Homicides, interpellations, arrestations et poursuites judiciaires se sont multipliés dans un Liban où la liberté d’expression, comme le droit à la dignité humaine, la souveraineté et la justice, est devenue une bataille de chaque seconde.
Sans être absolue ni illimitée, en dépit d’une part d’absolu liée au champ du dire, la liberté d’expression est l’un des droits fondamentaux les plus controversés au monde, et des plus menacés au Liban.
En 2021, le bilan du Liban dans ce domaine est sombre. L’année a été marquée d’une croix noire par l’assassinat, en février, du journaliste et éditeur Lokman Slim, en raison notamment de la tonalité de son discours. Jusqu’à ce jour, l’enquête officielle piétine, les responsables n’ont pas été inquiétés et l’impunité continue de prévaloir.
Les arrestations et poursuites menées à l’encontre de journalistes ou dans les rangs des activistes libanais mobilisés dans le cadre du soulèvement populaire du 17 octobre 2019 contre un système politique rongé par la corruption se sont également poursuivies. Pas moins de 120 violations relatives à la liberté d’expression sont ainsi répertoriées en 2021 par le centre SKeyes pour la liberté d’information dans ses statistiques annuelles, dont 37 commises par des acteurs non-étatiques, 35 convocations et interrogatoires, 10 actions judiciaires contre des journalistes, 10 cas recensés de menaces et d’intimidation et 10 cas d’atteintes de la part des forces de l’ordre.
Un regain d’espoir a été accordé aux Libanais par le biais de la décision du juge des référés, Élias Salah Moukheiber, qui, en se basant sur le préambule de la Constitution, a rejeté, le lundi 20 décembre, la plainte présentée par l’Ordre des journalistes visant à empêcher le “Rassemblement pour un ordre alternatif” de poursuivre leurs activités et déclarations.
Au cœur des ténèbres, la liberté d’expression semble ainsi trouver des champions inespérés. Il faut dire que “la révolution d’octobre 2019 a plus que jamais libéré la parole au Liban”, souligne Ayman Mhanna, directeur exécutif de la Fondation Samir Kassir.
Des dangers imminents
Toutefois, malgré ce changement positif dans le paysage médiatique qui s’est confirmé par l'émergence ou l’essor d’excellents médias incisifs et irrévérencieux, le danger guette toujours les journalistes qui osent aller trop loin. “Un danger qui commence par des poursuites judiciaires et qui peut atteindre l’assassinat”, souligne M. Mhanna.
Ce dernier ajoute que la crise économique, qui frappe également le domaine médiatique, a fortement mené à une réduction des revenus publicitaires, ce qui a affecté l’indépendance des médias et les a rendus vulnérables aux ingérences politiques. Ainsi, d’après les derniers rapports, tels ceux émis par Reporters sans frontières et SKeyes, le Liban perd continuellement des places dans le classement annuel de la liberté de la presse. “La Tunisie a creusé l’écart en tête des pays de la région et imaginez-vous que même le Koweït a dépassé le Liban en la matière”, note M. Mhanna.
Selon lui, nous faisons face aujourd’hui à un paradoxe : “Il est vrai que nous avons pu observer davantage de liberté d’expression parmi les citoyens et les nouveaux médias. Néanmoins, nous ne pouvons ignorer la répression et la censure exercées par les autorités et les groupes armés non-étatiques”. “Bien que les journalistes d’investigation osent révéler de plus en plus la corruption endémique et que les voix libres se hasardent en dénonçant les assassinats politiques et la soumission de l’État, il n’en demeure pas moins que les partis au pouvoir manipulent la justice pour poursuivre ceux qui s’expriment librement, que des armées électroniques se déchaînent contre les militants des droits de l’homme. L’assassinat de Lokman Slim est un douloureux rappel du prix à payer quand on dépasse les lignes rouges”, confie-t-il à *Ici Beyrouth*
Un débat de fond
La répression de la liberté d’expression se fonde souvent sur le prétexte fallacieux d’un abus présumé de cette liberté par les opposants. Certes, dans un contexte démocratique, entre exercer son droit et en abuser, les limites restent parfois difficiles à formuler… Alors que certains prônent le droit à la liberté d’expression, prétendant que celle-ci ne devrait connaître aucune limite, exceptée celle de l’incitation à la haine et à la violence, d’autres estiment que plusieurs garde-fous se doivent d’être respectés afin de préserver l’ordre et la stabilité au sein de la société.
Qu’en disent les textes?
L’un des textes fondateur en la matière reste l’article 19 de la Déclaration universelle des droits de l’homme (DUDH) : "Tout individu a droit à la liberté d’opinion et d’expression, ce qui implique le droit de ne pas être inquiété pour ses opinions et celui de chercher, de recevoir et de répandre, sans considération de frontières, les informations et les idées par quelque moyen d’expression que ce soit".
Au Liban, la tendance est plutôt à percevoir cette liberté comme une menace. D’après Melkar el-Khoury, expert en développement humanitaire et membre de la Fondation des droits de l’homme et du droit humanitaire (FDHDH), le Liban connaît aujourd’hui une régression en matière de sauvegarde de la liberté d’expression. Résultat : "Nombreux sont les journalistes qui pratiquent l’autocensure de peur d’être arrêtés ou poursuivis pour des propos tenus, que ce soit sur des plateformes médiatiques officielles ou sur les réseaux sociaux", constate-t-il.
Selon l’expert, le principe est que l’accès aux sources d’informations et leur diffusion, qu’elles soient fiables ou pas, est effréné et la liberté d’expression absolue (le Liban en est très loin dans les deux cas).
Consacré, pour la première fois, au lendemain de la Révolution française de 1789, le droit à la liberté d’expression est, certes, souvent menacé, selon les régimes politiques en vigueur et les circonstances historiques et culturelles de chaque pays. Toutefois, comme pour toute liberté, certaines règles sont à respecter, lesquelles sont précisées par la DUDH, dans son préambule, mais aussi par les textes libanais, comme les articles 582 et suivants du Code pénal libanais relatifs à la diffamation, d’inspiration française.
Quelles limites ?
Mais comment faire en sorte que ces limites ne dénaturent pas la liberté ?
Pour Ayman Mhanna, la solution résiderait dans le fait de “modifier les lois relatives aux publications, à l’audiovisuel et aux données numériques”. ”Une proposition de loi sur les médias, qui devait renforcer les libertés et mettre à jour des textes caducs, a été déposée en 2010”, ajoute-t-il, en spécifiant que “lors de ces douze dernières années, celle-ci a été révisée par les commissions parlementaires, dans un sens contraire aux principes de liberté”.
Quel serait donc l’équilibre entre le droit à la liberté d’expression et d’autres droits et libertés, comme le droit à la dignité et au respect de la personne humaine, ou la liberté de croyance, entre autres? Si l’on prend pour exemple l’exercice journalistique, MM. Khoury et Mhanna s’entendent à dire qu’aucun média ni journaliste ne devrait être à la merci d’un quelconque pouvoir politique ou groupe financier. Ses obligations professionnelles consistent donc, selon eux, à lui permettre d’avoir accès à toutes les sources d’informations et à les diffuser, après s’être assuré de leur fiabilité, dans le respect de l’intérêt public et de la protection de la réputation ou des droits d’autrui.
Sa contribution au débat démocratique est ce qui devrait guider l’expression journalistique. Mais c’est là justement l’essentiel de la répression au Liban.
"La liberté de la presse étant indissociable du combat politique, croire que le Liban peut évoluer vers plus de liberté et vers de meilleures lois avec les mêmes partis politiques au pouvoir relèverait de la naïveté. Seul un changement politique profond serait susceptible de créer de nouvelles perspectives", conclut M. Mhanna.
Dans un Liban ouvert à tous vents et abandonné à lui-même, la bataille pour la consécration de la liberté d’expression et des libertés en général s’avère donc aussi ardue en 2022 que la lutte pour la dignité humaine, la souveraineté, la justice et les réformes, dont elle est, in fine, plus que jamais indissociable.
Sans être absolue ni illimitée, en dépit d’une part d’absolu liée au champ du dire, la liberté d’expression est l’un des droits fondamentaux les plus controversés au monde, et des plus menacés au Liban.
En 2021, le bilan du Liban dans ce domaine est sombre. L’année a été marquée d’une croix noire par l’assassinat, en février, du journaliste et éditeur Lokman Slim, en raison notamment de la tonalité de son discours. Jusqu’à ce jour, l’enquête officielle piétine, les responsables n’ont pas été inquiétés et l’impunité continue de prévaloir.
Les arrestations et poursuites menées à l’encontre de journalistes ou dans les rangs des activistes libanais mobilisés dans le cadre du soulèvement populaire du 17 octobre 2019 contre un système politique rongé par la corruption se sont également poursuivies. Pas moins de 120 violations relatives à la liberté d’expression sont ainsi répertoriées en 2021 par le centre SKeyes pour la liberté d’information dans ses statistiques annuelles, dont 37 commises par des acteurs non-étatiques, 35 convocations et interrogatoires, 10 actions judiciaires contre des journalistes, 10 cas recensés de menaces et d’intimidation et 10 cas d’atteintes de la part des forces de l’ordre.
Un regain d’espoir a été accordé aux Libanais par le biais de la décision du juge des référés, Élias Salah Moukheiber, qui, en se basant sur le préambule de la Constitution, a rejeté, le lundi 20 décembre, la plainte présentée par l’Ordre des journalistes visant à empêcher le “Rassemblement pour un ordre alternatif” de poursuivre leurs activités et déclarations.
Au cœur des ténèbres, la liberté d’expression semble ainsi trouver des champions inespérés. Il faut dire que “la révolution d’octobre 2019 a plus que jamais libéré la parole au Liban”, souligne Ayman Mhanna, directeur exécutif de la Fondation Samir Kassir.
Des dangers imminents
Toutefois, malgré ce changement positif dans le paysage médiatique qui s’est confirmé par l'émergence ou l’essor d’excellents médias incisifs et irrévérencieux, le danger guette toujours les journalistes qui osent aller trop loin. “Un danger qui commence par des poursuites judiciaires et qui peut atteindre l’assassinat”, souligne M. Mhanna.
Ce dernier ajoute que la crise économique, qui frappe également le domaine médiatique, a fortement mené à une réduction des revenus publicitaires, ce qui a affecté l’indépendance des médias et les a rendus vulnérables aux ingérences politiques. Ainsi, d’après les derniers rapports, tels ceux émis par Reporters sans frontières et SKeyes, le Liban perd continuellement des places dans le classement annuel de la liberté de la presse. “La Tunisie a creusé l’écart en tête des pays de la région et imaginez-vous que même le Koweït a dépassé le Liban en la matière”, note M. Mhanna.
Selon lui, nous faisons face aujourd’hui à un paradoxe : “Il est vrai que nous avons pu observer davantage de liberté d’expression parmi les citoyens et les nouveaux médias. Néanmoins, nous ne pouvons ignorer la répression et la censure exercées par les autorités et les groupes armés non-étatiques”. “Bien que les journalistes d’investigation osent révéler de plus en plus la corruption endémique et que les voix libres se hasardent en dénonçant les assassinats politiques et la soumission de l’État, il n’en demeure pas moins que les partis au pouvoir manipulent la justice pour poursuivre ceux qui s’expriment librement, que des armées électroniques se déchaînent contre les militants des droits de l’homme. L’assassinat de Lokman Slim est un douloureux rappel du prix à payer quand on dépasse les lignes rouges”, confie-t-il à *Ici Beyrouth*
Un débat de fond
La répression de la liberté d’expression se fonde souvent sur le prétexte fallacieux d’un abus présumé de cette liberté par les opposants. Certes, dans un contexte démocratique, entre exercer son droit et en abuser, les limites restent parfois difficiles à formuler… Alors que certains prônent le droit à la liberté d’expression, prétendant que celle-ci ne devrait connaître aucune limite, exceptée celle de l’incitation à la haine et à la violence, d’autres estiment que plusieurs garde-fous se doivent d’être respectés afin de préserver l’ordre et la stabilité au sein de la société.
Qu’en disent les textes?
L’un des textes fondateur en la matière reste l’article 19 de la Déclaration universelle des droits de l’homme (DUDH) : "Tout individu a droit à la liberté d’opinion et d’expression, ce qui implique le droit de ne pas être inquiété pour ses opinions et celui de chercher, de recevoir et de répandre, sans considération de frontières, les informations et les idées par quelque moyen d’expression que ce soit".
Au Liban, la tendance est plutôt à percevoir cette liberté comme une menace. D’après Melkar el-Khoury, expert en développement humanitaire et membre de la Fondation des droits de l’homme et du droit humanitaire (FDHDH), le Liban connaît aujourd’hui une régression en matière de sauvegarde de la liberté d’expression. Résultat : "Nombreux sont les journalistes qui pratiquent l’autocensure de peur d’être arrêtés ou poursuivis pour des propos tenus, que ce soit sur des plateformes médiatiques officielles ou sur les réseaux sociaux", constate-t-il.
Selon l’expert, le principe est que l’accès aux sources d’informations et leur diffusion, qu’elles soient fiables ou pas, est effréné et la liberté d’expression absolue (le Liban en est très loin dans les deux cas).
Consacré, pour la première fois, au lendemain de la Révolution française de 1789, le droit à la liberté d’expression est, certes, souvent menacé, selon les régimes politiques en vigueur et les circonstances historiques et culturelles de chaque pays. Toutefois, comme pour toute liberté, certaines règles sont à respecter, lesquelles sont précisées par la DUDH, dans son préambule, mais aussi par les textes libanais, comme les articles 582 et suivants du Code pénal libanais relatifs à la diffamation, d’inspiration française.
Quelles limites ?
Mais comment faire en sorte que ces limites ne dénaturent pas la liberté ?
Pour Ayman Mhanna, la solution résiderait dans le fait de “modifier les lois relatives aux publications, à l’audiovisuel et aux données numériques”. ”Une proposition de loi sur les médias, qui devait renforcer les libertés et mettre à jour des textes caducs, a été déposée en 2010”, ajoute-t-il, en spécifiant que “lors de ces douze dernières années, celle-ci a été révisée par les commissions parlementaires, dans un sens contraire aux principes de liberté”.
Quel serait donc l’équilibre entre le droit à la liberté d’expression et d’autres droits et libertés, comme le droit à la dignité et au respect de la personne humaine, ou la liberté de croyance, entre autres? Si l’on prend pour exemple l’exercice journalistique, MM. Khoury et Mhanna s’entendent à dire qu’aucun média ni journaliste ne devrait être à la merci d’un quelconque pouvoir politique ou groupe financier. Ses obligations professionnelles consistent donc, selon eux, à lui permettre d’avoir accès à toutes les sources d’informations et à les diffuser, après s’être assuré de leur fiabilité, dans le respect de l’intérêt public et de la protection de la réputation ou des droits d’autrui.
Sa contribution au débat démocratique est ce qui devrait guider l’expression journalistique. Mais c’est là justement l’essentiel de la répression au Liban.
"La liberté de la presse étant indissociable du combat politique, croire que le Liban peut évoluer vers plus de liberté et vers de meilleures lois avec les mêmes partis politiques au pouvoir relèverait de la naïveté. Seul un changement politique profond serait susceptible de créer de nouvelles perspectives", conclut M. Mhanna.
Dans un Liban ouvert à tous vents et abandonné à lui-même, la bataille pour la consécration de la liberté d’expression et des libertés en général s’avère donc aussi ardue en 2022 que la lutte pour la dignité humaine, la souveraineté, la justice et les réformes, dont elle est, in fine, plus que jamais indissociable.
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