L’État de contrainte et la désertion civique
Seul l’État répressif peut assurer la paix sociale. Si d’aventure il accordait aux citoyens les libertés tant vantées par les déclarations universelles, il s’exposerait à de graves périls et à des conflits sans fin. Donner libre cours à l’authentique citoyenneté, c’est déstabiliser les régimes et semer la dissension.

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Cher Aristote, vous aurez toujours raison. «De deux maux, il faut choisir le moindre» (1), aviez-vous dit! Quoi de plus sage? Alors, s’il vous plaît, considérons votre sentence proverbiale à la lumière des nouvelles qui nous parviennent du Soudan. La dissension armée à laquelle est livré ce pays nous interpelle: n’aurait-il pas mieux valu s’en tenir à la dictature du général Omar al-Bachir, le président sanguinaire (2), plutôt que de sombrer dans des hostilités parties pour durer (3)? Certes, on peut faire valoir pareil argument devant l’Histoire, mais certainement pas devant la Cour pénale internationale, ce général ayant commis, au Darfour, nombre de crimes contre la paix et tant de crimes de guerre. Il n’empêche que ç'eût été un moindre mal. Car maintenir un tyran au pouvoir est moins coûteux, en termes humains et matériels, que de laisser les forces paramilitaires du général Dagalo, alias «Hemetti», aux prises avec l’armée régulière.
Rappelons que cette alternative, dont chaque issue est douloureuse, n’est pas une spécificité soudanaise. Ce choix fatidique nous est posé et imposé par la force des choses dans l’ensemble des pays de la Ligue arabe comme dans ceux de l’Organisation de la coopération islamique (4). Allez savoir pourquoi.
Il faut l’effronterie de Paul Bremer (5) et celle de Bernard-Henri Lévy pour dire que les situations qui ont prévalu à la chute de Saddam Hussein en Irak et à celle de Kadhafi en Libye valaient quand même mieux que la perpétuation des régimes oppressifs et délirants de ces deux autocrates. Une opinion que ne partage pas Michel Onfray (6), pour ne citer que des commentateurs français.
Soit l’État de contrainte soit l’État inachevé
L’homme est un loup pour l’homme, et il faut croire que seul le Léviathan, ce monstre qu’est la machine étatique, est en mesure d’instaurer la concorde entre compatriotes par la crainte qu’il inspire. C’est d’autant plus vrai que, sous nos latitudes, on n’a jamais détecté la présence d’États démocratiques forts de leurs institutions équitables et de l’adhésion de leurs citoyens. En revanche, on y retrouve deux formes dégradées du concept d’État, à savoir l’État inachevé et cette excroissance maligne qu’est l’État de contrainte. Examinons ces deux variations sur un même thème:
– L’État inachevé, qui préfigure l’état de chaos, est celui qui n’est pas en mesure de mater les soulèvements, pas plus que de contrer les forces centrifuges qui le minent de l’intérieur. L’obéissance ne lui est pas automatiquement due et, chancelant comme il est, il doit négocier avec ses partenaires politiques, sociaux et tribaux afin d’assurer sa survie et une pérennité a minima. Si un certain formalisme démocratique y est respecté, le pouvoir exécutif n’y est que tronqué, vu les dérogations qu’il doit sans cesse apporter aux principes généraux et aux décisions prises. Cet État est si impuissant qu’il ne fait que suivre ou «gérer» dans la mesure du possible les conflits civils qui se poursuivent sous ses yeux. Les contingents militaires à sa disposition peuvent dans le meilleur des cas servir de force d’interposition entre groupes belligérants, comme ce fut le cas à Tayouneh en octobre 2021. En bref, à l’ombre de cet État, le peuple vit incessamment un conflit larvé ou déclaré. Dans cette catégorie, on trouve le Liban, bien entendu, mais également le Yémen sous la présidence de Abed Rabbo Mansour Hadi, surtout à partir de la prise de la capitale, Sanaa, en 2014 par les Houthis. La Syrie, en dépit de son régime répressif, a failli sombrer dans le chaos, cette caractéristique de l’État inachevé, n’était l’intervention des bombardiers russes Soukhoï qui ont renversé le cours de la bataille.
– À l’opposé de cet État impotent, se dresse l’État de contrainte qui n’atteint sa pleine maturité que lorsque les pouvoirs exécutifs et législatifs sont concentrés entre ses mains. Cet État se distingue par son régime tyrannique qui ne tolère ni discorde ni dissidence sur le territoire qui relève de sa juridiction. À sa tête se tient un homme, une famille, un parti ou de hauts gradés de l’armée nationale qui s’y succèdent comme en Algérie ou en Égypte. Si tel régime peut aboutir à créer des dynasties républicaines, c’est qu’il se caractérise par un mode de scrutin qui barre la voie à l’alternance au pouvoir: à telle enseigne que les fils de Saddam Hussein et ceux de Mouammar Kadhafi seraient en ce moment à la tête de leurs pays respectifs si leurs dictateurs de pères n’avaient été renversés grâce à des interventions étrangères. N’oublions pas d’adjoindre la Syrie à cette liste des États de contrainte; elle ne saurait manquer à l’appel maintenant que son régime a repris du poil de la bête.
Par le fer et par le feu.
La désertion civique
L’État de contrainte se méfie des innovations et des changements du personnel politique. Si d’aventure il accordait à ses citoyens les libertés tant vantées par les Déclarations universelles, il s’exposerait à de graves périls, le peuple aussitôt émancipé s’engageant dans des débats et querelles sans fin. Bachar el-Assad, en tant que jeune président, avait permis, en l’an 2000, l’éclosion d’un «printemps de Damas», mais au bout de quelques mois, il fit volte-face, les choses menaçant de lui échapper (7).
Par ailleurs, il est à rappeler que tout renversement d’un autocrate mènerait le pays, autrement tenu d’une main de fer, droit vers le chaos. Faut-il encore donner l’exemple de l’Irak à la chute de Saddam Hussein et celui de la Libye à la chute de Mouammar Kadhafi?
Pour ce qui est du Liban, certains en sont à regretter la férule syrienne. À l’époque de Ghazi Kanaan et Rustom Ghazaleh, nos institutions n’étaient pas grippées; ce n’est pas sous ces deux messieurs que le pays aurait accusé des vacations présidentielles comme celles que l'on vit de manière récurrente depuis 2005, date du retrait de l’armée syrienne. C’est un fait que je ne saurais nier et je le dis, comme les Italiens diraient aujourd’hui, sans aucune pointe de regret: avec Mussolini les trains arrivaient à l’heure!
Ghazi Kanaan c'est nous ou le chaos.
«Indecent proposal»

Si seulement on arrêtait de rêver de «l’indéniable citoyenneté»! N’a-t-on pas d’ores et déjà admis que la vague de protestation populaire qui a secoué le monde arabe en 2011 a été improprement qualifiée de printemps» (8)? De ce fait, une amère conclusion s’impose: pour jouir de la coexistence harmonieuse en une société apaisée, l’individu doit renoncer à participer à la prise de décision politique. S’étant dépouillé de sa qualité de citoyen, il n’aura qu’à obéir, d’autres se chargeant de réfléchir et de décider à sa place. Une servitude volontaire, quoi!
C’est, ma foi, la proposition décente (ou indécente) que fait Bachar el-Assad à son peuple comme au peuple du Liban. Elle n’est pas alléchante, nous dit-on, mais c’est à ce prix qu’on évite déliquescence des institutions et conflits internes. Car pour l’État de contrainte, la «désertion civique» (9), imposée ou consentie de plein gré, est la clé de la paix sociale, de la stabilité nationale et du renflouement des comptes défaillants, etc.
Sinon, c’est l’État inachevé, en d’autres termes l’état de chaos et de fragmentation.
Alors, au choix!
 
Youssef Mouawad
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1- L'Étique à Nicomaque, Livre II.
2- Renversé en avril 2019. Il fut l’objet en mars 2009 d’un mandat d’arrêt international, émis par la Chambre préliminaire de la Cour pénale i
nternationale, pour crimes de guerre et crimes contre l’humanité.
3- Eliott Brachet, «Soudan: Le conflit est parti pour durer», Le Monde, 26 avril 2023.
4- C’est la taille du présent billet qui fait que je me focalise sur les dictatures militaires et que j’épargne les monarchies héréditaires.
5- Paul Bremmer III, My year in Iraq, The struggle to build a future of hope, eBook, 2006.
6- «“Les cons, ça ose tout”, Michel Onfray tacle Bernard-Henri Lévy sur les réfugiés», Franceinfo, 4 septembre 2015.
7- Jean-Pierre Perrin, «À Damas, le printemps a duré huit mois», Libération, 25 juin 2002.
8- Jean-Pierre Filiu, «Au Soudan, le mythe arabe de la stabilité» contre-révolutionnaire a volé en éclats», Le Monde, 30 avril 2023.
9- L’expression est empruntée à Marcel Gauchet, La démocratie contre elle-même, Gallimard, 2002, p. 176.
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