L’amour, les forêts et nous les Libanais

L'adaptation des œuvres littéraires au cinéma n’est en rien une chose nouvelle. Les frères Lumière, eux-mêmes, adaptent déjà le roman de Jules Verne, De la Terre à la Lune, en 1902, en intitulant leur film Le Voyage dans la lune. Le cinéma muet, pour sa part, a bien privilégié les pièces shakespeariennes pour ses choix d’adaptation littéraire. Depuis lors, c’est une véritable histoire sinon d’amour du moins d’intimité entre les deux arts, qui s’entrelacent autour de points communs en dépit de bien de divergences. C’est le cas du roman d’Éric Reinhardt, intitulé L’Amour et les forêts, paru en 2014, entré en lice pour le prix Goncourt et récipiendaire, entre autres, du prix Renaudot des lycéens et du prix France Culture-Télérama, adapté au cinéma par Valérie Donzelli et faisant partie de la sélection officielle du Festival de Cannes 2023.
Du roman au film
Axé sur la problématique: Comment le réel consenti peut-il écraser la possibilité, pourtant bel et bien entrevue, du bien-être et du bonheur?, le récit de vie hyperréaliste meublant L’Amour et les forêts d’Éric Reinhardt invite à rencontrer, dans le cadre d’une structure d’enchâssement narratif, une trentenaire, Bénédicte Ombredanne, férue de littérature, enseignante de français à Metz, mariée et mère de deux enfants. Dans le sillage de sa passion pour la littérature, elle écrit une lettre de fervente admiration à Éric Reinhardt (lui-même s’étant mis en abyme dans le récit) à propos de l’un de ses romans. Le romancier, touché alors par la qualité de la lettre, suggère une rencontre dans un café à Paris. Ainsi débute le récit en question, dans lequel le narrateur premier raconte qu’une femme lui a raconté...
Au cours de la rencontre parisienne, Bénédicte Ombredanne se livre sur sa vie privée: L’Amour et les forêts est donc son histoire propre, dont le moteur même est le couple conjugal qu’elle forme avec un homme manipulateur et violent, aisément identifié par le lecteur comme un pervers narcissique. Au cœur du récit, le lecteur entrevoit l’échappée de Bénédicte Ombredanne, une seule et unique échappée, dans les bras de Christian, un amant merveilleux, habitant les forêts vosgiennes, qui l’accueille tendrement et la laisse deviner la possibilité du bonheur. Mais, dépendante et assujettie, Bénédicte Ombredanne, victime idéale du pervers narcissique, revient chez elle, avoue son adultère et subit la colère sans répit du conjoint trompé, parce qu’un pervers narcissique n’aime pas, ne comprend pas, ne compatit pas. Il possède, harcèle, détruit.
Vers la fin du récit, le drame culmine, après l’entrée au service psychiatrique, avec la maladie, la dégradation et la mort de Bénédicte Ombredanne, racontées par sa sœur jumelle qui assure dès lors la voix narrative, parce qu’il est bien trop tard pour que la victime puisse continuer d’assumer le statut de conteuse de sa propre vie.
Sans doute est-ce le récit de la saisie dialectique du pervers et de sa victime: d’une part, la séduction, l’emprise, le harcèlement, le resserrement de l’étau, l’avilissement et l’anéantissement, d’autre part, la prise au piège, la dépendance affective, le désarroi, l’attrait pour la souffrance, le sentiment de culpabilité, l’hébètement total jusqu’à la dépersonnalisation (dans cette dernière étape, la mort physique de Bénédicte Ombredanne, à la dépouille de qui le mari refuse des vêtements décents et beaux, pourrait être approchée symboliquement comme le double de la mort mentale). Une saisie dialectique donc dont le point d’intersection est le narcissisme, originellement fracturé pour le pervers, originellement blessé pour la victime. L’intégrité de celle-ci n’est, finalement, un tant soit peu rendue, que parce que le romancier la nomme continuellement dans le récit par son prénom et son nom, comme il l’affirme lui-même dans une conférence donnée à la librairie Mollat de Bordeaux, le 19 septembre 2014, et que la littérature lui redonne la lumière dont elle a trop dangereusement manqué.
Le spectateur entre dans le film de Valérie Donzelli d’une manière toute autre, justement par la lumière: une coquette maison ensoleillée en bord de mer, le paysage de la promenade niçoise, des sœurs jumelles (de vraies jumelles que l’on distingue à la coupe de cheveux, les deux personnages étant joués par Virginie Efira), dont l’une est enjouée, bonne vivante, entreprenante et l’autre, posée, discrète, plutôt mélancolique et sortie à peine d’une déception amoureuse. On aura deviné que c’est bien cette dernière qui incarnera l’héroïne d’Éric Reinhardt.
Cette lumière est sous peu assombrie, lorsqu’ayant rencontré un ancien camarade de classe dont autrefois elle se moquait gentiment de l’embonpoint, aujourd’hui bel homme, l’héroïne se laisse séduire, accepte la proposition de mariage et le déplacement vers Metz (soi-disant au prétexte d’une mutation professionnelle du conjoint dont elle découvrira ultérieurement la supercherie) où, isolée de sa famille, arrachée à son paysage et à son élément, elle se retrouve sous l’emprise du pervers et voit sa vie s’opacifier jusqu’à basculer dans l’horreur et les ténèbres.
L’échappée dans les forêts vosgiennes, pour sa part, est elle aussi au cœur du film: toute une féérie est mise en images, telle une réalité parallèle, à peine croyable, un très bref moment de bonheur pur à l’issue duquel l’héroïne retourne à son enfer conjugal, au harcèlement, à la violence jusqu’à la tentative de sa strangulation par les mains du pervers tout livré à sa folie…

Les libertés du grand écran

Or, le cinéma est loin d’être l’enfant docile de la littérature! Sans forcément être rebelle ou oppositionnel, c’est un adulte accompli qui ose prendre des libertés avec le texte littéraire porté à l’écran.
Dans ce sillage, la réalisatrice choisit d’entrée de jeu de camper un passé à l’héroïne dans un paysage de mer et de soleil et de procéder à un déroulement linéaire, alors que le récit romanesque débute in medias res et en pleine complexité. Elle choisit, tout autant, de changer les noms des personnages centraux: Bénédicte Ombredanne devient Blanche et Jean-François devient Grégoire Lamoureux (on aura noté l’ironie du patronyme, parfaite antithèse du pervers incapable d’amour). Sympathique chassé-croisé entre le roman et le film: dans le premier, la victime a un prénom et un nom fort suggestifs onomastiquement, alors que le pervers n’a qu’un prénom (cela suffit étant donné qu’il incarne le Type même du pervers narcissique), tandis que dans le second, celui-ci a un prénom et un nom (un bourreau total), pendant que la victime est réduite à un prénom, connotant par la couleur la pureté, l’innocence, (la naïveté?). Le romancier, lui, ne s’en dit pas offusqué. Bien au contraire, dans un entretien avec Augustin Trapenard, donné à la Grande Librairie, il affirme avoir compris le besoin de la réalisatrice comme celui de la scénariste, Audrey Diwan, de s’approprier le récit et de faire renaître les personnages selon leur perception personnelle.
Par ailleurs, bien que les péripéties narratives de la vie de Bénédicte Ombredanne soient bel et bien prises en compte dans la narration filmique (mariage, déplacement de région, emprise, souffrance, parenthèse des forêts, aveu, harcèlement, etc.), le spectateur (en tout cas, celui qui aura lu le roman) ne peut être que très surpris par la tournure que prennent les événements. En effet, au service psychiatrique, Blanche bénéficie de compassion, d’écoute et de compréhension salvatrices; sa sœur jumelle est d’une aide précieuse et très efficace; l’épisode de la crise de folie du pervers et de la tentative de meurtre par strangulation se solde par la fuite de Blanche qui, retrouvant des forces comme par miracle, réussit à échapper à son bourreau, à se prendre un avocat et à enclencher la procédure de divorce. En réalité, véritable sidération pour le spectateur, connaisseur de l’œuvre originale et, plus encore, avisé psychologiquement!
Peut-être cet écart entre la résolution et la situation finale dans le roman et celles que l’on retrouve dans le film est-il empreint de la volonté didactique de la réalisatrice, laquelle pourrait être en train de transmettre un message édifiant: une victime peut échapper au pervers, notamment par la parole. C’est ce qu’enseigne en tout cas à Blanche l’infirmier qui a la charge de son dossier au sein du service psychiatrique: il faut parler pour être aidée. Ce salut s’inscrit sans doute aussi dans le sillage du mouvement #me_too qui n’a de cesse de montrer, depuis 2017, la possibilité pour toutes les femmes victimes d’abus de quelque sorte que ce soit de s’en sortir et de retrouver leur liberté et leur intégrité. Dans cette optique, le film serait porteur d’une dimension apologique féministe, tout en négligeant tout souci de cohérence thématique, là où le roman aura souscrit à la logique psychopathologique (sans évoquer le fait qu’Éric Reinhardt affirme avoir écrit le récit romancé de faits bel et bien réels et avérés).
Quoi qu’il en soit, le film est optimiste, il sort de la noirceur pour retrouver la blancheur de l’espoir selon lequel le salut est toujours possible. Le roman, lui, ne possède qu’une seule et unique clairière ensoleillée et tranquille au milieu des forêts touffues des inconscients qui s’attirent et s’appellent (celui du pervers et celui de sa victime): la cabane de Christian (celui-ci aura-t-il vraiment existé?), le temps d’un rêve fugace dont on se réveille pour mieux se fracasser la figure.
 
Dans le monde d’aujourd’hui
Aujourd’hui, à l’aune de ce que vivent nos sociétés régies, pour la plupart, par des tyrans et des pervers, force est de constater que la logique qui y prévaut est faite de séduction morbide, d’emprise, de manipulation, d’embrigadement sectaire, d’idéologie de la pseudo-communication se substituant à l’expérience du vrai dialogue, de violences de toutes sortes, etc., de tout un réseau d’assujettissements et d’aliénations structurant le plus souvent nos liens et nos vies. Il apparaît dès lors impossible d’échapper à leur déploiement massif puisque ces outils d’aliénation sont profondément investis à assurer la maîtrise des comportements, des ressentis, des réactions, des représentations et des discours. L’emprise perverse est entière.
C’est pourquoi il est bien difficile d’adhérer à la proposition de résolution filmique de Valérie Donzelli (n’en déplaise aux féministes ou aux optimistes). La fin fonctionne comme dans un conte merveilleux: elle fait sourire béatement l’adulte, qui en éprouve joie et satisfaction, tout en sachant que le monde réel est bien différent de celui des contes.
Et, nous, les Libanais…
Et, nous, les Libanais? Sommes-nous des Bénédicte Ombredanne, des Blanche? Aurons-nous le destin de l’héroïne du roman? Accèderons-nous au salut de l’héroïne du film? Sommes-nous, au contraire, des Jean-François, des Grégoire Lamoureux? Qui, de nous est le psychopathe, le pervers ? Qui de nous est la victime, manipulée, harcelée, assujettie?
Il est clair que ces questionnements sont binaires et ne sauraient s’appliquer à notre situation, ni à qui nous sommes. Car, nous sommes en pleine complexité, celle-ci même qui devrait nous renvoyer à la pensée pascalienne selon laquelle, en somme, «l’homme n’est ni ange ni bête, et le malheur veut que qui veut faire l’ange fait la bête». Nous ne sommes, en tout cas, sur la scène libanaise, ni en littérature ni au cinéma. Nous sommes dans la vie réelle. Celle-ci où, pour reprendre ses mots à Pascal Quignard, en exergue de Tous les matins du monde, «tout est féroce».
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