Entre rêve, psychanalyse et peinture... la poétique de l'inachèvement

Comment est née votre collaboration avec Christian Bonnefoi ?
Comme dirait Lacan, il s’agit plutôt d’une communion et non d’une collaboration, car nous ne savons pas ce dont le sujet est capable quand il se fait collaborateur! Plus sérieusement, j’ai rencontré Christian Bonnefoi lors d’un dîner. Nous étions en train de parler de Freud, lorsque soudainement, je l’entendis dire: «L’interprétation du rêve est le seul traité de peinture du XXe siècle». J’avais trouvé sa remarque très originale; une forme de provocation renforcée par la tournure restrictive. C’était en décembre 2019. Intriguée par cette formule qui annonce une dimension inédite à l’Interprétation du rêve, je lui ai écrit le lendemain et notre échange n’a pas cessé depuis. Nous avons rédigé ensemble plusieurs écrits avant cet ouvrage, c’est-à-dire aussi avant que cette phrase énigmatique, dont l’explication était restée inachevée, fasse retour. Ce qui a permis au dialogue de durer est le partage d’une éthique commune qui consiste à tenir compte du Réel (c’est-à-dire ce qui échappe au langage) et, surtout, d’un même rythme pressé. Il a une écriture virevoltante qui s’accorde avec le mouvement d’un geste qui va vers ce qu’il ne sait pas, multipliant les hasards, pour défaire le concept qui se fige, un peu comme le Papillon du Parnasse de La Fontaine, allégorie du poète qui s’abandonne – pour ainsi dire avant l’heure –  à la flânerie:
«Je suis chose légère, et vole à tout sujet,
Je vais de fleur en fleur et d’objet en objet […]
Mais quoi! je suis volage en vers comme en amours».
Christian Bonnefoi, PL, 1988, 160x130
La peinture, serait-elle un rêve concret? Permettrait-elle d’extérioriser les méandres de l’inconscient? En est-il de même pour toute forme d’art?
Le rêve est une formation de l’inconscient, car il s’offre au déchiffrement tout en conservant sa part d’indéchiffrable. Nous n’avons pas accès à l’inconscient comme totalité, mais à ses bribes, comme en témoignent les rebuts: lapsus, mot d’esprit, acte manqué, s’élevant à la dignité du rébus.  La création – et toute forme d’art donc – a affaire avec l’inconscient, car elle côtoie l’indicible, l’insondable ou l’«irreconnu» qui fonde le langage.
Freud dira que l’artiste précède l’analyste, car, en effet, c’est par la voie de l’art et de la poésie qu’une boussole est offerte au psychanalyste, lui donnant la possibilité de se laisser enseigner par le Réel. C’est la raison pour laquelle je dialogue avec les artistes; une manière aussi de renouveler le langage analytique, toujours sous la menace de s’enfermer dans son propre jargon. D’autre part, il s’agit moins d’extérioriser les méandres de l’inconscient que de causer avec l’inconscient. Ce qui n’est pas tout à fait la même démarche.
Votre tournure, «la peinture serait-elle un rêve qui se concrétise», est intéressante, car elle renvoie à la conception du rêve d’être à la fois «gardien du sommeil» et «injonction de réveil», c’est-à-dire aussi celui qui montre la voie de l’agir. On rêve sa théorie avant de l’écrire…
Quels dispositifs met en place la peinture pour traverser les cheminements du rêve? Ce cheminement de soi se fait-il à rebours?
C’est plutôt la démarche de Christian Bonnefoi. Il s’agit plus de «rêverie» dans le sens rousseauiste que de «rêve». Il en fait presque une méthode, où il est balloté par le même mouvement, où l’un semble troquer le pouvoir de l’autre. Mais si la peinture traverse les cheminements du rêve, ce serait dans le sens de ce que Christian nomme «l’obscur», c’est-à-dire l’indéterminé, le précaire, l’aventureux; un cheminement qui œuvre à penser l’envers du tableau, car c’est cet obscur qui alimente le désir de la recherche qui confère à l’œuvre une signification imparfaite, imprécise et jamais achevée.

Existe-t-il vraiment une « machine à voir »?
La «machine à voir» est une expression de Jean Paulhan que Christian utilise pour dire l’idée d’un dispositif occupant la place de l’esquisse, ou plus exactement la post-esquisse. Faites pour atteindre la vision, ces machines ne sont pas encore des mots, mais certaines finissent par accéder au statut d’œuvre à part entière, comme le Modulateur espace-lumière de Moholy-Nagy.
Christian Bonnefoi, Babel R, 2019, 195x130
Pourrait-on alors recoller les pièces effritées de la mémoire ou reconstruire autrement la déconstruction d’un être?
On pourrait le faire poétiquement. C’est l’expérience proustienne: de cette fissure qui se creuse à partir d’une lutte de deux temps, où l’un n’est déjà plus et l’autre pas encore, surgit une figure dépouillée de toute fonction figurative, à l’image de l’irruption de Combray dans une tasse de thé, mais sous sa forme artistique et telle qu’elle n’a pas été vécue.  C’est cette nouvelle forme qui nous fait retrouver le temps, déclenchant le désir de création qui se définit comme mouvement de retrouvaille d’un objet foncièrement et à jamais perdu. Il en est de même de l’analyse. La traversée de la cure est un futur antérieur, un temps retrouvé, une peinture à rebours qui va du récit jusqu’à la fin du langage, où l’on n’a plus rien à dire. Ainsi, grâce à l’analyse, nous réécrivons notre histoire. Mais ce processus est une construction, une fiction qui se déploie à partir d’un lien transférentiel. Le récit d’une même personne prendrait probablement une autre forme avec un autre analyste, même si l’os en est le même, puisque la singularité, elle, ne varie pas.
Pour la psychanalyse, la parole introduit l’être du sujet comme une interrogation («qui suis-je?»), jamais comme une réponse. Il n’existe pas de réponse à cette question, car il n’y a pas d’être (de substance) du sujet, contrairement à celle toute faite sur l'être que proposent les adeptes de la scientifisation de l’humain. Le sujet est sans identité. L’analyse consiste à assumer cela: à se décoller des identifications  – dont la fonction consiste à accoutrer le manque d’identité, sans jamais y parvenir – et à s’affranchir des signifiants qui aliènent, amenant le sujet vers un point de dénuement.
Quel est l’objectif de cette réflexion, voire publication?
Si l'on est des êtres sans origine, l’écoute de l’analyste consiste alors à privilégier la forme sur le sens. C’est l’apport de Lacan qui a accordé une prévalence du signifiant sur le signifié. Christian et moi partageons cette même conception. Dans son travail et sa peinture, le sens est réduit à peu de chose, précisément à l’usage de la langue: il n’est donc pas ce vers quoi tend la pensée et l’interprétation, mais ce qui sert de support à cette tension – un véhicule. C’est pourquoi il fait du secret un creux où tous les sens volatils de la pensée viennent s’engouffrer et se consumer pour renaître dans une autre figure.
Christian Bonnefoi, Dos, sérigraphie 2012
Qu’apporterait Le secret des anges au lecteur? Serait-il abordable pour tous?
Nous traitons de cette tension entre sens et forme de différentes façons, en convoquant des références que nous partageons, qui nous intéressent ou qui font énigme: littéraires, artistiques, psychanalytiques, etc. Si nous avons adopté le genre dialogique, c’est aussi pour épouser une esthétique fragmentaire, brouillonne et en mouvement; ouverte en somme, comme pour indiquer que l’entretien n’est pas fini, que le sujet n’a pas été mené à son terme, et que le lecteur peut étendre la matière…
Marie-Christine Tayah
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