Même si la crise a quelque peu brouillé la donne, bousculant les repères, le marché de l’art au Liban enregistre globalement depuis quelques années des chiffres de ventes en constante progression. Collectionneurs, spéculateurs ou simples acquéreurs cherchant à diversifier ou à mettre à l’abri leur épargne, l’art s’avère être un placement attractif en ces temps troublés.
Beaucoup moins sensibles aux crises économiques que le marché boursier ou l’immobilier, les œuvres d’art sont devenues depuis une vingtaine d’années une véritable valeur refuge. Décoléré des marchés boursiers, l’art est un actif tangible pouvant offrir une valorisation à long terme. En effet, historiquement, en cas de crise ou d’inflation, le marché a plutôt amorti la baisse.
«Le secteur a été plus performant et plus résilient que d’autres, car l’art est devenu un récipient de valeur, une valeur refuge permettant de diversifier et de mettre à l’abri sans grand risque son patrimoine tout en offrant une rentabilité intéressante», reconnaît Saleh Barakat, propriétaire de la galerie éponyme et d’Agial Gallery.
Acteur incontournable du marché de l’art local et régional, œuvrant depuis plus de 33 ans à son développement, le galeriste qui se définit comme l’un des gardiens de la scène artistique libanaise, se désole pourtant de l’ampleur de cet état de fait. «Le vrai intérêt de l’art c’est la passion, la créativité, insiste-t-il. Nous demandons aux personnes s’intéressant à l’art d’être surtout des mécènes qui ont le souci de soutenir l’artiste et la création.»
Parmi cette nouvelle faune d’acquéreurs, certains se sont laissés prendre au jeu, réalisant, de surcroît, qu’au-delà de la jouissance esthétique qu’ils pouvaient tirer de la possession d’œuvres d’art, celles-ci leur conféraient également une certaine reconnaissance sociale. «C’est une manière élégante de montrer sa réussite et sa culture», commente de son côté Abraham Karabajakian, collectionneur, cofondateur de la collection KA dédiée aux artistes locaux et qui a présidé un temps aux destinées de deux fonds d’investissements spécialisés dans le domaine.
Rayonnement
Le Liban a toujours été le creuset et la vitrine de la création artistique du Moyen-Orient. Les grandes maisons d’enchères internationales telles que Christie’s, Sotheby’s et Bonhams lui font d’ailleurs la part belle lors de leurs ventes régulières consacrées à l’art moderne et contemporain du Moyen-Orient. «Ce n’est pas un hasard si, à la vente l’année dernière de Sotheby’s dédiée à l’art du Moyen-Orient et de l’Iran, pratiquement 50% des lots vendus en valeur étaient des artistes libanais, indique Farouk Abillama, fondateur de la maison d’enchères FA Auctions. «L’engouement se confirme d’ailleurs, puisque le 24 mai dernier, à la vente Bonhams, une peinture de l’artiste Saliba Douaihy, période abstraite, a été adjugée à 250.000 dollars, un chiffre largement supérieur à la fourchette d’estimations qui oscillait entre 50.000 et 74.000 dollars», poursuit-il.
Malgré une économie aujourd’hui sous perfusion, l’art reste un de ses derniers bastions à montrer encore un semblant de vitalité. Preuve en est, la consolidation du chiffre des ventes publiques sur ces dernières années – les transactions privées, plus opaques, étant difficiles à estimer – montre un changement net dans la dynamique du marché. Selon Artprice, les ventes sur le marché secondaire au Liban s’élevaient à environ 1 million de dollars en 2010. Un peu plus d’une décennie plus tard, ce même chiffre affiche une hausse spectaculaire de 350%.
Vases communicants
Plusieurs explications à cette progression dont certaines sont à chercher du côté des Émirats arabes unis. En effet, l’ancrage de Christie’s à Dubaï, en 2006, et l’arrivée de Sotheby’s au Qatar, en 2009, avaient consacré les principautés du Golfe comme les nouvelles plaques tournantes de l’art dans la région, avec 2010 comme année faste durant laquelle les ventes ont atteint près de 35 millions de dollars sur le second marché.
«L’installation au Moyen-Orient de ces deux grandes maisons d’enchères a indiscutablement permis l’éveil des consciences à l’art et la culture dans une région plutôt culturellement axée sur le luxe et l’opulence», explique Abraham Karabajakian. Seulement, l’euphorie a été de courte durée. Entre 2016 et 2019, les ventes ont dévissé, passant de 23 millions à 6 millions de dollars soit une chute vertigineuse de 74%, selon Artprice, scellant par la même occasion le retrait en 2019 de Christie’s de la scène dubaïote.
Un repli qui serait, en partie, dû à une pénurie d’œuvres d’art du Moyen-Orient de qualité supérieure disponibles à la vente. «C’est durant cette même période que le secteur au Liban a commencé à croître. Il existe très certainement une corrélation entre la chute d’un marché et l’émergence d’un autre, analyse Farouk Abillama. Les œuvres ont commencé à être davantage consignées au Liban où était déjà présente une solide base de clients qui peuvent ainsi plus facilement voir les pièces mises en vente, payent des commissions moindres et évitent les transports coûteux.»
Des avantages non négligeables qui ont assurément permis au marché secondaire libanais de gagner en vigueur et d’afficher ainsi entre 2016 et 2019 une croissance insolente de 250% (Artprice).
Farouk Abillamaa.
Coup d’accélérateur
Reste que le véritable catalyseur a été le démarrage de la crise financière en 2019 qui a drainé avec elle, un plus grand mix d’acheteurs dont des amateurs débutants et des spéculateurs, venus non seulement trouver dans l’art cette «valeur refuge», mais aussi échanger contre un objet de valeur, leurs dollars bloqués en banque, devenus monnaie fictive. Puisque le marché acceptait les transactions en chèques «lollars», certains déposants se sont rués vers cet exutoire – comme d’autres sur l’immobilier, l’or ou l’horlogerie de luxe – pour tenter de sauver une partie de leur épargne, faisant ainsi bondir les ventes de 2,2 à 5 millions de dollars soit une augmentation de 128% en glissement annuel au 1er janvier 2022, selon Artprice.
«Les valeurs faciales des chèques représentaient jusqu’à 4 fois la valeur réelle d’une acquisition. Ma vente organisée en novembre 2020 a d’ailleurs engrangé un record de 1,9 million de dollars en chèques», raconte Farouk Abillama. Certains artistes, comme Jamil Molaeb, Hassan Jouni ou Raouf Rifai, ont connu des ascensions fulgurantes créant de ce fait une plus-value sur leurs œuvres. «La crise a, très certainement, contribué à la découverte ou à la redécouverte de la richesse et de la diversité de l’art libanais», souligne-t-il.
Bascule numérique
L’épidémie a, quant à elle, imposé la transition digitale du marché. Une numérisation à marche forcée qui a généré un rayonnement international, poussant dans la foulée le plafond des records de ventes. «Avant la technologie, les ventes s’adressaient à des gens appartenant au milieu qui y assistaient en présentiel pour pouvoir placer leurs enchères, commente Saleh Barakat. Aujourd’hui, il suffit d’un simple clic pour qu’un acheteur domicilié aux États-Unis puisse acquérir une pièce à Beyrouth.»
L’activité du galeriste a d’ailleurs fortement été affectée par cette nouvelle donne dont l’une des résultantes a été l’accroissement du nombre des maisons d’enchères. «Aujourd’hui entre Nada Boulos Auction, Artscoops , Arcache Auctions , Ans Azura et ma maison d’enchères, près de 18 ventes s’organisent par an à Beyrouth. C’est un rythme trop soutenu pour un petit marché», indique Farouk Abillama. De plus, grâce aux indicateurs tels que Artprice ou artnet qui ont brisé les barrières de l’information et permis ainsi l’accès aux côtes et indices du marché de l’art, il existe aujourd’hui une plus grande visibilité mais également une compétitivité accrue.
«Les maisons de ventes ont avalé une portion conséquente de notre part de marché, déplore Saleh Barakat. Elles captent les budgets disponibles par la méthode même des enchères qui impliquent l’achat dans l’urgence et jouent sur la psychologie de compétition. Seulement, si le marché primaire perd son potentiel, le secondaire suivra car, au final, tout se tient.»
Saleh Barakat.
Marché émergent
Malgré un petit repli de 11% en glissement annuel au 1er janvier 2023 – réajustement logique suite au retour des paiements en cash dollars – le marché de l’art confirme sa bonne santé avec près de 4,4 millions de dollars de chiffres d’affaires. Idem pour l’année en cours. Au premier semestre 2023 de très belles ventes ont été adjugées sous le marteau: 180.000 dollars pour une œuvre d’Etel Adnan, vendue chez Arcache Auctions, suivie d’un tableau d’Huguette Caland attribué à 155.000 dollars chez FA Auction, qui a été talonné de près par une autre pièce d’Etel Adnan vendue à 150.000 dollars chez Nada Boulos Auction.
«Ce sont les transactions records réalisées sur les trois dernières années», précise Farouk Abillama. Pour le spécialiste et collectionneur Abraham Karabajakian, le marché local reste sain, soutenu par une demande réelle. «Même si certains artistes ont connu des flambées infondées, quelque peu manipulées, nous restons dans des proportions très raisonnables de quelques centaines de milliers de dollars pour certaines signatures très cotées, commente-t-il. L’art, en termes d’investissement, est indéniablement plus intéressant dans un marché émergent tel que celui du Moyen-Orient, car le potentiel de gain sur le long terme reste plus conséquent qu’ailleurs.»
Nouvel Eldorado
Il existe pourtant un revers à la médaille: l’afflux de nouveaux protagonistes qui voient dans cet intérêt croissant pour l’art l’opportunité d’obtenir, eux aussi, leur part du gâteau. Ainsi, Beyrouth compterait aujourd’hui une quarantaine de galeries, soit quatre fois plus qu’avant la crise. Pour Saleh Barakat, la présence de ces galeries n’est en rien un signe d’abondance, mais plutôt un marché parallèle avec lequel il faut apprendre à composer.
«Alors que la crise bat son plein, l’art reste l’un des rares secteurs où il n’existe pas de barrière à l’entrée, explique-t-il. Il suffit de prendre un petit espace que l’on rafistole, d’y accrocher des œuvres et de les proposer à la vente. Leur offre n’est sans commune mesure comparable au travail de fond et à l’investissement fournis par les quelques galeries comme la nôtre qui composent l’épine dorsale de la scène artistique locale.»
Il y a cependant fort à parier que la plupart de ces galeries-boutiques d’un nouveau genre et de ces aspirants artistes qui y exposent disparaîtront. «Il existe évidemment un business autour de l’art, rappelle Abraham Karabajakian. C’est un écosystème dont font partie galeries, maisons d’enchères, artistes etc. Mais tout cela avec le temps s’autocorrigera. Les gens vont finir par comprendre ce qu’il faut et ne faut pas acheter. Le marché va mûrir et fera son tri.»
Abraham Karabajakian
Actif financier
Et comme tout marché porteur, offrant une rentabilité rapide, le secteur attise l’intérêt d’investisseurs. Un public toujours plus large, souvent plus jeune qui, happé par la folie des chiffres, les variations des cotes d’artistes, cherche continuellement à optimiser ses acquisitions dans une sorte de logique boursière. «Certains sont spéculateurs à court terme et veulent cristalliser des gains rapidement», souligne Farouk Abillama.
Des allers-retours juteux sur certaines signatures montantes ont ainsi permis des plus-values substantielles sur du court et moyen terme. Alors qu’en 2021, l’art jouait pleinement son rôle de valeur refuge offrant à de nombreux déposants pris dans l’engrenage de la crise financière une planche de salut, la tendance est aujourd’hui moins marquée.« Nous sommes passés d’un monde fermé d’initiés à un monde ouvert de personnes cherchant à investir pour rentabiliser leur patrimoine, indique Saleh Barakat. Mais je ne m’inquiète pas, probablement une bonne partie de cette nouvelle gent d’acquéreurs se prendra au jeu et se transformera en bons collectionneurs.»
Faiseurs de tendance
Autre donnée significative: le marché de l’art est le miroir de la société, il reflète aussi l’air du temps. «Certains grands musées, institutions et collectionneurs de renom du Moyen-Orient au nombre desquels Sultan Sooud Al-Qassemi, fondateur de la Barjeel Art Foundation, ont décidé, à raison, de donner une part plus équitable aux artistes femmes dans leur collection», explique Abraham Karabajakian. Des faiseurs de tendance qui, par leur prise de position, donnent le la. «Les toiles signées Etel Adnan, Huguette Caland ou Helen Khal, pour ne citer qu’elles, sont aujourd’hui très convoitées. D’autres encore, comme Juliana Séraphim , commencent à prendre de la cote», précise Farouk Abillama.
L’art libanais a donc le vent en poupe et, même si aujourd’hui une part croissante des acquisitions n’est pas nécessairement conditionnée par l’amour de l’art, les artistes locaux jouissent néanmoins d’un regain d’intérêt et d’une véritable mise en avant à l’instar de l’exposition «Beirut and the Golden Sixties: A Manifesto of Fragility» qui s’est tenue en 2022 entre Berlin et Lyon.
«On pense à tort que le marché libanais se limite au Liban, relève Abraham Karabajakian. Les belles pièces restent difficiles à trouver et se vendent souvent à des expatriés.» La toile California (1970) d’Etel Adnan, adjugée en 2022 pour presque un demi-million de dollars chez Sotheby’s, en est un parfait exemple. Cependant, au-delà de cette diaspora éduquée et active, il existe un fort attrait panarabe pour la richesse du patrimoine artistique local. «La véritable valeur d’un artiste libanais se mesure à l’échelle régionale et à hauteur des quelques centaines de millions d’arabes qui la composent», conclut le collectionneur. En somme, un potentiel gigantesque en attente d’être pleinement exploré.
La collection d’art d’Abraham Karabajakian.
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