Rhodes, Patmos…) possession italienne, qui est attribué à la Grèce en 1947 par le traité de Paris. Beaucoup de ces îles situent à quelques kilomètres seulement des côtes turques.

Toutes ces îles donnent à Athènes un avantage géostratégique et économique dans la région. Elles participent en effet à la détermination de la largeur des mers territoriales et des zones économiques exclusives (ZEE) avec son voisin turc. Petites précisions sur ces deux éléments, relevant du droit international, et essentiels pour la compréhension du contentieux gréco-turc.
Aux origines du contentieux

Selon la Convention des Nations unies sur le Droit de la mer – CNUDM, signée en 1982 à Montego Bay – la limite des eaux territoriales d’un pays est fixée à 12 milles marins maximum (22 kilomètres) à partir de ses côtes, appelées « lignes de base ». Comme le rappelle Le Monde, dans le cas gréco-turc, elles sont définies à 6 milles. Car si l’on appliquait la règle des 12 milles, les navires turcs ne pourraient presque pas circuler en mer Égée sans demander l’autorisation aux Grecs, car celle-ci appartiendrait presque entièrement à ces derniers. Une situation inacceptable pour la Turquie.

La ZEE constitue de son côté un espace hautement stratégique. Selon la CNUDM, elle peut aller jusqu’à 200 milles marins (soit environ 370 kilomètres) à partir de la ligne de base. Dans cette zone, l’État côtier a des « droits souverains à des fins d’exploration et d’exploitation, de conservation et de gestion des ressources naturelles biologiques ou non-biologiques des eaux surjacentes au fonds marins, des fonds marins et de leur sous-sol, ainsi qu’en ce qui concerne d’autres activités tendant à l’exploration et à l’exploitation de la zone à des fins économiques telles que la production d’énergie à partir de l’eau, des courants et des vents… ». Cela inclut les ressources énergétiques.

La ZEE peut également se prolonger à travers ce que l’on appelle le « plateau continental ». Il représente l’étendue du prolongement naturel du territoire terrestre de l’État côtier. La largeur de ce plateau continental peut atteindre jusqu’à 350 milles marins, (soit 650 kilomètres) depuis la ligne de base. Cet État peut, là aussi, en exploiter les ressources et les sous-sol.



 

De même, les îles d’un État jouissent des mêmes effets définis par la CNUDM. Elle dit : « la mer territoriale, la zone contiguë, la zone économique exclusive et le plateau continental d’une île, sont délimités conformément aux dispositions de la convention applicables aux autres territoires terrestres ». Autrement dit, toute île a donc une importance stratégique et économique majeur pour un État et le contrôle des sous-sol.

Du fait de toutes ces règles, la multiplicité des îles grecques mer Égée agrandit la ZEE d’Athènes dans la Méditerranée orientale et la mer Égée et « enferme » en quelques sortes la Turquie à l’intérieur de ses propres côtes. La configuration de la ZEE turque prive ainsi Ankara de toute possibilité de projection dans la région, notamment en termes d’exploitation des ressources naturelles qui y sont présentes. Il suffit de regarder une carte de géographie pour comprendre l’origine du problème que constituent les îles grecques en mer Égée et de l’étendu de la ZEE grecque – en tout cas côté turc. La ZEE d’Ankara devient ainsi étroite comparée à celle de la Grèce.
La Turquie montre les muscles

Les disputes territoriales entre Ankara et Athènes autour des îles – y compris d’îlots – en mer Égée ne datent par ailleurs pas d’hier. Les deux pays (pourtant alliés au sein de l’Otan depuis 1952) ont failli en venir au conflit armé en 1987 et 1996.

Mais après une accalmie de plusieurs années, les tensions gréco-turques dans la région resurgissent de plus belle dès les années 2019-2020 en Méditerranée orientale. La raison : la découverte d’importants gisements de gaz, notamment du côté de Chypre – dont la Turquie contrôle la partie nord depuis 1974. « Des quantités importantes de gaz ont en outre été découvertes en Méditerranée orientale, notamment au large de Chypre, attisant l’appétit des Turcs, dont l’économie est très fortement consommatrice d’énergie », explique Dorothée Schmid, responsable du programme Turquie et Moyen-Orient à l’Institut français des Relations internationales (IFRI). La spécialiste rappelle par ailleurs qu’à l’époque, Ankara importe son énergie, dont une grande partie à la Russie.

La Turquie a inauguré mardi le premier porte-drones du monde.


Bien décidée à faire valoir ses droits sur les gisements de Méditerranée orientale, la Turquie n’hésite pas à montrer les muscles, allant jusqu’à remettre en question les frontières maritimes et des ZEE dans la région. C’est par exemple le cas en 2019, avec l’envoi de navires de forage turcs – escorté par des bâtiments de guerre – dans les eaux territoriales chypriotes. Un procédé répété en août 2020, avec le navire de recherche sismique Oruç Reis, cette fois dans les eaux grecques. Selon Dorothée Schmid, « le gouvernement turc veut désormais agrandir sa ZEE jusqu’aux limites de son plateau continental, faisant fi de l’existence des îles grecques au large de ses côtes qui l’en empêchent selon le droit international ». On peut notamment citer l’île de Kastellórizo, à 7 kilomètres de la ville de Kas.

Pour rappel, la Turquie n’a pas signé Convention de Montego Bay, régissant le Droit de la mer. Elle pense par ailleurs avoir droit de prospecter dans la ZEE chypriote, s’appuyant sur son occupation du nord de l’île et au titre de la République turque de Chypre nord (RTCN) – qui a déclaré son indépendance en 1983 et dont l’existence n’est reconnue que par la Turquie. « Ce faisant, l’État turc a donc étendu de facto considérablement sa ZEE et s’est engagé dans une politique d’exploitation illégale des ressources halieutiques et gazières chypriotes. », expliquait le site français vie-publique.fr en octobre 2021. « Ankara conteste les concessions octroyées à des compagnies gazières étrangères par la République de Chypre souveraine du côté sud. L’envoi de navires de prospection turcs, sous escorte militaire, dans les eaux que revendique la RTCN pour sa propre ZEE, est à la fois une manœuvre d’intimidation vis-à-vis des Chypriotes grecs et une tentative de fait accompli économique », ajoute de son côté Dorothée Schmid.
Jeux en coulisses

Parallèlement, en coulisses, les choses s’activent. Chacun essaye d’enrayer la stratégie de l’autre par un engrenage d’alliances et la construction de partenariats. En novembre 2019 un accord est signé entre Ankara et le gouvernement libyen d’alors (appelé GNA, reconnu par les Nation unies) siégeant à Tripoli. Il redéfinit les frontières maritimes et les ZEE entre la Turquie et la Libye. La ZEE turque, telle que prévue par cet accord, passe ainsi en plein milieu des ZEE grecque et chypriote. Il implique par ailleurs, de facto, l’île grecque de Kastellórizo, à quelques pas de la ville turque de Kas. Impossible pour Athènes, qui réagit.

Elle signe un accord maritime avec l’Égypte et, début janvier 2020, un autre accord avec Chypre et Israël pour la construction du gazoduc EastMed. Ce gazoduc – qui devrait entrer en service entre 2025 et 2027 – a pour objectif d’acheminer du gaz depuis l’État hébreu jusqu’en Europe en passant par Chypre, la Grèce et l’Italie.

Sur fonds d'intérêts énergétiques et stratégiques, les tensions militaires se multiplient en Méditerranée orientale (AFP)

En octobre 2022, la Turquie a signé un nouvel accord de partage des zones de prospection des hydrocarbures avec le gouvernement libyen. Cet accord a rapidement été « dénoncé par le gouvernement rival libyen basé à Tobrouk, ainsi que par la Grèce, l’Égypte et Chypre, qui ont conclu des accords bilatéraux définissant strictement leurs propres ZEE », explique Dorothée Schmid.

Deux axes se coupent ainsi en Méditerranée orientale : l’un formé par Égypte, Israël, Chypre et la Grèce d’un côté, et celui formé par la Turquie et la Libye.
La dramatique course à l’armement…

Le contentieux gréco-turc en Méditerranée orientale et en mer Égée semble également se dérouler – parallèlement – sur le plan militaire. Alors que l’industrie de défense turque a monté en puissance ces dernières années, la Grèce un pris un peu de retard du fait de la crise de 2008. Le réarmement grec s’est toutefois accentué du fait des troubles en Méditerranée. « Athènes estimait avoir du retard en matière d’équipement militaire (par rapport à celui de la Turquie), et les incidents à répétition de l’année 2020 ont accéléré sa volonté de réarmement face à une Turquie perçue comme à nouveau très agressive », explique Dorothée Schmid.

Ce réarmement d’Athènes s’est notamment vu dans le partenariat qu’il a noué avec la France. En septembre 2021, les deux pays concluent un accord bilatéral de défense. La Grèce a, en outre, passé commande de plusieurs frégates françaises de défense et d’intervention (FDI) et de 24 avions Rafale en l’espace de deux ans, (18 en 2021 et 6 de plus en 2022). Le montant total de ces achats s’élève à plus de cinq milliards d’euros. Les derniers achats ont été effectués alors que la Grèce et la Turquie connaissent une relative accalmie du fait de l’éclatement de la guerre en Ukraine.

Athènes se livre également à des exercices militaires. Comme mi-janvier 2023, à l’est de la mer Égée. Ces manœuvres, baptisées « Lightning », ont pour objectif de se préparer à une attaque sur des flottes ennemies, reprendre des territoires occupés ou encore protéger des plateformes d’exploitation minière ou d’hydrocarbures. Elles ont été réalisées avec des sous-marin, des frégates, et même des avions de chasse. Comme le rapportait Franceinfo le 18 janvier dernier, ces manœuvres militaires constituent une réponse à l’annonce turque de la mise au point d’un missile, le Taifun, capable d’atteindre le territoire grec en huit minutes, mais aussi des violations de l’espace grec par des drones turcs. De même L’Orient-Le Jour rappelle que fin août 2022, « la Turquie a affirmé que des avions turcs en mission dans la mer Égée et en Méditerranée orientale avaient été visés par le système de défense S-300 de la Grèce et dénoncé une ‘action hostile' ».
Des tentatives d’apaisement

Dans ce contexte, et au vue des tensions dans la zone, une question se pose : y a-t-il un risque de conflit entre les deux pays, aujourd’hui, ou dans un futur proche ? L’hypothèse d’un incident militaire entre les deux pays « ne peut pas être complètement écartée : autour de la prospection sur les hydrocarbures, comme en 1987 et en 2020, ou lors de montée de tensions autour des îles et îlots disputées, comme à Imia en 1996, ou à Kastellórizo, que (le président turc Recep Tayyip) Erdogan cible régulièrement dans ses discours », estime Dorothée Schmid. Elle indique par ailleurs qu’à chaque montée des tensions, la médiation de l’OTAN a permis d’éviter l’escalade.

La spécialiste met toutefois en avant des tentatives d’apaisement de la part d’Ankara. Pour elle, la diplomatie turque semble à nouveau « soucieuse d’apaisement et disposée à régler les différends après le séisme du 6 février dernier » qui a frappé le sud de la Turquie et le nord-ouest de la Syrie, et fait plus de 50 000 morts, dont une très grande majorité en Turquie. De l’aide est alors venue du monde entier et parmi les premiers pays à avoir envoyé de l’aide et des secours sur place, figurait la Grèce. Le Courrier international rappelle que la Grèce et la Turquie ont, malgré leurs différends, une tradition d’assistance mutuelle lorsque l’un et/ou l’autre est frappé par une ou plusieurs catastrophes naturelles. On a pu par exemple le voir avec le tremblement de terre d’Izmit en 1999, où les deux pays avaient été touchés, et qui a abouti à une détente et une meilleure relation entre Athènes et Ankara.

L’apaisement se voit aussi dans le rétablissement ou le réchauffement des relations avec d’autres pays riverains de la Méditerranée et avec qui Ankara était brouillé depuis plusieurs années, notamment Israël et l’Égypte. Ces deux pays sont par ailleurs tous deux alliés à la Grèce sur le dossier des hydrocarbures en Méditerranée orientale. « Des discussions à haut niveau ont à nouveau lieu entre responsables grecs et turcs. De même, les relations avec les États-Unis se sont améliorées, notamment sur les dossiers sensibles des F-16 et F-35 », explique Dorothée Schmid. Elle estime par ailleurs que ce réchauffement « devrait consolider la stabilisation des relations en mer Égée, de même que les récentes visites en Turquie des chefs de la diplomatie égyptien ou israélien».

Avec l’État hébreu en particulier, des discussions sont ouvertes sur la question d’une coopération énergétique. « La Turquie offre ses services pour servir de hub au gaz israélien vers une Europe en recherche de nouveaux approvisionnements, notamment via son gazoduc TANAP, qui traverse depuis Bakou le Caucase et l’Anatolie, jusqu’à la Bulgarie et l’Italie ».

L’article original est paru dans Mondafrique
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