C’est une lourde responsabilité qui repose sur les épaules d’une Église héritière du principe de liberté par ses saints pères syriaques. Et, qui, par sa latinisation, s’est vue porter également le legs d’un saint Augustin avec son syncrétisme entre la foi, l’administration et l’armée, et d’un saint Thomas d’Aquin prôneur d’une réconciliation entre le temporel et le spirituel. Face au double effondrement des institutions et des valeurs, cette Église sera-t-elle à la hauteur du témoignage qui lui incombe?
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Si certaines communautés religieuses se fondent sur un retour exclusif aux écritures des évangiles, les Églises apostoliques (catholiques et orthodoxes), elles, se construisent sur un parcours historique cumulatif. Celles-ci ne peuvent donc pas adopter des attitudes socio-politiques qui ne prennent pas en compte les multiples étapes qui constituent leur identité actuelle.
Saint Thomas d’Aquin
Lorsque l’Église annonce ne vouloir œuvrer que dans le cadre du royaume des cieux qui n’est pas de ce monde, ceci reviendrait à faire abstraction de son histoire et à démissionner face au défi qui s’impose. L’Église a un devoir vis-à-vis de son peuple constitué d’êtres dotés de vie et de besoins, et non seulement d’âmes dans l’antichambre de l’au-delà. Elle ne peut ignorer l’apport précieux d’un saint Thomas d’Aquin qui lui avait permis de dépasser la conception néo-platonicienne de l’âme enfermée dans un corps matériel.
S’appuyant sur la philosophie d’Aristote, saint Thomas avait formulé la conception chrétienne de l’Homme qui «n’a plus un corps, mais qui est un corps». Il est, dès lors, un être corporel immergé dans un monde matériel dont il fait l’expérience grâce à ses cinq sens dits externes.
Saint Thomas mentionne également les sens internes qu’il nomme «le sens commun», en d’autres termes le discernement. En faisant appel à l’estimative, à la synthèse et à la mémoire, le discernement doit permettre de faire la part des choses. Cette faculté semble faire cruellement défaut de nos jours où sont commises toutes sortes d’abus sous prétexte de liberté et de tolérance, des valeurs «très souvent séparées de la vérité», selon les termes de Benoît XVI.
Saint Thomas d’Aquin le docteur angélique (1225/26-1274).
Retable de Carlo Crivelli (1494).
Saint Augustin
Face à un monde qui se radicalise dans le rejet des fondements de la civilisation, comme le dénonce le cardinal Robert Sarah, il est parfois plus commode de suivre la masse de la bien-pensance moralisatrice. Certains prélats vont même jusqu’à refuser de s’engager dans la lutte contre l’émigration de la jeunesse, prétextant avoir délégué cette responsabilité à l’État libanais pour se concentrer sur le volet purement spirituel.
Plus qu’un manquement à leur devoir, il y a là un éloignement des enseignements de saint Augustin, réalisateur du syncrétisme entre la foi chrétienne d’une part, et l’administration et la force armée de la République romaine d’autre part. Sans lui, le christianisme ne serait probablement pas devenu culturel, social et administratif, des fonctions fondatrices de l’Occident.
La latinisation de l’Église maronite, notamment depuis l’inauguration en 1584 du Collège maronite de Rome, a injecté cette pensée qui a engendré un éveil national dans le Mont-Liban. Le principal instigateur de ce courant allait être le patriarche Estéphanos Douaihy. Sans cette influence augustinienne, les maronites seraient restés une communauté religieuse à l’instar des autres Églises syriaques, sans avoir pu formuler de vision nationale.
Saint Augustin d’Hippone (354-430) par Tomas Giner-1458. ©Wikimedia Commons
L’Église maronite
Déjà avec saint Jean Maron, l’Église maronite avait joué un rôle administratif et militaire qui s’est renouvelé sous les croisades. Elle dit avoir remis cette responsabilité en 1943 aux autorités laïques de la nation ou de l’État, qu’elle a réussi à mettre en place. Seulement faut-il rappeler que le Grand Liban n’est pas une nation et que l’État n’existe plus. Il est donc compréhensible que le peuple se retourne naturellement vers son Église qui avait assumé son rôle national durant des siècles.
L’Église maronite est antiochienne et donc aristotélicienne. Elle comprend par là aisément les enseignements des saints Thomas et Augustin. Elle comprend donc la dimension temporelle dans la corporalité de l’Homme enseignée par le premier, et dans l’administration de la société préconisée par le second. Ses propres pères syriaques, tels que Éphrem et Jacques de Saroug, lui ont également transmis cette vision symbiotique mêlant le spirituel et le matériel mais aussi la notion du libre arbitre. Ce concept propre à l’école d’Antioche portée sur l’exégèse et sur l’anthropologie, octroie une place centrale à l’Homme et à sa liberté. Cette dernière devient dogmatiquement indissociable de la foi d’une société qui refuse le principe de fatalité et qui cherche à s’imposer comme maîtresse de son destin. La résignation actuelle dont fait preuve parfois l’Église est donc contraire à sa propre approche théologique.
La doctrine sociale de l’Église
Face à un danger de plus en plus existentiel, une lecture attentive des textes s’avère indispensable. Lorsque l’attitude des responsables ecclésiastiques vacille entre la résignation et le rejet des solutions audacieuses, il y a besoin de revenir aux sources écrites des valeurs chrétiennes. Se déclarer pour un pouvoir décentralisé et contre toute forme de fédéralisme sous prétexte de coexistence, exige l’examen du caractère réel de ces deux systèmes politiques.
Pour ce faire, il convient de revenir à la doctrine sociale de l’Église, dans son encyclique Quadragesimo Anno, adopté en 1931 sous Pie XI. Il y est fait référence aux caractéristiques du principe de subsidiarité, qui doivent servir de base à toute construction sociale. Il s’agit d’un système de gouvernance qui s’élabore à partir des plus petites unités pour se développer du bas vers le haut. Ainsi, se forment en premier lieu, les municipalités auxquelles incombe le soin de constituer des unions municipales, lesquelles procèdent à leur tour à la formation de départements, puis de provinces.
Le patriarche Estéphanos Douaihy (1670-1704).
La subsidiarité
C’est un système fort efficace puisqu’il évolue organiquement en partant des échelons les plus bas, et donc les plus proches des habitants et de leurs besoins concrets. C’est le principe du fédéralisme. La décentralisation, elle, procède à l’envers, en ce qu’elle distribue les prérogatives aux collectivités, en imposant par le haut des limites à leur champ d’action. Or, la doctrine sociale de l’Église stipule explicitement qu’il n’appartient à aucun moment à une autorité supérieure de s’immiscer dans la sphère d’une collectivité médiane ou inférieure.
Une telle ingérence est qualifiée «d’injustice» par le pape Pie XI. Les prérogatives des municipalités ou des fédérations de municipalités sont donc inviolables. Dans l’article 187 du Compendium de la doctrine sociale de l’Église, Jean-Paul II va plus loin encore, en mettant en garde contre toute tentative de «négation de la subsidiarité ou sa limitation au nom d’une prétendue démocratisation ou égalité de tous dans la société».
Être responsable face à la disparition du Liban, c’est ne plus se réfugier dans les slogans de la bien-pensance et du conformise, c’est bousculer les conventions devenues meurtrières, c’est sacrifier ses acquis et ses privilèges, c’est oser les solutions audacieuses sans plus se soucier de soigner l’image du politiquement correct.
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Si certaines communautés religieuses se fondent sur un retour exclusif aux écritures des évangiles, les Églises apostoliques (catholiques et orthodoxes), elles, se construisent sur un parcours historique cumulatif. Celles-ci ne peuvent donc pas adopter des attitudes socio-politiques qui ne prennent pas en compte les multiples étapes qui constituent leur identité actuelle.
Saint Thomas d’Aquin
Lorsque l’Église annonce ne vouloir œuvrer que dans le cadre du royaume des cieux qui n’est pas de ce monde, ceci reviendrait à faire abstraction de son histoire et à démissionner face au défi qui s’impose. L’Église a un devoir vis-à-vis de son peuple constitué d’êtres dotés de vie et de besoins, et non seulement d’âmes dans l’antichambre de l’au-delà. Elle ne peut ignorer l’apport précieux d’un saint Thomas d’Aquin qui lui avait permis de dépasser la conception néo-platonicienne de l’âme enfermée dans un corps matériel.
S’appuyant sur la philosophie d’Aristote, saint Thomas avait formulé la conception chrétienne de l’Homme qui «n’a plus un corps, mais qui est un corps». Il est, dès lors, un être corporel immergé dans un monde matériel dont il fait l’expérience grâce à ses cinq sens dits externes.
Saint Thomas mentionne également les sens internes qu’il nomme «le sens commun», en d’autres termes le discernement. En faisant appel à l’estimative, à la synthèse et à la mémoire, le discernement doit permettre de faire la part des choses. Cette faculté semble faire cruellement défaut de nos jours où sont commises toutes sortes d’abus sous prétexte de liberté et de tolérance, des valeurs «très souvent séparées de la vérité», selon les termes de Benoît XVI.
Saint Thomas d’Aquin le docteur angélique (1225/26-1274).
Retable de Carlo Crivelli (1494).
Saint Augustin
Face à un monde qui se radicalise dans le rejet des fondements de la civilisation, comme le dénonce le cardinal Robert Sarah, il est parfois plus commode de suivre la masse de la bien-pensance moralisatrice. Certains prélats vont même jusqu’à refuser de s’engager dans la lutte contre l’émigration de la jeunesse, prétextant avoir délégué cette responsabilité à l’État libanais pour se concentrer sur le volet purement spirituel.
Plus qu’un manquement à leur devoir, il y a là un éloignement des enseignements de saint Augustin, réalisateur du syncrétisme entre la foi chrétienne d’une part, et l’administration et la force armée de la République romaine d’autre part. Sans lui, le christianisme ne serait probablement pas devenu culturel, social et administratif, des fonctions fondatrices de l’Occident.
La latinisation de l’Église maronite, notamment depuis l’inauguration en 1584 du Collège maronite de Rome, a injecté cette pensée qui a engendré un éveil national dans le Mont-Liban. Le principal instigateur de ce courant allait être le patriarche Estéphanos Douaihy. Sans cette influence augustinienne, les maronites seraient restés une communauté religieuse à l’instar des autres Églises syriaques, sans avoir pu formuler de vision nationale.
Saint Augustin d’Hippone (354-430) par Tomas Giner-1458. ©Wikimedia Commons
L’Église maronite
Déjà avec saint Jean Maron, l’Église maronite avait joué un rôle administratif et militaire qui s’est renouvelé sous les croisades. Elle dit avoir remis cette responsabilité en 1943 aux autorités laïques de la nation ou de l’État, qu’elle a réussi à mettre en place. Seulement faut-il rappeler que le Grand Liban n’est pas une nation et que l’État n’existe plus. Il est donc compréhensible que le peuple se retourne naturellement vers son Église qui avait assumé son rôle national durant des siècles.
L’Église maronite est antiochienne et donc aristotélicienne. Elle comprend par là aisément les enseignements des saints Thomas et Augustin. Elle comprend donc la dimension temporelle dans la corporalité de l’Homme enseignée par le premier, et dans l’administration de la société préconisée par le second. Ses propres pères syriaques, tels que Éphrem et Jacques de Saroug, lui ont également transmis cette vision symbiotique mêlant le spirituel et le matériel mais aussi la notion du libre arbitre. Ce concept propre à l’école d’Antioche portée sur l’exégèse et sur l’anthropologie, octroie une place centrale à l’Homme et à sa liberté. Cette dernière devient dogmatiquement indissociable de la foi d’une société qui refuse le principe de fatalité et qui cherche à s’imposer comme maîtresse de son destin. La résignation actuelle dont fait preuve parfois l’Église est donc contraire à sa propre approche théologique.
La doctrine sociale de l’Église
Face à un danger de plus en plus existentiel, une lecture attentive des textes s’avère indispensable. Lorsque l’attitude des responsables ecclésiastiques vacille entre la résignation et le rejet des solutions audacieuses, il y a besoin de revenir aux sources écrites des valeurs chrétiennes. Se déclarer pour un pouvoir décentralisé et contre toute forme de fédéralisme sous prétexte de coexistence, exige l’examen du caractère réel de ces deux systèmes politiques.
Pour ce faire, il convient de revenir à la doctrine sociale de l’Église, dans son encyclique Quadragesimo Anno, adopté en 1931 sous Pie XI. Il y est fait référence aux caractéristiques du principe de subsidiarité, qui doivent servir de base à toute construction sociale. Il s’agit d’un système de gouvernance qui s’élabore à partir des plus petites unités pour se développer du bas vers le haut. Ainsi, se forment en premier lieu, les municipalités auxquelles incombe le soin de constituer des unions municipales, lesquelles procèdent à leur tour à la formation de départements, puis de provinces.
Le patriarche Estéphanos Douaihy (1670-1704).
La subsidiarité
C’est un système fort efficace puisqu’il évolue organiquement en partant des échelons les plus bas, et donc les plus proches des habitants et de leurs besoins concrets. C’est le principe du fédéralisme. La décentralisation, elle, procède à l’envers, en ce qu’elle distribue les prérogatives aux collectivités, en imposant par le haut des limites à leur champ d’action. Or, la doctrine sociale de l’Église stipule explicitement qu’il n’appartient à aucun moment à une autorité supérieure de s’immiscer dans la sphère d’une collectivité médiane ou inférieure.
Une telle ingérence est qualifiée «d’injustice» par le pape Pie XI. Les prérogatives des municipalités ou des fédérations de municipalités sont donc inviolables. Dans l’article 187 du Compendium de la doctrine sociale de l’Église, Jean-Paul II va plus loin encore, en mettant en garde contre toute tentative de «négation de la subsidiarité ou sa limitation au nom d’une prétendue démocratisation ou égalité de tous dans la société».
Être responsable face à la disparition du Liban, c’est ne plus se réfugier dans les slogans de la bien-pensance et du conformise, c’est bousculer les conventions devenues meurtrières, c’est sacrifier ses acquis et ses privilèges, c’est oser les solutions audacieuses sans plus se soucier de soigner l’image du politiquement correct.
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