Nous sommes à North Beach. C’est mon cinquième séjour à San Francisco et, comme à chaque fois, j’y reviens. La Columbus Avenue traverse en diagonale les quartiers de Chinatown jusqu’à Beach Street, près de l’océan. Au 261 de cette avenue, l’enseigne indique «un lieu de rencontre littéraire depuis 1953». On y vient pour beaucoup de raisons, notamment pour s'imprégner de l'atmosphère de ce véritable repère de la culture alternative, de l’ouverture intellectuelle que ce lieu continue de promouvoir, et de tout ce qui constitue l’héritage des Beats.
Construite sur les ruines d'un ancien bâtiment détruit dans l'incendie qui a suivi le tremblement de terre de 1906, la minuscule devanture de City Lights partageait à l'origine le bâtiment avec un certain nombre d'échoppes. Investissant les autres magasins dès qu’ils ont été vacants, la maison gagne progressivement en espace et finit par occuper tout le bâtiment. La maison d’édition est officiellement fondée en 1953 par le poète Lawrence Ferlinghetti qui lance City Lights Publishers avec la désormais célèbre série Pocket Poets. Aujourd'hui, City Lights compte plus de deux cents titres imprimés, avec une douzaine de nouveaux titres publiés chaque année, et promeut un engagement actif avec les livres et la culture littéraire à travers des activités éducatives et des événements publics dédiés au maintien d'une communauté dynamique de lecteurs, d'écrivains et de penseurs.
C’est à la suite du procès pour obscénité intenté à l’encontre de Ferlinghetti que City Lights acquiert une notoriété désormais irréversible. On reproche au responsable des lieux d’avoir publié le recueil du poète et écrivain américain Allen Ginsberg (1926-1997), Howl and Other Poems (City Lights, 1956), une œuvre qui décrit notamment la sexualité homosexuelle à une époque où les lois sur la sodomie la criminalisaient. Elle contient par ailleurs «Howl» (hurlement), un poème dans la tradition de Walt Whitman, le plus célèbre de Ginsberg, considéré comme l'une des principales œuvres de la «Beat Generation». Le féroce réquisitoire que ce poème est aussi contre les terreurs du capitalisme, de la guerre et de la civilisation industrialisée est caractéristique de la poésie Beat. Avec «Howl», Ginsberg emmène le lecteur pour une virée dans l'Amérique underground, dans l’univers des marginaux, toxicomanes, vagabonds, prostituées et escrocs. Lawrence Ferlinghetti est finalement déclaré non coupable et 5.000 exemplaires supplémentaires du texte sont imprimés pour répondre à la demande du public qui avait augmenté, en réponse à la publicité entourant le procès.
De gauche à droite : Bob Donlin Neal Cassady Allen Ginsberg Robert La Vigne and Lawrence Ferlinghetti 1956. Crédits Allen Ginsberg/Corbis.
Allen Ginsberg était vigoureusement opposé au militarisme, au capitalisme et à la répression sexuelle. Il a incarné divers aspects de la contre-culture avec ses opinions sur la drogue, le sexe, le multiculturalisme, l'hostilité à la bureaucratie et l'ouverture aux religions orientales. Durant ses études à l'Université de Columbia dans les années 1940, il se lie d’amitié avec William S. Burroughs (1914-1997) et Jack Kerouac (1922-1969). Après avoir fréquenté l'université de Harvard où il étudie l'anglais et l'anthropologie, Burroughs s'enrôle en 1942 dans l'armée américaine pour servir pendant la Seconde Guerre mondiale. Refusé, il plongera ensuite dans l'héroïne. Son roman Naked Lunch, publié en 1959, narre les exploits de William Lee (une version romancée de Burroughs, et aussi son nom de plume), un toxicomane voyageur. Comme «Howl», Naked Lunch fait l'objet d'un procès pour obscénité très médiatisé à Boston, où son interdiction a finalement été abrogée dans une affaire importante qui a porté un coup majeur à la censure littéraire. En 1943, alors qu'il vivait à New York, il se lie d'amitié avec Allen Ginsberg et Jack Kerouac.
Photographies de la Collection de William S. Burroughs
Ce dernier, romancier et poète, acquiert une renommée avec On the Road. Publié en 1957, ce roman semi-autobiographique au style libre et révolutionnaire qui raconte le road trip de Sal Paradise et Dean Moriarty, est indiscutablement le roman emblématique de la Beat Generation. Les écrits de Kerouac couvrent par ailleurs des sujets tels le jazz, la vie à New York, le bouddhisme, la drogue, la pauvreté.
Jack Kerouac, à droite, avec son ami et compagnon de route Neal Cassady, en 1952.Credit...Carolyn Cassady
Ces trois vedettes de la scène littéraire underground deviendront des icônes de la Beat Generation. Kerouac avait introduit l'expression «Beat Generation» en 1948 pour caractériser un mouvement de jeunesse underground et anticonformiste perçu à New York. L'adjectif «beat» pouvait signifier familièrement «fatigué» ou «battu» au sein de la communauté afro-américaine de l'époque, mais Kerouac s'était approprié l'image pour lui donner des significations plus positives («beat» s’originerait aussi dans «beatific») associées à l’usage qu’on en fait dans le champ musical: être «on the beat» (dans le rythme) et «the beat to keep» (maintenir le rythme).
Au milieu des années 50, dans le climat de désillusion qui a suivi la Seconde Guerre mondiale et l’atmosphère d’hostilité de la guerre froide, avec d’autres écrivains comme Lawrence Ferlinghetti justement (1919-), Gregory Corso (1930-2001), Neal Cassady (1926-1968) ou Carl Solomon (1928-1993), ils constituent une avant-garde culturelle réagissant contre les valeurs américaines institutionnalisées, le matérialisme et la conformité. Ces écrivains iconoclastes et politiquement dissidents,abordent des sujets tels que le sexe, la drogue et l'hédonisme. Très controversés à leur époque, en même temps que précurseurs du mouvement de contre-culture des années 60, ils étaient également poétiquement expérimentaux et chercheront à écrire dans un style authentique et sans entraves, s’inspirant des musiciens de jazz, des surréalistes, des poètes métaphysiques, des poètes visionnaires comme William Blake, du haïku et de la poésie zen. Cette nouvelle génération s’installera dans la Bay Area, en particulier dans les quartiers proches de la librairie du poète et éditeur Beat Lawrence Ferlinghetti, City Lights.
Au fil des ans, City Light a publié un large éventail de poésie et de prose, de fiction et de non-fiction, et d'ouvrages traduits. En plus des livres d'auteurs de la Beat Generation, elle publie des œuvres littéraires d'auteurs tels que Charles Bukowski, Georges Bataille, Sam Shepard, Pier Paolo Pasolini, André Breton, Antonin Artaud ou Noam Chomsky. Associée dès le départ à la politique de gauche radicale et aux questions de justice sociale, elle augmentera au fil des années sa liste d’ouvrages de théorie politique, d’études culturelles et de genre, de même qu’elle proposera une large sélection de titres de petits éditeurs indépendants.
En 1971, Ferlinghetti persuade Nancy Peters, qui travaillait alors à la Bibliothèque du Congrès, de se joindre à lui: «Lorsque j'ai rejoint City Lights en 1971 et que j'ai commencé à travailler avec Lawrence, dit-elle, il était clair que c'était un foyer de protestation, pour des gens aux idées révolutionnaires et des gens qui voulaient changer la société. Et quand j'ai commencé à travailler dans la petite rédaction de Filbert et Grant, les gens que Lawrence avait connus pendant toute la décennie des années 60 arrivaient tout le temps, comme Paul Krassner, Tim Leary, des gens qui travaillaient dans la presse underground et qui essayaient de fournir une alternative aux médias grand public. Ce fut une période de persécution et d'infiltration du FBI dans ces presses.» (citée dans «And the beat goes on», San Francisco Chronicle, 9 June 2003.) En 1984, l'entreprise traverse une crise financière et Peters en devient copropriétaire. Ferlinghetti lui attribue la survie ultérieure et le succès croissant de l'entreprise. En 1999, avec Ferlinghetti, elle achète le bâtiment dans lequel ils travaillent. Elle démissionne en 2007, cédant la place à Elaine Katzenberger, tout en continuant de siéger au conseil d'administration.
En 2001, le conseil de surveillance de San Francisco a fait de City Lights un monument historique officiel – la première fois que cela avait été accordé à une entreprise plutôt qu'à un bâtiment – pour «avoir joué un rôle déterminant dans le développement littéraire et culturel de San Francisco et la nation» et pour sa «contribution significative aux développements majeurs de l'après-guerre mondiale».
Nayla Tamraz
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