Nada Nassar Chaoul: «Il y a dans l’humour une forme de détachement qui est, en quelque sorte, une élégance désinvolte de la pensée.»
Elle est tombée très tôt dans l’amour du mot, celui qui est lu et celui qui est écrit aussi. Nada Nassar Chaoul a choisi d’emblée le mode de l’humour caustique, de la dérision mais aussi de la nostalgie sans verser pour autant dans l’excès. Ses fameux «clins d’œil» publiés mensuellement dans L’Orient littéraire ont été, longtemps, le rendez-vous attendu par son lectorat. On allait découvrir sa pépite du moment et tenter de retracer le cheminement de sa pensée pour lire entre les lignes et tenter de deviner ce qui l’avait inspirée.

Illustrée par les dessins de la talentueuse Zeina Abirached et accompagné par une belle préface de Percy Kemp, la compilation de ses textes a vu le jour aux éditions L’Orient des livres. Entrevue.

Quand est né votre amour pour l’écriture?

Très jeune. Il est le fruit naturel, je dirais, de mon amour de la lecture, étant née dans une famille où on lisait beaucoup (je me souviens de mon père rentrant tous les jours du bureau avec un sac de livres et de magazines). L’écriture a commencé par être imposée à l’école – la fameuse «rédaction» des classes complémentaires –, mais elle était pour moi source de plaisir, celui de trouver, en cherchant bien, le mot adéquat, le terme précis, l’expression juste pour exprimer un sentiment ou une idée. Malgré un relatif succès – mes rédactions étaient de celles que le prof lisait à voix haute en classe, se souviennent, avec des sentiments mitigés, mes camarades! – j’ai toujours pensé l’écriture comme une école de rigueur, voire de souffrance. En somme, comme tout amour, celui de l’écriture est fait de ruptures, d’éclaircies, de lunes de miel, d’échecs et de brefs moments de bonheur…

Est-ce que votre fameuse lettre à votre fils Joseph que de nombreuses personnes se sont appropriée et qui a circulé des années durant sur la Toile a marqué le début de ces «clins d’œil»?

L’écriture est une sorte de continuité spontanée, une vague de fond qui n’a ni début ni fin puisqu’elle naît – pour moi en tout cas – d’un besoin irrépressible de s’exprimer sur un sujet qui vous émeut, vous tourmente ou vous tient à cœur. La «Lettre à Joseph» a paru en 2000, à un moment où j’écrivais déjà «Les Frimes» de L’Orient-Express. Mais elle constitue indéniablement un tournant qui m’a permis d’aborder, dans les «clins d’œil», des sujets non seulement humoristiques mais aussi tendres. Cela, alors qu’à cette époque, j’étais surtout connue pour décrire, avec ironie, la société d’ostentation d’après-guerre. Là, je me mettais à nu, je dévoilais une autre facette de moi-même, poignante, celle d’une mère qui a peur que son pays, si charmant et si léger, n’arrive pas à retenir ses enfants. La force et la sincérité de ces deux amours, les enfants et le Liban (qui est aussi, quelque part, notre enfant doué, mais qui n’a pas encore fait ses preuves) ont fait le succès assez incroyable de cette lettre. Je recevais des coups de fil et des missives dithyrambiques d’émigrés et d’inconnus d’Australie et du Brésil, sans compter que tous les partis politiques se sont approprié cette lettre. Elle a été beaucoup plagiée comme vous dites, mais même enseignant la matière de la propriété intellectuelle à la faculté de droit, j’ai une certaine indulgence pour ces pratiques, peu éthiques certes, mais qui sont un peu la preuve du caractère universel des sentiments que je décris.

Vous puisez certes votre inspiration dans ce que vous voyez, entendez ou éprouvez. Qu’est ce qui déclenche en vous l’urgence et l’envie d’en faire un billet?

En effet, je ne décris que ce que je vis. Ce n’est pas chez moi que vous trouverez un billet de science-fiction! Au gré de mes journées, de mes rencontres, de mes conversations avec les autres, de mes promenades en ville ou de mes soirées avec des amis, j’accumule, tout au long du mois, plus ou moins consciemment, des éléments épars, des observations vagues sur des travers plus ou moins ridicules, des effets de mode ou des impressions du terroir, très populaires, très libanaises. À un moment donné, sans savoir comment, le puzzle s’imbrique, l’article est là. Il y a alors urgence absolue de l’écrire, là, maintenant. C’est aussi simple, aussi primaire que le besoin de manger quand on a faim, ou de boire quand on a soif. Et un grand bonheur enfantin quand c’est fait et qu’on le «sent»!

Votre collaboration avec L’Orient littéraire date depuis combien d’années? Avez-vous compilé tous vos billets pour en faire un ouvrage ou y a-t-il eu une sélection en amont?


Je collabore avec L’Orient littéraire depuis 2010, donc pratiquement depuis ses débuts. Je ne me suis rendu compte du temps écoulé et du nombre de «clins d’œil» écrits qu’au moment où nous avons décidé, avec la rédaction, de les grouper dans un livre. En les relisant, j’ai eu la surprise de constater qu’il n’y avait eu, en dix ans, aucun doublon, ce que je redoutais! On n’a donc pas eu besoin d’opérer une sélection qui aurait été déchirante… J’ai cependant fait le choix (très académique!) de les classer, de les regrouper en trois grands thèmes: «Autant en rire», «... Ou même en pleurer» et «Je pense comme je suis». Il en a résulté, d’après des lecteurs avertis, une certaine vue d’ensemble, un tableau général, une forme – modeste – de sociologie, ou même, a-t-on avancé, d’anthropologie, d’une société singulière, la société libanaise d’avant la Thawra.

Ce que l’on retient de vos textes c’est surtout l’humour (caustique) et la nostalgie de temps révolus. Est-ce selon vous une sorte de mécanisme de défense face à ce mauvais sort qui ne nous lâche plus?

Je pourrais vous répondre par une phrase de Régis Debray: «Il faut voir dans le rire des larmes surmontées.» Mais ce serait trop triste. Ce n’est pas là mon approche de l’humour, ou du moins, je ne voudrais pas que mon humour ne soit qu’un mécanisme de défense, une compensation de manques ou lacunes. J’ai une vision plus joyeuse de l’humour! Pour moi, l’humour est un réflexe naturel qui se déclenche certes à l’égard de ce qu’on ne peut pas changer mais aussi de ce qu’on pourrait changer, mais que… Il y a dans l’humour une forme de détachement qui est, en quelque sorte, une élégance désinvolte de la pensée. D’ailleurs, je ne m’attarde jamais sur notre mauvais sort. Je prends le Liban comme il est. Comme un enfant trublion, indomptable, mais adorable tout de même! Quant à la nostalgie du Liban d’antan, elle ne porte pas tant sur la carte postale ou la photographie sépia du pays d’alors, que sur la bienséance, la courtoisie, les valeurs morales et éthiques d’autrefois que je confonds un peu avec celles de la France, des Pères jésuites, des Dames de Nazareth et de mon père…

Les dessins sont de la talentueuse Zeina Abirached; est-ce votre choix ou celui de L’Orient des livres?

C’était un choix à la fois commun et naturel pour moi comme pour L’Orient des livres. Zeina collabore déjà avec L’Orient littéraire à travers des dessins mensuels bourrés de charme, de tendresse et d’humour qui portent son style si personnel. Par ailleurs, je la connais depuis toute petite, une amitié de longue date nous liant à ses parents. Il est particulièrement émouvant pour moi de voir comment une toute petite fille espiègle aux boucles brunes frisées est devenue une artiste internationalement reconnue. Je dois dire qu’elle a immédiatement et très finement saisi l’esprit du livre. Elle n’illustre pas seulement des textes. Avec une approche semi-BD et un choix de couleurs pertinent, elle donne vie aux personnages, aux situations burlesques ou «trendy» et même à la tendresse du cercle de famille, participant en somme à son expression et à sa communication au public! Je la considère donc, à part entière, comme le coauteure de Clin d’œil!

Pourquoi Percy Kemp comme choix pour la préface?

C’est là encore le fruit d’une longue histoire d’amitié avec nous, mon époux Melhem surtout, et moi-même. Sans compter que Percy collabore aussi périodiquement à L’Orient littéraire avec des articles percutants, portant la marque de sa perspicacité et de son humour si british. Pour ma part, en tant que romancier, je considère Percy Kemp, auteur de plusieurs ouvrages remarquables, comme le digne héritier de John Le Carré, l’humour en sus. Je suis donc particulièrement ravie et flattée qu’il ait accepté, de si bonne grâce, de préfacer Clin d’œil. De plus, Percy a subtilement saisi, dans sa préface, que mon approche n’était pas celle, facile, du sarcasme ciblant les autres, mais celle d’une tendre autodérision, puisque, le plus souvent, je me mets en scène moi-même. Enfin, son regard est particulièrement intéressant puisqu’en tant que Libano-Britannique ayant longtemps vécu au Liban et vivant actuellement à l’étranger, il possède une acuité de vue remarquable, faite à la fois de proximité et de «bonne distance» avec la société libanaise que je décris.

Clin d'oeil de Nada Nassar Chaoul, L'Orient des livres, 2021, 232 p.
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