Au fil des rues de Furn el-Hayek, au cœur d'Achrafieh, on devine les souvenirs d’une vie de quartier regrettée par nombre d’habitants. Rencontres.
Les réunions d’anciens, le soir au pied des maisons, les devantures de commerces colorées que le temps s’est acharné à délaver, les jardins luxuriants où il faisait bon de prendre le café autour d’un bassin central à la tombée du jour, les vergers où trônaient néfliers, jacarandas et orangers… Tout cela n’est plus. Depuis la construction de nouveaux immeubles à partir des années 60, le quartier de Furn el-Hayek à Achrafieh s’est lentement métamorphosé. Seule constante: depuis plus d’un siècle, la vie s’articule autour de la maison Hayek, dont la boulangerie a donné son nom au quartier. Les plus vieux le désignaient parfois par un autre nom, el-Abrass, en référence à une personne albinos qui y habitait, mais dont le souvenir s’est éteint progressivement avec la disparition des aînés.
Celui de la boulangerie reste en revanche très vivace. "Elle a été fondée par mon arrière grand-père, Dimitri Hayek, au début du XXe siècle. À l’origine, elle était privée", raconte Élie, qui réside toujours dans la maison familiale: une demeure bourgeoise aux murs beiges délavés, aux volets verts foncés et aux balcons en encorbellement. Une maison somme toute typique du quartier, mis à part l’imposante cheminée du four à pain qui la surplombe. "En 1915, la grande famine est arrivée. Mon grand-père a commencé à distribuer du pain aux plus pauvres", poursuit-il.
C’est ainsi que de fil en aiguille, la boulangerie Hayek est devenue commerciale. Et, par là-même, le cœur battant du quartier. "Durant la guerre de 1975, la queue s’étendait sur plusieurs rues", se souvient Martha, 75 ans, avec émotion. Depuis plus de 40 ans, cette native du quartier habite un immeuble des années 1960, au bas duquel se trouve son magasin–atelier. "Le boulanger refusait que mon mari attende. Alors, le soir, à minuit, il nous déposait lui-même un sac de pain devant la porte. Il y en avait tellement qu’on en redistribuait!"
Difficile d’imaginer que ce quartier résidentiel, aujourd'hui si calme, a été un jour le théâtre d’une guerre civile qui avait coupé la ville en deux. Derniers témoins architecturaux, les impacts de balles et d’obus qui constellent ça et là certaines habitations rescapées. Aujourd'hui, la quiétude baigne les rues du quartier, dont les petites impasses recèlent souvent de trésors oubliés: là, un jardin abandonné où la nature a repris ses droits, ici un vieux puits condamné, au sol, des vitraux abîmés.
Si la boulangerie a changé de nom, le four de manakiche (galettes libanaises au thym et à l’huile d’olive) attenant, lui, l’a conservé. Omar en est le gérant. Il évoque avec une pointe de nostalgie l’ambiance d'antan. Les réunions de quartier tôt le matin autour d’un café, les voisins qu’on traite comme la famille… Tout cela lui manque.
Comme nombre d’anciens du quartier, l’homme âgé de 37 ans déplore la disparition des vieilles demeures, induite par une gentrification croissante des lieux, qui à son tour a altéré le tissu social. "Médecins, pharmaciens, boulangers, tout le monde vivait en communauté. On avait l’habitude de s’asseoir ensemble pour discuter et jouer aux cartes. Aujourd'hui, il n’y a presque plus de commerçants. L'artisan Sabir est parti, le lavomatique de Didi a fermé, le plombier, surnommé M. Sangari, a déménagé et l’ancien restaurant Rani a été détruit pour faire place à un nouvel immeuble."
Car les associations de défense du patrimoine peinent à protéger les trésors du quartier, dont certains ont été laissés à l’abandon par leurs propriétaires après des années de guerre et de difficultés économiques. Un phénomène que déplore Martha. "Là, juste derrière moi, il y avait une villa centenaire. Si vous aviez vu l’intérieur… comme c’était joli! Le marbre, les mosaïques, les murs immenses. Elle était si spacieuse que lorsque l’église Saint Nicolas des grecs-orthodoxes, située non loin, avait été endommagée par les bombardements durant la guerre, les messes y étaient célébrées. Puis un dimanche soir, la villa a été détruite. Les démolisseurs ont-ils sans doute choisi ce timing pour contourner la loi sur la protection des demeures classées."
Une première loi pour la protection du patrimoine architectural avait été approuvée en 1977 et devait être amendée dans les années 90, puis de nouveau en 2017 sous la pression des associations de sauvegarde du patrimoine architectural, notamment l’Apsad, fondée en 1960 par lady Yvonne Sursock Cochrane. Ces textes classaient les demeures anciennes qui ne pouvaient pas être démolies, ce qui n’a pas empêché la destruction de plusieurs d'entre elles.
Les maisons anciennes, Samer, qui réside deux rues plus haut, connaît bien. Il a vécu toute sa vie dans la villa familiale construite par son grand-père en 1920. Une des rares du quartier qui n’est pas laissée à l’abandon. Une maison typique du mandat avec sa véranda et ses murs de 6 mètres de haut, abritant en leur sein ornements peints à la main, moulures et carrelages anciens. "Cela coûte très cher à entretenir", déplore celui qui a dû tout rénover après l’explosion du 4 août 2020, en prenant soin de respecter l’architecture d’origine. Sa famille, qui a fait fortune dans le commerce de la soie, fait partie des plus anciennes du quartier. C’est également le cas des Haddad, qui y tiennent un magasin de cuir depuis 1910.
Ce quartier, Spiro, qui a repris le commerce familial dans les années 70, y a passé toute sa vie. "Il y a beaucoup plus de gens maintenant, mais, paradoxalement, plus réellement de vie de quartier. Au fil du temps les gens ont fermé boutique et sont partis", regrette-t-il, le ton amer. "C’est finalement dans l’ordre des choses", rétorque Élie, qui "vit dans le quartier depuis très longtemps". "Avant, la vie était excellente ici. C’est dans les années 90 que ça a commencé à changer."
En partie laissé à l’abandon après la guerre civile, surtout qu’il n’était pas trop loin de la ligne de démarcation qui coupait Beyrouth en deux, le quartier retrouve aujourd'hui un peu d’animation. Juste en face des Haddad, la boulangerie occidentale Bread Republic est installée dans les locaux de l’ancienne boulangerie Hayek. Elle en est en quelque sorte l’héritière. Walid, son propriétaire, se souvient qu’à son ouverture en 2003, le quartier était vide, calme. "Quand je suis arrivé, personne n’y venait. On sentait le contraste entre l'avant et l'après-guerre", se souvient-il. En 2006, il ouvre une pizzeria attenante à la boulangerie, puis en 2019, un bar à vin. Des habitués y croisent aujourd'hui des clients occasionnels, venus de l’extérieur. Un brassage qui redonne de la vie à ce secteur d'Achrafieh.
Mais le tissu social n’est plus le même.
"Maintenant, avec tous ces nouveaux immeubles de grand standing, Furn el Hayek est devenu une golden street", commente Martha, avec une pointe de regret dans la voix. Elle montre alors de la main une des petites maisons en bois aux allures anciennes, qu’elle a peint dans son atelier. Une manière pour elle d’immortaliser celles qui disparaissent peu à peu du quartier. "C’est ce qui se vend le mieux en ce moment", note-t-elle. Ironiquement.
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