Ce matin-là, très en retard, en m’engouffrant dans un taxi, j’ai découvert un portable oublié sur la banquette arrière. C’est à peine installé que j’ai senti quelque chose gêner mon assise, sans doute une clé rebelle dans la poche arrière de mon jean. Non, voyons voir… J’ai glissé mes mains moites sous mes fesses, dans un mouvement de contorsion désagréable, et j’ai progressé à tâtons sur le cuir brûlant. C’est alors que j’ai trouvé un téléphone qui ne m’appartenait pas.
Vous ne pourriez le soupçonner tant c’est anecdotique, pourtant cette trouvaille a changé le cours de ma journée et plus encore celui de ma vie.
Bon sang comment avais-je pu accumuler autant de retard en à peine quelques heures? Je savais pourtant que je ne pouvais pas vraiment manquer cet avion. Vingt jours que j’étais établi à Beyrouth et il semblait que j’avais facilement adopté le rythme «à la libanaise». Ici, la demi-heure de retard est une politesse.
Je suis nos-nos, moitié-moitié français et libanais. Je suis souvent venu dans la capitale, où il fait si bon vivre que je m’y sens libanais à cent pour cent dès que je franchis les portes de l’avion. Je deviens cet homme chaleureux, avenant et détendu, mais terriblement peu ponctuel. Est-ce possible que cette transformation qui s’opère à chaque sortie d’avion soit liée au kérosène qui charge l’air et que j’inspire à plein poumons?
Je suis docteur en histoire et archéologie et, après des années d’exercice, cela me fait toujours autant vibrer de me présenter ainsi. «Un ponte, ce type-là» dit-on de moi. J’ai séjourné plusieurs fois au Liban pour des stages et, plus tard, des colloques ou des missions de terrain. Je travaille pour le ministère de la Culture depuis une quinzaine d’années et je suis spécialiste du Moyen-Orient. Je m’épanouis dans ce job.
Quand j’étais gamin, j’ai vu une émission de télé dans laquelle un vieux sage à longue barbe expliquait que lors d’un apprentissage, il pousse une petite branche sur l’arbre de connaissance de notre cerveau. J’y pense souvent, car ma tête à moi abrite un arbre monstrueusement garni. Et je m’apprêtais à revenir de ce séjour beyrouthin plus branchu encore qu’à mon arrivée. Et, justement, ce matin, en prenant mon petit-déjeuner, croyant avoir le temps d’assouvir mon appétit insatiable de connaissance, je m’étais plongé dans la lecture d’un ouvrage passionnant emprunté à la bibliothèque orientale de l’université. L’objet de mon retard, vous l’aurez compris.
Echelle du stress: 10/10, comme à chaque fois que je dois effectuer un voyage en avion. J’ai rassemblé mes affaires en catastrophe, quitté ma chambre à la hâte et déboulé de l’hôtel comme un dément, à moitié débraillé, mes papiers à la main. J’espérais que personne n’avait remarqué le pan de chemise coincé dans ma braguette, nuisance sérieuse à ma crédibilité. J’ai bondi à l’arrière de la vieille Mercedes verte toute cabossée d’Amoun. Visiblement, il avait eu le temps d’allumer sa cigarette brune à l’odeur épouvantable, en témoignaient les effluves nauséabonds qui embaumaient l’habitacle. Je ne savais pas si c’était mon impatience ou si Amoun prenait réellement un temps fou à s’installer. Et que je nettoie mon couvre-siège en billes de bois, et que je tapote le coussin dans son dos, et que j’effleure tendrement l’immonde fourrure blanche autour du volant, au secours! Je me suis penché en avant et, dans mon arabe bien rodé, je lui ai fait comprendre que plus vite j'arriverai à destination, plus généreux serait le billet dans sa main à la fin de la course. Amoun a opiné du chef, bouclé sa ceinture et démarré en trombe. De son mocassin au cuir élimé, il a appuyé de toutes ses forces sur le champignon.
Tandis qu’il roulait à toute berzingue dans les rues de la capitale, je me suis appuyé contre le repose-tête du siège arrière et j’ai tenté de me positionner à mon tour le plus confortablement possible. Il y avait bien au minimum une heure de route jusqu’à l’aéroport selon la fluidité de la circulation. Heureusement que j’avais opté pour un pantalon léger plutôt qu’un bermuda, car le cuir du siège m’aurait désagréablement collé à la peau. C’est à ce moment-là que j’ai trouvé le téléphone, un appareil obsolète à clapet noir à la vitre fendue.
Il se mit instantanément à sonner dans ma main. Le propriétaire tête en l’air sans aucun doute.
– Vous avez trouvé mon portable ? s’enquit une voix féminine anxieuse.
– À l’évidence, ma brave dame, pensai-je. Oui absolument, répondis-je.
Silence.
– Alors… aidez-moi, je vous en supplie.
Silence. Elle avait raccroché.
Comment diable pouvais-je bien aider cette femme sans la moindre indic... Le téléphone se remit immédiatement à sonner, interrompant le fil de ma courte pensée. Une voix glaçante s’adressa à moi.
– Tu sais que c’est ta dernière chance. Si tu ne reviens pas, je vous tuerai toutes les deux.
Mais enfin qu’est-ce que c’était que ce mauvais film? Une femme était-elle véritablement en danger quelque part dans Beyrouth?
Le téléphone vibra, une photo venait d’arriver. Bien que très pixelisée et de médiocre qualité, elle me permettait de reconnaître aisément le paysage capturé: la mosquée Al Amin, célèbre bijou de la capitale libanaise. Étonnamment, elle était photographiée de loin avec, au premier plan, un parking bondé de véhicules, véritable aberration bétonnée devant elle.
Mes pensées fusaient à cent à l’heure, comme Amoun au volant de son bolide dans les ruelles de la capitale, appliqué à ce que je ne manque pas mon vol et qu’il touche son bakchich. Ma tête bourdonnait et mon rythme cardiaque s’emballait, l’heure du vol approchait dangereusement. J’étais submergé par l’angoisse improbable et démesurée qui s’était emparée de moi durant ces dernières minutes surréalistes. J’étais tiraillé. D’un côté par la raison, le retour à Paris, le ministère et la promesse d’un projet culturel qui me tenait à cœur et pour lequel j’avais travaillé avec acharnement plusieurs mois durant. De l’autre, par cet instinct indomptable, fidèle compagnon de vie, qui me dictait que rien de tout cela n’était un canular.
Les évènements qui suivirent se déroulèrent en quelques heures à peine et me laissent encore, aujourd’hui que je vous les raconte, un souvenir glaçant et impérissable.
Si j’étais à Beyrouth depuis dix jours, c’est parce que j’étudiais l’un de ses quartiers périphériques au nord et en particulier sa mosquée poétiquement nommée Al Khodr, comme le vert qui égaye son minaret, comme la nature au printemps ou comme la couleur de l’espoir aussi.
D’un point de vue architectural, ce lieu de culte ne payait pas de mine, mais historiquement, on lui prêtait une légende mystérieuse et passionnante. Laissez-moi vous la conter. On raconte que jadis, dans le quartier d’El Khodr, un dragon assoiffé de sang se cachait dans un puits et terrifiait la ville en dévorant ses habitants qu’il désignait au hasard. Un jour, l’animal féroce exigea qu’on lui livre la fille du roi en guise de repas. Et, alors que la princesse courait un grave danger et implorait Dieu de lui sauver la vie, apparut Saint Georges. Téméraire, il affronta et tua le dragon. En guise de récompense pour avoir sauvé la vie de sa fille, le roi offrit au saint une église qu’il fit ériger sur le lieu même de la bataille. Aujourd’hui, la mosquée Al Khodr. Quelle légende étonnante.
Allongé sur mon lit d’hôpital, assommé par les injections de morphine qui soulageaient la douleur encore vive dans mes côtes, je ne parvenais pas à trouver le sommeil. Des images défilaient en boucle, hantant encore mon esprit embrumé comme s’il cherchait à tout prix une raison à l’aventure terrifiante que je venais de vivre. Et, dans cette semi-conscience, je me surprenais à tisser un lien étroit entre ma venue au Liban pour des recherches sur la légende du dragon de Beyrouth et la mission forcée que je m’étais vu accomplir quelques heures plus tôt.
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