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On a beaucoup comparé la peinture de Shawki Youssef à celle du peintre figuratif britannique Francis Bacon pour sa représentation tourmentée de la forme humaine. De fait, membres déchiquetés, organes explosés, figures disloquées, fragments liquéfiés sont effectivement les éléments d’une corporéité qui, chez Shawki Youssef, est d’emblée mise à mal, questionnée dans sa capacité à maintenir son intégrité face à un monde essentiellement désintégrant, tant sur le plan physique qu’émotionnel ou existentiel. C’est donc une peinture au geste intense dans laquelle l’effort de composition est inséparable d’une tendance à la décomposition qui travaille en continu ces œuvres où la forme est systématiquement soumise à une pulsion déformatrice, déconstruisant de fait les catégories de la figuration et de l’abstraction.
Ce sont des œuvres plus franchement «abstraites» pourtant que propose cette fois Youssef dans sa dernière exposition Five Sides but One Entrance à la galerie Saleh Barakat. La corporéité, toutefois, n’y disparait qu’en apparence puisqu’elle est déplacée sur le medium lui-même. Car c’est la toile en tant que telle qui explose dans une dynamique où elle devient le corps griffé, gratté, suturé, biffé et déchiqueté sur lequel s’exerce des tentatives, des actions qui le mutilent à coups de brosse, d’éclaboussures, de coulures, de superpositions rugueuses, d’agglomérats de peinture, de découpages aléatoires et de violentes entailles. C’est le support lui-même qui se désagrège pour se recomposer, dans un jeu où la matière va à la recherche d’elle-même. Sortant des limites du corps ou, plus largement, de la figure, la peinture ouvre alors un espace plastique où les cicatrices sont les éléments d’une esthétique qui s’expose.
Car effectivement, Shawki Youssef est un peintre qui cherche. C’est-à-dire qu’il n’a pas une idée très précise de ce qu’il va faire avant de l’entreprendre. Pour cela sans doute, il s’est construit une démarche, presque une méthodologie, qui permet l’expérimentation tout en canalisant l’énergie. Cette démarche, dans son degré zéro, consiste à utiliser une peinture diluée avec beaucoup d’eau qu’il pose sur une feuille. Traversant l’épaisseur de la feuille de part en part, la peinture permet ainsi d’effeuiller le support utilisé et de créer des épaisseurs diverses. C’est aussi, pour lui, une manière de comprendre la structure de cette feuille afin de la défaire ensuite, car il s’agit bien de défaire, et non de faire, insiste Shawki, qui explore alors textures, transparences et couleurs: la couleur que l’on voit sur la feuille existe aussi à l’intérieur de celle-ci, dit-il. Mais celle que l’on voit à la surface de la feuille n’est pas la même que celle qui est au-dedans ou celle qui transparait de l’autre côté.»
La démarche n’est pas différente lorsqu’il s’agit de la transposer sur de grands plans de toiles. Les couleurs qu’il pose passent de l’autre côté du tissu placé à même le sol et qu’il retourne ensuite pour le travailler au verso, selon le même processus qui consiste ici en un jeu de passage d’un côté à l’autre dans lequel les œuvres «transpirent», trahissant par là leur caractère essentiellement organique. Quand quelque chose commence à prendre forme d’un côté, Youssef tourne la toile et attaque l’autre côté, d’une autre manière car, dit-il, «je ne suis pas séduit par ce que je peux construire sur une toile (…). Puis quand je veux y mettre un terme, je place un obstacle qui fait que la peinture n’arrive plus à passer d’un côté à l’autre, puis je détruis l’obstacle pour faire passer à nouveau la peinture. C’est un processus qui ne s’arrête pas. En termes de composition, chacune de ces toiles me force à prendre une décision qui lui est propre. Je décide d’arrêter le jeu lorsque je n’arrive plus à ramener quelque chose ou que cette surface est déjà suffisamment saturée. Des deux côtés, l’information est à peu près la même, mais il n’y a pas grand intérêt à maintenir cette dualité. À un moment, donné je suis responsable de la composition.» Certes, ce n’est pas le matériau seul qui décide.
Shawki Youssef Untitled mixed media on canvas 178 x 114 cm 2023
Survient alors la phase de décision, parce qu’il faut bien choisir une face plutôt qu’une autre. Mais cela signifie aussi que l’autre face, présente d’une certaine manière dans la première, a été sacrifiée. Pour finaliser, Shawki effectue alors de plis dans les bords de la toile, selon le même principe: quelques bandes de la bordure sont rabattues d’un côté vers l’autre, geste qui fait que les deux faces s’interpénètrent, pour se recomposer dans l’espace du tableau, avec les marges du plan en lin sur lequel la toile a été pressée. On peut alors passer de l’espace de la toile vers celui du mur de la galerie puis vers l’espace tridimensionnel de celle-ci avec le même effort de composition. La scénographie, ici, est partie prenante de la tension qui traverse les tableaux et qui se recrée sur les murs.
Tout cela, bien entendu, a l’air très formel. Qu’on se rappelle toutefois que c’est la même force désintégrante qui menaçait les formes humanoïdes de ses travaux précédents et qui menace aujourd’hui le corps de sa toile. Qu’on ait donc toujours présent à l’esprit le fait que cette gestuelle exercée à l’encontre du medium et de connivence avec lui consiste en une série d’actions qui blessent la toile et vont jusqu’à la faire exploser puisqu’il est question, dans les œuvres de Youssef, des blessures cachées et des explosions que nous portons en nous. Et que c’est cette force émotionnelle d’une violence parfois exceptionnelle qui est au principe de cette démarche. Il ne s’agit donc pas, pour Shawki Youssef, de peindre un monde qui va mal, mais de montrer, à travers sa peinture, sa manière de négocier avec ce dernier. Son travail, par conséquent, est au plus près du contexte qui le produit.
C’est aussi cette incertitude dans laquelle il travaille, se laissant mener par le matériau, qui le maintient dans un présent continuellement renouvelé et une forme de précarité. À cette fragilité du moment répond, chez Shawki Youssef, celle de la couleur diluée dans l’eau, celle de la toile choisie pour sa finesse, celle du châssis qui s’expose, dans tous les sens du terme, ventre dehors. Ce travail est donc, malgré tout, un peu plus paisible que les précédents parce qu’il absorbe la violence au lieu de l’exhiber. Et c’est cet équilibre entre violence et douceur qui témoigne d’une démarche aboutie, d’où sa très grande ouverture par rapport à ce qu’on peut y voir. Par rapport aux limites de la toile aussi qui résistent à se laisser définir, tant horizontalement que verticalement que sur l’axe de la profondeur, si bien qu’il est difficile de savoir où tout cela commence et finit.
Shawki Youssef Untitled mixed media on canvas 178 x 114 cm 2023
Né à Beyrouth en 1973, Shawki Youssef a obtenu sa licence en arts plastiques à l'Université libanaise de Beyrouth en 1994, et un master à l'Université Saint-Joseph en 2007. Son travail s'étend à plusieurs médiums, y compris la peinture, le dessin, la vidéo et l’installation. Ses expositions individuelles et collectives incluent My Last Century Remains, (Al-Markhiya Gallery, Doha, 2014); Acid Fields (Green Art Gallery, Dubaï, 2013); Le Corps découvert (Institut du monde arabe, Paris, 2012); Rebirth: Lebanon 21st Century Contemporary Art (Centre d'exposition de Beyrouth, Beyrouth, 2011); Fluid Being (Green Art Gallery, 2011) et Hollow Flesh (Galerie Agial, Beyrouth, 2011). Ses oeuvres video comprennent les titres suivants: Untitled with Derrida (2005) One of These Days People Out (2005), I'll Show You a Minute of Sadness (série de vidéos performances, 2006-2010…), Je sens que je tourne sur moi-même (série de vidéos performances, 2003-2019), Addeysh fiki tfakri bibaladik? (série de vidéos, 2011-2019). Shawki Youssef vit et travaille à Beyrouth, au Liban.
Five Sides But One Entrance, galerie Saleh Barakat jusqu’au 3 juin 2023.
Nayla Tamraz
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On a beaucoup comparé la peinture de Shawki Youssef à celle du peintre figuratif britannique Francis Bacon pour sa représentation tourmentée de la forme humaine. De fait, membres déchiquetés, organes explosés, figures disloquées, fragments liquéfiés sont effectivement les éléments d’une corporéité qui, chez Shawki Youssef, est d’emblée mise à mal, questionnée dans sa capacité à maintenir son intégrité face à un monde essentiellement désintégrant, tant sur le plan physique qu’émotionnel ou existentiel. C’est donc une peinture au geste intense dans laquelle l’effort de composition est inséparable d’une tendance à la décomposition qui travaille en continu ces œuvres où la forme est systématiquement soumise à une pulsion déformatrice, déconstruisant de fait les catégories de la figuration et de l’abstraction.
Ce sont des œuvres plus franchement «abstraites» pourtant que propose cette fois Youssef dans sa dernière exposition Five Sides but One Entrance à la galerie Saleh Barakat. La corporéité, toutefois, n’y disparait qu’en apparence puisqu’elle est déplacée sur le medium lui-même. Car c’est la toile en tant que telle qui explose dans une dynamique où elle devient le corps griffé, gratté, suturé, biffé et déchiqueté sur lequel s’exerce des tentatives, des actions qui le mutilent à coups de brosse, d’éclaboussures, de coulures, de superpositions rugueuses, d’agglomérats de peinture, de découpages aléatoires et de violentes entailles. C’est le support lui-même qui se désagrège pour se recomposer, dans un jeu où la matière va à la recherche d’elle-même. Sortant des limites du corps ou, plus largement, de la figure, la peinture ouvre alors un espace plastique où les cicatrices sont les éléments d’une esthétique qui s’expose.
Car effectivement, Shawki Youssef est un peintre qui cherche. C’est-à-dire qu’il n’a pas une idée très précise de ce qu’il va faire avant de l’entreprendre. Pour cela sans doute, il s’est construit une démarche, presque une méthodologie, qui permet l’expérimentation tout en canalisant l’énergie. Cette démarche, dans son degré zéro, consiste à utiliser une peinture diluée avec beaucoup d’eau qu’il pose sur une feuille. Traversant l’épaisseur de la feuille de part en part, la peinture permet ainsi d’effeuiller le support utilisé et de créer des épaisseurs diverses. C’est aussi, pour lui, une manière de comprendre la structure de cette feuille afin de la défaire ensuite, car il s’agit bien de défaire, et non de faire, insiste Shawki, qui explore alors textures, transparences et couleurs: la couleur que l’on voit sur la feuille existe aussi à l’intérieur de celle-ci, dit-il. Mais celle que l’on voit à la surface de la feuille n’est pas la même que celle qui est au-dedans ou celle qui transparait de l’autre côté.»
La démarche n’est pas différente lorsqu’il s’agit de la transposer sur de grands plans de toiles. Les couleurs qu’il pose passent de l’autre côté du tissu placé à même le sol et qu’il retourne ensuite pour le travailler au verso, selon le même processus qui consiste ici en un jeu de passage d’un côté à l’autre dans lequel les œuvres «transpirent», trahissant par là leur caractère essentiellement organique. Quand quelque chose commence à prendre forme d’un côté, Youssef tourne la toile et attaque l’autre côté, d’une autre manière car, dit-il, «je ne suis pas séduit par ce que je peux construire sur une toile (…). Puis quand je veux y mettre un terme, je place un obstacle qui fait que la peinture n’arrive plus à passer d’un côté à l’autre, puis je détruis l’obstacle pour faire passer à nouveau la peinture. C’est un processus qui ne s’arrête pas. En termes de composition, chacune de ces toiles me force à prendre une décision qui lui est propre. Je décide d’arrêter le jeu lorsque je n’arrive plus à ramener quelque chose ou que cette surface est déjà suffisamment saturée. Des deux côtés, l’information est à peu près la même, mais il n’y a pas grand intérêt à maintenir cette dualité. À un moment, donné je suis responsable de la composition.» Certes, ce n’est pas le matériau seul qui décide.
Shawki Youssef Untitled mixed media on canvas 178 x 114 cm 2023
Survient alors la phase de décision, parce qu’il faut bien choisir une face plutôt qu’une autre. Mais cela signifie aussi que l’autre face, présente d’une certaine manière dans la première, a été sacrifiée. Pour finaliser, Shawki effectue alors de plis dans les bords de la toile, selon le même principe: quelques bandes de la bordure sont rabattues d’un côté vers l’autre, geste qui fait que les deux faces s’interpénètrent, pour se recomposer dans l’espace du tableau, avec les marges du plan en lin sur lequel la toile a été pressée. On peut alors passer de l’espace de la toile vers celui du mur de la galerie puis vers l’espace tridimensionnel de celle-ci avec le même effort de composition. La scénographie, ici, est partie prenante de la tension qui traverse les tableaux et qui se recrée sur les murs.
Tout cela, bien entendu, a l’air très formel. Qu’on se rappelle toutefois que c’est la même force désintégrante qui menaçait les formes humanoïdes de ses travaux précédents et qui menace aujourd’hui le corps de sa toile. Qu’on ait donc toujours présent à l’esprit le fait que cette gestuelle exercée à l’encontre du medium et de connivence avec lui consiste en une série d’actions qui blessent la toile et vont jusqu’à la faire exploser puisqu’il est question, dans les œuvres de Youssef, des blessures cachées et des explosions que nous portons en nous. Et que c’est cette force émotionnelle d’une violence parfois exceptionnelle qui est au principe de cette démarche. Il ne s’agit donc pas, pour Shawki Youssef, de peindre un monde qui va mal, mais de montrer, à travers sa peinture, sa manière de négocier avec ce dernier. Son travail, par conséquent, est au plus près du contexte qui le produit.
C’est aussi cette incertitude dans laquelle il travaille, se laissant mener par le matériau, qui le maintient dans un présent continuellement renouvelé et une forme de précarité. À cette fragilité du moment répond, chez Shawki Youssef, celle de la couleur diluée dans l’eau, celle de la toile choisie pour sa finesse, celle du châssis qui s’expose, dans tous les sens du terme, ventre dehors. Ce travail est donc, malgré tout, un peu plus paisible que les précédents parce qu’il absorbe la violence au lieu de l’exhiber. Et c’est cet équilibre entre violence et douceur qui témoigne d’une démarche aboutie, d’où sa très grande ouverture par rapport à ce qu’on peut y voir. Par rapport aux limites de la toile aussi qui résistent à se laisser définir, tant horizontalement que verticalement que sur l’axe de la profondeur, si bien qu’il est difficile de savoir où tout cela commence et finit.
Shawki Youssef Untitled mixed media on canvas 178 x 114 cm 2023
Né à Beyrouth en 1973, Shawki Youssef a obtenu sa licence en arts plastiques à l'Université libanaise de Beyrouth en 1994, et un master à l'Université Saint-Joseph en 2007. Son travail s'étend à plusieurs médiums, y compris la peinture, le dessin, la vidéo et l’installation. Ses expositions individuelles et collectives incluent My Last Century Remains, (Al-Markhiya Gallery, Doha, 2014); Acid Fields (Green Art Gallery, Dubaï, 2013); Le Corps découvert (Institut du monde arabe, Paris, 2012); Rebirth: Lebanon 21st Century Contemporary Art (Centre d'exposition de Beyrouth, Beyrouth, 2011); Fluid Being (Green Art Gallery, 2011) et Hollow Flesh (Galerie Agial, Beyrouth, 2011). Ses oeuvres video comprennent les titres suivants: Untitled with Derrida (2005) One of These Days People Out (2005), I'll Show You a Minute of Sadness (série de vidéos performances, 2006-2010…), Je sens que je tourne sur moi-même (série de vidéos performances, 2003-2019), Addeysh fiki tfakri bibaladik? (série de vidéos, 2011-2019). Shawki Youssef vit et travaille à Beyrouth, au Liban.
Five Sides But One Entrance, galerie Saleh Barakat jusqu’au 3 juin 2023.
Nayla Tamraz
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