Père Batour: «L’éducation est la véritable richesse du Liban»
À la tête du Collège Notre-Dame de Jamhour et du Collège Saint-Grégoire, le R.P. Batour a reçu
Père Batour, en parcourant L’exception éducative libanaise et le lien avec la France, on est d’emblée impressionné par le flot d’informations. Combien de temps avez-vous consacré à la rédaction de cet ouvrage?
Beaucoup de temps au vu des nombreuses occupations et des responsabilités liées à ma charge, mais peu de temps au regard de ce que nécessite la rédaction d’un ouvrage de cette ampleur. Si ce temps-là m’avait été accordé, j’en aurais certes profité pour aller plus en profondeur dans l’étude de quelques dossiers et dans la vérification de quelques données historiques. Honnêtement, j’ai fait le maximum en tant que chef d’établissement scolaire en plein exercice. Il faut aussi dire que le travail de ma collègue Christine Szymankiewicz, qui m'a énormément aidé dans l'élaboration de cet ouvrage, a été fondamental. J’ai consacré beaucoup de temps aux discussions avec elle et au développement du projet. Quelques dossiers auraient peut-être mérité plus de recherches. J’ai tablé sur quelques ouvrages de référence comme la thèse de Mgr Nasser Gemayel concernant la relation des maronites avec l’Europe et le livre de Chantal Verdeil sur la mission des jésuites au XIXe siècle. J’ai également consulté de nombreux sites internet portant sur les différents groupements scolaires au Liban. Il faut cependant reconnaître que pour certaines écoles, je n’ai pas réussi à avoir beaucoup d’informations.
Vous regroupez en un seul livre toute la genèse des établissements scolaires au Liban, toutes religions et époques confondues...
Justement, le livre se veut un panorama historique sur l’ensemble des établissements. À vrai dire, pour ce qui est de certaines communautés, nous n’avons pas vraiment accordé le temps nécessaire aux recherches. Par exemple, nous n’avons pas pu trouver assez de documents de référence relatifs à l’Église orthodoxe au Liban. J’aimerais, à cet effet, inviter un collègue ou un ami orthodoxe à faire la critique de notre livre et à essayer d’élaborer un ouvrage sur les écoles orthodoxes. Notre idée de départ était de présenter un panorama avec ce dont on disposait matériellement pour que, à la suite de notre projet, les lecteurs poursuivent le travail, critiquent certains aspects et ajustent quelques données. Notre ouvrage n’est que la première pierre sur laquelle il faut construire. À notre connaissance, il n’existe rien de tel sur l’éducation au Liban. Vous imaginez-vous qu’au pays de l’éducation, il n’y ait pas un seul livre qui traite de l’histoire générale des écoles et de l’éducation? Nous avons la prétention d’offrir le premier. C’est une prétention, bien sûr, à revoir et à valider.

Bien qu’il ait coïncidé avec la célébration du centenaire du Collège Saint-Grégoire, le timing de la parution de votre livre ne me paraît pas vraiment anodin... Est-ce que cela est dû au fait que le Liban se trouve réellement à un tournant décisif de son histoire?
Sans aucun doute. Nous avons décidé d’intégrer la signature de ce livre au programme du centenaire, et ce, trois semaines avant la cérémonie, parce que, personnellement, je n’aime pas le principe de signature de livre. C’est comme si l’on invitait les gens, surtout en ces temps de crise financière, à venir acheter le livre. Or, nous ne cherchons pas à faire de la publicité et nous ne faisons pas une telle publication par intérêt économique, cela n’aurait aucun sens à nos yeux. En fait, l’explication du «bon» timing est toute simple: il se trouve que le thème du livre – l’histoire de l’éducation – coïncide à merveille avec la célébration des cent ans du Collège Saint-Grégoire. Je me suis également dit que le timing était tout à fait optimal du fait qu’en ces moments particulièrement difficiles que traverse notre pays, tout le secteur éducatif subit une crise existentielle d’envergure. On se pose, en effet, des questions fondamentales sur l’avenir de tout le secteur: d’une part, il y a la question de la dollarisation (des scolarités), de l’autre, toutes les institutions scolaires sont fortement secouées par la crise monétaire et économique. Ainsi, c’est le moment ou jamais de dire à tous les Libanais: «Lisez votre histoire», «regardez ce que l’éducation a pu réaliser jusqu’à présent». Il y a peut-être des choses que l’éducation n’a pas pu accomplir, ou qu’elle a mal faites, mais il faut pour le moins reconnaître l’apport de l’éducation à ce petit pays qu’est le Liban. «Lisez votre histoire» pour comprendre pourquoi, aujourd’hui, les professeurs, les enseignants et même les élèves doivent faire des sacrifices pour préserver et promouvoir cette formule libanaise, cette exception.
On apprend beaucoup de choses dans votre ouvrage. Par exemple, le premier Collège maronite de Rome a été fondé en 1584, mais c’est fabuleux, ça…
C’est en effet absolument extraordinaire et pourtant on n’en parle pas assez, et le grand public ignore cette réalité fondamentale.
Autre exemple: Je ne savais pas que jusqu’au XIXe siècle, la deuxième langue de l’enseignement dans la majorité des écoles du Liban était l’italien.
Vous savez pourquoi l’italien? C’est l’influence directe du Collège maronite de Rome dont la direction, comme tous les collèges romains, avait été confiée aux jésuites. L’italien et le latin étaient les deux langues de l’enseignement dans cet établissement fondé à Rome pour l’éducation de prêtres libanais dont le rôle sera fondamental dans la fondation de toutes les écoles du Mont-Liban.
En 1736, le concile libanais de Louaizé ordonne que l’éducation soit gratuite…
Et pour tous! J’ai appelé cela – sans pour autant le dire explicitement dans le livre – une «révolution»; une petite révolution libanaise avant la Révolution française. Vous ne pouvez pas imaginer ce que cela veut dire… Même si les raisons avancées pour l’éducation des filles à l’époque sont, à la limite, un peu cocasses: «Les filles doivent être éduquées pour ne pas faire de bêtises». Question de mentalité. Mais il ne faut pas oublier que c’était le Liban du XVIIIe siècle. Rien que l’idée de soutenir que filles et garçons doivent être scolarisés, gratuitement qui plus est, est une véritable révolution des mentalités. Quel engagement avant-gardiste de quelques habitants du Mont-Liban, et ce, dès 1736!

Je continue à donner quelques exemples: La Sublime Porte crée à partir de 1869 les premières écoles publiques gratuites. De plus, on ignorait que le Liban, à travers son système éducatif, dispose du plus important réseau d’enseignement du français au monde!
Hors de France, 25 % des élèves scolarisés dans le réseau des écoles homologuées par l’AEFE (Agence pour l'enseignement français à l'étranger) sont libanais. C’est vous dire à quel point le français, pour nous, fait partie intégrante de ce que nous sommes… On peut, bien entendu, ne pas être d’accord sur la politique française, ou peut-être avoir des choses à dire sur le système économique de la France, on peut critiquer un parti politique français, mais personne ne peut minimiser ou remettre en question l’importance de ce lien endémique entre nos deux pays. Dans mon livre, j’ai essayé d’expliquer que la France, à partir du XIXe siècle, incarne (pour nous) le lien historique qui existait déjà depuis le temps des Romains et de Byzance. Notre lien avec les cultures européenne et latine remonte à très loin… Les Libanais ont oublié cette réalité. C’est un peu dommage. Pourquoi la France, aujourd’hui, est-elle importante pour nous? Parce qu’un lien culturel et humain nous lie à tous les Méditerranéens:  la mer nous rassemble. Nous devons le dire et le redire.
À propos de francophonie, justement, on apprend que le taux de francophones au Liban était de 70 % en 1990. Mais, malheureusement, ce taux de francophonie régresse d’un cran chaque année depuis 20 ans…
Au moment de la rédaction du livre, le nombre d’élèves qui apprennent l’arabe et l’anglais a dépassé de peu le nombre d’élèves qui apprennent le français et l’arabe. Force est de constater qu’un changement s’opère au Liban, mais c’est justement pour cela qu’il faut insister sur le lien historique entre le Liban et la France. Dire qu’un aspect de l’identité du pays change est un pur constat et non une position idéologique. De fait, que deviendra le Liban s’il n’est plus francophone ou s’il est moins francophone? C’est une grande question.
En lisant votre livre, on est réellement convaincu que la vraie richesse de ce pays ne se situe pas dans son climat tempéré, la proximité de la mer et la montagne, l’eau (gaspillée) ou le pétrole (hypothétique)… Non, sa richesse, c’est bien l’éducation, véritable passeport international pour se lancer dans la vie. Vous confirmez?
Bien sûr! Le Liban est un très beau pays. Le Bon Dieu nous a donné une nature superbe et ce pays a peut-être beaucoup de richesses, mais la plus grande est vraiment notre éducation. La preuve, aujourd’hui, en est que ce pays, dans la situation dramatique qui est la sienne, envoie ses enfants partout dans le monde, et ces derniers accomplissent un travail extraordinaire. La raison en est simple: nous sommes un peuple façonné par la richesse linguistique et culturelle. Être éduqué au Liban signifie que l’on est bien éduqué et préparé à vivre dans un monde divers et multiculturel. Voyez l’apport des Libanais en Arabie Saoudite, à Dubaï, au Qatar, en France, en Europe en général, aux États-Unis, au Canada, en Amérique latine ou encore en Australie… Comment ce petit pays peut-il posséder tout ce potentiel humain? Je suis persuadé que l’éducation y a joué le plus grand rôle et c’est pour cela que je l’appelle notre «trésor». Même le pétrole, un moment arrivera où il sera vendu, dépensé. Mais l’éducation, non!
À l’issue de huit années passées dans un contexte difficile à la tête du plus prestigieux établissement scolaire au Liban, pour ne pas dire au Moyen-Orient, et au moment de passer la main, êtes-vous confiant dans l’avenir éducatif libanais et, par conséquent, dans l’avenir du pays?
Quand j’ai été nommé recteur de ce collège, je pense que, sans le vouloir, j’avais en tête, avec un groupe de conseillers, d’amis et de jésuites, de vouloir vraiment le développer, de lui conférer un statut un peu plus international, parce que le Collège Notre-Dame de Jamhour fait partie des constantes éducatives de ce pays. C’est ce que l’on projetait à l’époque… Mais on ne maîtrise pas la vie et ses aléas.
De fait, je me suis vite retrouvé face à de multiples crises. Cela a commencé par celle des salaires, la fameuse loi d’août 2017 promulguant les augmentations, crise qui a fortement secoué le système. Ces augmentations étaient mal faites, pas très étudiées. Preuve en est, la situation économique s’est dégradée juste après. Ensuite, est venue la série de problèmes et de crises à partir du 17 octobre (2019, la révolte populaire); d’ailleurs, je les mentionne (dans le livre): fermeture des routes, instabilité politique. Puis il y a eu la crise des banques suivie par le marasme économique généralisé. Et, pour ne rien arranger, le Covid-19 s’est invité à la fête: sa gestion n’a pas été chose simple, le Collège s’est presque transformé en hôpital. L’explosion du 4 août (2020, au port de Beyrouth) en a rajouté une couche et, enfin, la pénurie de carburant a gravement perturbé le transport des élèves. Je pense qu’un jour j’écrirai un livre sur la gestion d’un établissement scolaire au Liban pendant cette période de notre histoire parce que j’aurai beaucoup de choses à dire.
Eh oui, je suis confiant en l’avenir éducatif libanais et en celui du pays. Parce que c’est précisément cette confiance qui a toujours motivé mon action. Les gens me demandent: «Comment avez-vous pu réaliser tout ça?» Je réponds: «Je ne le sais pas moi-même.» Pour ne pas paraître faussement humble, j’ai été un instrument, j’ai joué un rôle. Mais j’ai vraiment été motivé, je peux le dire sans prétention, par cette confiance. Et j’irai même au-delà, par ma foi. C’est cette espérance, à la limite profondément chrétienne, qui a motivé mon action. Je me disais que si Jamhour est capable de surmonter cette tempête, le pays la traversera lui aussi. J’expliquais un jour aux anciens du Collège: «Vous voulez aider le pays? Écoutez, on ne va pas changer le Liban et les Libanais d’un coup. Mais si vous voulez concrètement aider le pays, aidez notre institution.» Dans ce sens, oui, j’ai confiance en l’avenir du pays.
Dès à présent, j’ose vous dire que, malgré la situation actuelle difficile, je vois le Liban, comme dit Isaïe dans son fameux passage, refleurir. Je suis fermement convaincu que nous avons devant nous des temps pleins d’espoir. Ce pays a un énorme potentiel, mais il faut y croire... Cependant, la tâche ne sera pas aisée, il ne faut pas se leurrer. Il faut reconstruire un État qui n’existe plus, ou presque pas, et il est impératif de remettre les choses en route: élire un président (de la République), former un gouvernement, réformer la Banque centrale, revoir toute la structure… Personnellement, j’irai même au-delà: il faut très sérieusement modifier le système politique libanais. Ce système, en place depuis 1989, est aujourd’hui à bout de souffle. Les signes de son échec et de son dysfonctionnement sont foison. Est-ce le moment d’opérer ce changement? Pas sûr. Mais, un jour ou l’autre, j’espère qu’on fera une table ronde entre Libanais pour se poser la question du «comment vivre ensemble», car ce dont on souffre le plus, c’est l'incapacité de vivre ensemble, on souffre «d’un mal-être libanais» assez profond. Que veut dire aujourd’hui, et d’une manière réaliste, loin de la poésie et d’une spiritualité à l’eau de rose, le «Liban message»? La réponse n’est pas très évidente.
Un dernier mot pour le site francophone Ici Beyrouth?
Nous sommes contents d’avoir un site francophone parce qu’il existe peu de journaux ou de sites francophones au Liban. Vous l’aurez compris, à partir du livre, que notre bataille est également une bataille pour préserver le côté francophone du pays. Encore une fois, je me répète, ce n’est pas une position idéologique. À la limite, elle est égoïste, mais elle est égoïste dans les deux sens du terme: les Libanais ont tout intérêt à promouvoir la francophonie, et la France a tout intérêt à soutenir le Liban; parce qu’il s’agit aussi de ses intérêts politiques, économiques et culturels. Dans ce livre, je défends la rencontre de deux intérêts; il ne faut pas avoir honte d’en prendre conscience et de l’exprimer. Le Liban et la France ont intérêt à défendre la francophonie. Elle reste pour le pays du Cèdre un enjeu fondamental. J’espère sincèrement que votre travail au niveau du site Ici Beyrouth gagnera du terrain pour que vous ayez toujours plus de lecteurs et que les gens soient de plus en plus nombreux à lire et à s’exprimer en langue française… pour que le lien entre nos deux pays demeure vivant.
 
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