Rien n’est vrai
De la mouvance du monde

En préparant mon cours sur la «littérature monde» que je donnai sur Zoom au tout début de la pandémie, c’est-à-dire en février 2020, et en espérant que la connexion du lendemain soit suffisamment bonne pour que mon propos demeure intelligible, je tombai sur un entretien avec Édouard Glissant qui faisait alors étrangement écho à l'actualité du monde.

À la question que lui posa le philosophe François Noudelmann: «(…) Aujourd’hui il y a une préoccupation sur l’environnement. Est-ce que tu y es sensible? Est-ce qu’elle doit être pensée comme une préservation du vivant? Ou est-ce qu’on peut penser à une politique du vivant comme une participation à ce qui, du vivant, est imprédictible?», Édouard Glissant donne la réponse suivante: «(...) En ce qui concerne le vivant de la planète, je suis d’accord évidement sur les mesures que l’on peut prendre, avec ceci quand même: sommes-nous sûrs que nous connaissons les lois et les règles et les mécanismes intimes du fonctionnement du vivant de la planète? Sûrement pas. Et donc il y a là une question qui est grave (...). C’est sûr qu’il y a des choses à faire, mais sommes-nous sûrs que la planète ne se guérit pas elle-même au fur et à mesure, même si entretemps elle nous écrase? Sommes-nous sûrs que notre sort – celui des humanités – est lié au sort de la planète? Peut-être que la planète peut nous écraser et continuer à… Donc il ne faut pas à mon avis d’absolu de connaissance dans ce domaine. C’est-à-dire que là aussi, rien n’est Vrai.»

«Rien n’est Vrai, tout est vivant» est le titre de la dernière conférence que donne Édouard Glissant le 8 avril 2010 à la Maison de l’Amérique latine, et qui a donc quelque chose de testamentaire, suivie d'une discussion avec le public d’où cet échange dont je rends compte plus haut.


Édouard Glissant (1928-2011) est poète et philosophe, il est né en Martinique et il est le fondateur d’un certain nombre de concepts, dont ceux d’«antillanité» et de «Tout-monde», de même qu’il invite à repenser la notion de «créolisation». Sa réflexion est un apport essentiel pour penser la mondialité aujourd’hui, qu’il oppose à la mondialisation, de même qu’il oppose le respect du divers à l’uniformisation et la standardisation. «Poète d’un monde à venir», comme il fut surnommé parfois, il est l’auteur d’une œuvre majeure qui aide à comprendre le présent et ses incertitudes.



Pour revenir à notre conférence, à l’époque où s’effectua ma rencontre avec ce texte, on se souvient que nous ne sommes qu’au début de notre découverte d’un virus qui nous surprend au point que l’on se demande si tout cela ne relève finalement pas d’un mauvais rêve. À cette époque donc j’avais été séduite par l’idée d’un mécanisme intime dans le fonctionnement du vivant que nous, en tant qu’humains, nous ne contrôlons absolument pas. De même que j’avais été séduite par l’idée d’une planète qui guérit d’elle-même et qui, au fond, n’a pas besoin de nous. Pire, qui peut nous écraser tout en guérissant. Et que donc, rien n’est moins sûr que le fait que notre sort soit lié à celui de la planète. Plutôt optimiste pour la planète, si nous devons mettre ces lignes en perspective avec la quantité de discours alarmistes concernant son devenir – «Nous sommes dans le trop tard», nous fut-il dit à la même période, peu de temps avant le déclenchement de la pandémie. Plutôt pessimiste pour la pauvre engeance qui n’en est plus à son premier avatar. Combien tout cela résonnait juste dans le contexte du Covid. Combien tout cela donnait du sens à notre vécu.

Aujourd’hui que l’épreuve du covid et de ses multiples métamorphoses n’est qu’une épreuve de plus dans notre vécu soumis à une incompréhension croissante, une seule chose de tout cela me semble à retenir, une seule chose donc est vraie, c’est que rien n’est vrai. Que la connaissance n’est pas absolue. Combien tout cela peut être déstabilisant. Mais en même temps, combien tout cela, étrangement, est apaisant. Je pense alors à ce que Glissant appelle la «pensée du tremblement». C’est la seule pensée, dit-il, qui soit susceptible de répondre à l’incertitude du monde. Les vieilles pensées de systèmes ne pouvant plus comprendre ce qu’aussi il appelle le «chaos-monde», seules les pensées incertaines de leur puissance, celles travaillées par la peur, le doute ou l’irrésolu peuvent, selon lui, saisir les bouleversements en cours. Si tout cela nous parle tant aujourd’hui, c’est bien sûr parce que le contexte s’y prête. Mais Glissant n’a pas attendu l’éclosion d’une pandémie sans précédent dans l’histoire des cent dernières années pour partager sa vision d’un monde qui est essentiellement mouvant. Sa pensée nous invite à épouser la mouvance de ce monde. Ce serait sans doute la seule posture possible, c’est-à-dire la seule susceptible de nous mettre en adéquation avec le monde et avec nous-mêmes.
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