Un avant-goût de dhimmitude à Mlita
©Les patriarches Hoyek et Sfeir: «Nous ne changerons rien de ce que nous ont légué nos prédécesseurs.»
Messeigneurs les prélats, pourquoi avoir été à Mlita? Est-ce par complaisance ou par manque de discernement? Sachez que les cheikhs, qui vous ont offert l’hospitalité, ne sont pas dupes quant aux sentiments que vous portez à l’égard de la "Résistance" et de sa mythologie guerrière!

Nous sommes fin mai 2001, dans un café place de l’Étoile, un groupe d’amis syriens, palestiniens et libanais, attablés autour du regretté Hisham Sharabi. Mon vis-à-vis était sorti de ses gonds:
– Mais pour qui vous prenez-vous? Le pape Jean-Paul II vient à Damas à l’invitation de siyadat al-ra’is Bachar et le patriarche maronite ne se dérange pas! (1) Laissez-moi vous dire que ça ne se passera pas comme ça!
– Que comptez-vous lui faire subir? Le même sort que celui du mufti Hassan Khaled?
La conversation tournait à l’aigre. Toutes choses étant égales par ailleurs, je ne pouvais imaginer que les autorités syriennes avaient si mal pris la chose. Mais en fait, ce fut un tel camouflet comme semblait le confirmer cet universitaire à peine rentré de la capitale des Omeyyades! Bachar el-Assad avait-il dû expliquer au souverain pontife comment et pourquoi Mgr Nasrallah Sfeir l’avait snobé, alors même que ses troupes quadrillaient le Liban et ses moukhabarat le mettaient en coupes réglées?
Mon interlocuteur, rallié à la dynastie Assad quoique rejeton d’une vieille famille damascène, fulminait et menaçait. Le patriarche avait osé dire non à la nation syrienne et à son maître incontesté: un Petit Poucet, un Astérix, adossé à son petit Mont Liban qui, n’en déplaise à ses détracteurs, poursuivait la résistance à l’occupant, n’ayant que le mayroun pour potion magique. Il y puisait vigueur et courage.
Dignitaires religieux chrétiens et chiites à Mlita.
Nous n’irons pas à Damas
Bkerké avait dit «nous n’irons pas à Damas», comme d’autres avaient dit «nous n’irons pas à Canossa» (2). C’était en langage juridique une jurisprudence constante. Alors pourquoi avoir été à Mlita?
Rappelons que le 25 mai dernier des prélats chrétiens de la Béqaa, de Zahlé, de Saïda et de Jezzine avaient effectué une visite du Musée de la "résistance" à l’occasion du 23 e anniversaire du retrait israélien du Liban-Sud, une visite largement exploitée par les services du Hezbollah. La rencontre de Saydet el-Jabal, toujours sourcilleuse quant aux principes, n’avait pas manqué de s’insurger contre cette excursion champêtre qui avait été perçue, dans les milieux souverainistes, comme «une reconnaissance du fait accompli et de la soumission à l’occupation (iranienne)».
Machination orchestrée par le «parti de l’étranger» et photos truquées par les services de la propagande! Bravo, voilà ce qu’il en coûte de céder au chant des sirènes. Certains prélats se sont rendus sur les lieux en pleine connaissance de cause, alors que d’autres l’ont fait dans l’ignorance et la candeur. Dans le langage des catéchistes, les premiers se seraient rendus coupables de complaisance, alors que les seconds auraient péché par manque de discernement. Les responsables religieux qui ont charge d’âmes n’ont pas à faire du «tourisme politique» (2), comme Jeanine Jalkh a si bien caractérisé leur virée en terra incognita, c’est-à-dire en terrain miné.
Jeu de dupes et «lip service»

Mlita le Musée de la "Résistance".
Messeigneurs les prélats,
Vous qui venez de zones voisines de celles que contrôle le parti iranien, vous avez toutes les raisons d’entretenir avec ses responsables religieux des relations paisibles. Mais pour éviter les frictions, n’allez pas jusqu’à vous laisser instrumentaliser. Sachez que les cheikhs, qui vous ont offert l’hospitalité, ne sont pas dupes quant aux sentiments que vous portez à l’égard de la "Résistance" et de sa mythologie guerrière. Si votre visite s’est déroulée dans les limites de la courtoisie, c’est que le double langage était la règle du jeu.
Seulement voilà, par votre seule présence en des lieux hautement symboliques, vous avez avalisé une mainmise tentaculaire sur le pays. Votre seule présence et les petits mots d’usage! Vos hôtes n’en demandaient pas plus, ils allaient se satisfaire de l’apparence et se contenter du lip service. À ce jeu, simulation, flatteries et surenchères sont monnaie courante. En vous rendant à Mlita, Messeigneurs, vous protestiez quelque part de votre innocence car, en tant que chrétiens, il y a une suspicion séculaire qui pèse sur vous. Mais que ne ferait le dhimmi pour sauver sa peau?
Vous auriez mieux fait de décliner l’invitation, de lui opposer un niet. Vous auriez pu prendre exemple sur le patriarche Sfeir. Vous auriez pu invoquer le patriarche Hoyek qui, en 1914, avait fait dire à Jamal pacha: «Nous ne changerons rien de ce que nous ont légué nos prédécesseurs.» (3)
Youssef Mouawad
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1- Le pape Jean-Paul II s’était rendu à Damas en mai 2001. Tous les chefs des Églises d’Orient étaient présents pour l’accueillir sous la houlette du président Bachar el-Assad, à l’exception du patriarche maronite. Ce faisant, le patriarche Sfeir manifestait non seulement son refus de l’occupation syrienne mais également la singularité de sa communauté.
2-L'expression «aller à Canossa», employée par Bismarck lors de la querelle du Kulturkampf, est une formule idiomatique pour désigner le fait de courber l’échine devant son ennemi.
3- Jeanine Jalkh, «Des figures religieuses dupées par le Hezbollah?», L’Orient-Le Jour, 3 juin 2023.
4- Youssef Mouawad, «Exercice de dhimmitude», in Maronites dans l’Histoire, L’Orient des livres, 2017, p. 122.
 
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