Le chant élémentaire de Hanibal Srouji
©Hanibal Srouji, Chant du Vent, 1991, oil on linen, 180x158cm
À la suite de sa première exposition à Beyrouth en 1997 intitulée Particules, Hanibal Srouji s’est fait connaître par une pratique qui, depuis, a contribué à façonner son écriture. Sur une toile non traitée, que l'artiste considère comme une extension de sa peau, il pose les éléments qui constitueront ses marques – feu, papier calque, rouille, acide, peinture acrylique et eau – ainsi que sa signature: le travail en diptyque et l’usage du chalumeau lui permettant de créer de petits trous, rappelant ainsi les murs des immeubles de Beyrouth marqués par l’impact de balles et les combats de la guerre. Srouji avait 18 ans lorsque la guerre civile au Liban éclate et qu’il côtoie l’horreur avant de quitter Beyrouth pour Montréal. Il sera dit à son propos qu’il «cherche, à travers son action incendiaire, à sublimer la violence» (Gregory Buchakjian et Sary Tadros, 2013).

C’est vers une antériorité de cette pratique gestuelle que nous conduit l’exposition Breaking Point actuellement en vue à la galerie Janine Rebeiz. On peut y voir des travaux, masses de couleur et de lumière, peintures à l’huile sur lin dont plusieurs grands formats de plus de 180 x 150 cm, qui remontent à la période de l’après-guerre civile (1992), c’est-à-dire à une trentaine d’années. De fait, ces œuvres qui reflètent un état d’esprit particulier – qui est aussi celui de son pays – cristallisent un moment de suspension temporelle entre la fin d’un régime et le début d’un autre, un état de transition entre ce qui n’est plus et ce qui n’est pas encore, un entre-deux qui laisse filtrer lumière et couleurs. Un moment plastique.

Le vocabulaire non figuratif déployé par Srouji fait pourtant des renvois, si on se réfère aux titres, à un ensemble élémentaire et végétal (il est fait mention, de manière récurrente, à l’élément aérien et végétal), ainsi que musical (tout cela est organisé en «chants») où la présence de l’humain, pris dans sa dimension naturelle comme faisant partie de ce réseau de connexions cosmiques, est comprise dans celle de l’arbre, dans une forme d’hybridité homme-arbre.

Hanibal Srouji, Homme-Arbre, 1990, acrylic and mixed media on paper, 76x56cm

Dans le monde des archétypes, l’arbre, qui a ses racines dans la terre et la cime dans le ciel relie les deux dimensions du terrestre et du céleste. Par son alliance avec lui, l’homme sroujien est un axe autour duquel gravitent les éléments de l’univers, bachelardiens en particulier (air, terre, eau et feu), dans une espèce de reconstitution d’un état primordial. Si, dans les travaux postérieurs de Srouji, ceux à travers lesquels il voudra composer avec la violence, le feu aura un traitement de choix, ici, chez cet artiste qui reconnaît avoir été intéressé, depuis l’enfance, par ce que la couleur pouvait faire, il est surtout question d’air et de terre qui se déclinent dans une palette qui va du vert (pour le végétal), bleu et blanc (pour l’aérien, et pourquoi pas aquatique?) au brun (pour le terrestre).

Hanibal Srouji, In the Wind, 1991, oil on linen, 180x154cm

Un chromatisme donc, autant qu’un chant, à la fois des éléments et du végétal, mêlant les dimensions visuelle et musicale, dans une démarche sensorielle synesthésique. On est bien entendu tenté de voir dans cette incantation une manière encore de s’unir à l’univers – on pense au Chant du monde du romancier Jean Giono qui raconte, sur un mode lyrique, un idéal de fusion entre l’homme et la nature, tout en véhiculant l’idée d’un nouveau combat où la fraternité des hommes l’emporte sur les violences. Le propos semble donc vouloir constituer une sorte d’éloge à la création; il ne faut pourtant pas perdre de vue, même si cet aspect n’est pas à exclure, qu’il prend place surtout dans un contexte de vide à la fois moral et intellectuel, celui de l’après-guerre, où aucun propos ne parvient à faire sens. C’est donc plutôt une sorte de tabula rasa à laquelle l’artiste, comme sa génération dans son ensemble, se trouve confronté, qui est donnée à voir ici. Cette vacuité est la fenêtre par laquelle s’introduit le monde, comme seul référent encore tangible. D’ailleurs, les ruines ne sont pas loin (Ruins on the Top of the Oak Tree).

Hanibal Srouji, Ruins on top of the oak tree, 1991, oil on linen, 180x154cm


En 2010, dans une série de peintures verticales intitulée Land and Sea qui présentent des lavis de peinture stratifiés, Srouji revisitera ses impressions de terre, de mer et de ciel sans fin, de même qu’il aura par la suite l’occasion de développer la dimension proprement musicale de sa peinture. Il affirmera que, pour lui, la peinture est une musique visuelle et que, quand il entend de la musique, il voit des couleurs. Les lignes verticales épaisses de travaux qui suivront fonctionnent aussi comme les barreaux d'une composition musicale, apportant du rythme à l'œuvre.

Hanibal Srouji, Chant de l'Arbre, 1992, oil on linen, 180x154cm

C’est donc un travail séminal que nous avons l’occasion de visiter dans le cadre de l’exposition Breaking Point, textuellement «point de rupture», à comprendre sans doute comme un point de rupture à la fois historique, personnel et esthétique.

Né au Liban en 1957, Hanibal Srouji vit et travaille entre Beyrouth et Paris. Il est titulaire d’un master en beaux-arts de l'Université Concordia au Canada (1987). Il a occupé différents postes d'enseignant dans des universités aux États-Unis, au Canada, à la Sorbonne à Paris, avant de rejoindre, en 2010, comme professeur associé de pratique, la LAU où il occupe, aujourd'hui, le poste de directeur du département Art & Design. Son travail a été montré à la Singapore Art fair, à Belfast, Art14 London, Art Dubai, Abu Dhabi Art, et à la Beirut Art Fair. Breaking Point est la huitième exposition personnelle de Srouji avec la Galerie Janine Rubeiz, après Particles en 1997, Transformations en 2000, Sous le Signe de la Légèreté en 2003, Touches en 2006, Offrandes en 2009, Tête dans les nuages en 2014, et Let Us Dream en 2018. Son travail a été acquis par d'éminentes collections publiques et privées, telles que la Collection Alcan au Canada et la Fondation Carmignac en France. Il est également représenté par la June Kelly Gallery à New York et la Galerie Eulenspiegel à Bâle.

Hanibal Srouji, Champ, 1992, oil on linen, 140x125cm

Nayla Tamraz
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