Je ne me suis pas vue vieillir. J’étais une petite fille casse-cou, une jeune femme téméraire et je suis une vieille dame espiègle… quoiqu’assagie. La pulpe de mon doigt caresse la longue cicatrice qui barre horizontalement mon genou, encore boursouflée par endroits.
Je me rappelle parfaitement son histoire. Je me trouvais sur notre balcon filant, protégée du soleil brûlant par le haut-vent, jouant avec mes Barbies, leur camping-car rose et leurs bagages en feutrine.
J’ai entendu le ronflement essoufflé de la vieille mobylette. Ahmed! Enfin de retour dans le quartier après deux mois et demi d’absence!
Ahmed c’est le vendeur de kaaks , le met que je préfère au monde! Un pain moelleux en forme de panier, doré à souhait, brillant de graines de sésame et garni de sumac. Ahmed sillonnait le quartier Tarik Jdidé avec sa grande cagette de bois attachée sur le dos, pleine de kaaks appétissants, tout droits sortis du four de sa mère.
Il avait contracté la grippe, disait-on. Ahmed était un de ces types courageux mais fragiles, un de ceux qui n’ont pas eu de chance à la loterie de la vie. «Immunodéprimé». Moi je croyais que c’était un trait de caractère. Non, non… une maladie. Ou plutôt une propension à attraper toutes les maladies. À cause de la grippe, Ahmed était resté alité deux mois, avait perdu beaucoup de poids (ce que je ne comprenais guère, puisqu’il vivait dans la maison du kaak) et avait souffert.
Du haut de mes dix ans, j’avais reconnu la pétarade de sa mobylette, lâché mes poupées, traversé l’appartement comme une flèche et dévalé les escaliers jusque dans la rue. Il pleuvait, c’était rare à Beyrouth. J’avais fait signe à Ahmed qui s’était arrêté.
Camille Elamine
Nous étions heureux de nous revoir, il avait bonne mine sous ses longs cheveux noir corbeau trempés, lui barrant le visage en tous sens. Je lui ai acheté deux kaaks , extatique! J’étais tellement pressée de mordre à pleines dents dans le pain encore tiède, que je le déballais en remontant l’escalier mouillé du passage des autres habitants…
Inattentive, je trébuchai brutalement et me cognai le genou droit contre une des marches acérées, elle me fendit la chair comme un couteau. Mes coudes ne suffirent pas à duper la gravité et même s’ils atténuèrent ma chute, mon menton heurta le sol, deux marches plus haut.
Le vacarme alerta ma mère qui m’avait vue courir jusqu’à Ahmed et attendait mon retour. Elle me trouva penaude, la main sous mon menton ensanglanté, la bouche pleine de pain, de la poudre grenat sur mes lèvres qui s’étiraient en un sourire béat. La douleur me déchirait, mais c’est bien de la félicité que je ressentais.
Aujourd’hui, quand le petit fils d’Ahmed klaxonne depuis sa camionnette, je bondis de mon fauteuil et j’ai toujours dix ans et de la gourmandise plein les babines. Mais je suis assagie… j’attrape quand même ma canne en bois pour descendre l’escalier de marbre.
Camille Elamine
https://instagram.com/lesmotsduliban?utm_medium=copy_link
https://www.facebook.com/JulietteLiban
Je me rappelle parfaitement son histoire. Je me trouvais sur notre balcon filant, protégée du soleil brûlant par le haut-vent, jouant avec mes Barbies, leur camping-car rose et leurs bagages en feutrine.
J’ai entendu le ronflement essoufflé de la vieille mobylette. Ahmed! Enfin de retour dans le quartier après deux mois et demi d’absence!
Ahmed c’est le vendeur de kaaks , le met que je préfère au monde! Un pain moelleux en forme de panier, doré à souhait, brillant de graines de sésame et garni de sumac. Ahmed sillonnait le quartier Tarik Jdidé avec sa grande cagette de bois attachée sur le dos, pleine de kaaks appétissants, tout droits sortis du four de sa mère.
Il avait contracté la grippe, disait-on. Ahmed était un de ces types courageux mais fragiles, un de ceux qui n’ont pas eu de chance à la loterie de la vie. «Immunodéprimé». Moi je croyais que c’était un trait de caractère. Non, non… une maladie. Ou plutôt une propension à attraper toutes les maladies. À cause de la grippe, Ahmed était resté alité deux mois, avait perdu beaucoup de poids (ce que je ne comprenais guère, puisqu’il vivait dans la maison du kaak) et avait souffert.
Du haut de mes dix ans, j’avais reconnu la pétarade de sa mobylette, lâché mes poupées, traversé l’appartement comme une flèche et dévalé les escaliers jusque dans la rue. Il pleuvait, c’était rare à Beyrouth. J’avais fait signe à Ahmed qui s’était arrêté.
Camille Elamine
Nous étions heureux de nous revoir, il avait bonne mine sous ses longs cheveux noir corbeau trempés, lui barrant le visage en tous sens. Je lui ai acheté deux kaaks , extatique! J’étais tellement pressée de mordre à pleines dents dans le pain encore tiède, que je le déballais en remontant l’escalier mouillé du passage des autres habitants…
Inattentive, je trébuchai brutalement et me cognai le genou droit contre une des marches acérées, elle me fendit la chair comme un couteau. Mes coudes ne suffirent pas à duper la gravité et même s’ils atténuèrent ma chute, mon menton heurta le sol, deux marches plus haut.
Le vacarme alerta ma mère qui m’avait vue courir jusqu’à Ahmed et attendait mon retour. Elle me trouva penaude, la main sous mon menton ensanglanté, la bouche pleine de pain, de la poudre grenat sur mes lèvres qui s’étiraient en un sourire béat. La douleur me déchirait, mais c’est bien de la félicité que je ressentais.
Aujourd’hui, quand le petit fils d’Ahmed klaxonne depuis sa camionnette, je bondis de mon fauteuil et j’ai toujours dix ans et de la gourmandise plein les babines. Mais je suis assagie… j’attrape quand même ma canne en bois pour descendre l’escalier de marbre.
Camille Elamine
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