Passeur de Martin Heidegger vers l’Orient et l’Occident, Charles Malek, le philosophe de Bterram (Koura), gagnerait à être mieux connu de ses compatriotes.
Quel fascinant parcours que celui de Charles Malek (1906-1987), universitaire, diplomate, philosophe et politicien, coauteur de la Déclaration universelle des droits de l’homme de l’ONU (1948), texte fondateur de la pensée politique moderne, puisqu’il place les droits de l’individu, en particulier la liberté religieuse, au-dessus du droit des collectivités et États.
Un colloque de deux jours vient d’être organisé, conjointement par l’Université Notre-Dame (NDU) et l’Orient-Institut, sur l’apport de Charles Malek à la diffusion en Orient et en Occident de la pensée de Martin Heidegger. Le symposium s’est tenu en présence notamment d’un des grands spécialistes de la pensée du philosophe allemand, le philosophe britannique Laurence Hemming, de Nader Bizri, doyen du Collège des Arts, humanités et sciences sociales de l’Université de Sharjah, qui vient de présenter et d’annoter la partie de la thèse de doctorat de Charles Malek consacrée à Heidegger (publication conjointe Orient-Institut et NDU). Était également présent Edward Alam, titulaire de la chaire Benoît XVI à la NDU et consulteur au Conseil pontifical pour la culture.
Charles Malek a tardivement découvert sa vocation philosophique. Il s’était d’abord orienté vers les mathématiques et la physique, avant de se consacrer à la philosophie en approfondissant les pensées d’Alfred N. Whitehead, un philosophe et métaphysicien d’origine britannique, et de Martin Heidegger, auxquels il consacrera sa thèse de doctorat (1937). Il tint à se rendre personnellement à Harvard, où enseignait Whitehead, et obtint une bourse à cet effet. Des États-Unis, il se rendit, en 1935, à Fribourg, en Allemagne, pour écouter de ses propres oreilles le grand maître de la philosophie allemande. Mais le climat politique en Allemagne était déjà vicié par la montée en puissance de l’idéologie et du pouvoir nazi. Charles Malek n’y resta que quatorze mois. Pour la petite histoire, il faut savoir que Charles Malek, pris pour un Juif, fut brutalisé sans raison, à Fribourg, par un militaire nazi. Il en garda une cicatrice très visible à la jambe. D’Allemagne, Malek regagna Harvard, avant de rentrer au pays.
«Théologien» de la modernité
Ce qui sensibilisa Charles Malek au monument philosophique construit par le penseur allemand, c’est qu’il était à la fois philosophe et profondément croyant. Sa foi chrétienne, sa foi orthodoxe, devrait-on dire, a permis au natif de Bterram (Koura), de voir derrière les constructions conceptuelles de Martin Heidegge le «théologien» de la modernité qu’il a été aux yeux de certains de ses pairs. Un théologien sans Dieu, devrait-on dire, puisque le philosophe athée se proposait de construire une ontologie de l’homme reposant sur le concept de l’Être conçu comme étant clos et suffisant à lui-même, sans référence à une transcendance. Cette quête-là, typique de l’histoire des idées au XIXᵉ et au XXᵉ siècle, devait déboucher sur des impasses existentielles et des paradoxes philosophiques tout au long d’un XXᵉ siècle dominé par le drame de l’humanisme athée et marqué de façon indélébile par les horreurs du nazisme et du communisme, qui se prolongent dans les utopies religieuses d’aujourd’hui, et par les deux bombardements atomiques de Hiroshima et de Nagasaki, dont l’ombre se profile en ce moment sur l’Ukraine.
Un film écrit par Tony Nasrallah, directeur de l’Institut de la pensée libanaise à la NDU et l’un des principaux organisateurs du colloque, et réalisé par Maggie Sawma a été projeté au premier jour du colloque, qui gagnerait à être diffusé plus largement.
On y suit le parcours absolument unique qui conduit Charles Malek de sa Koura natale à Harvard, avant son retour au Liban où il fera carrière, par intermittence, dans la fonction publique et l’enseignement universitaire. Avant une brillante carrière de professeur d’université et d’accoucheur de conscience, il sera notamment ministre, ambassadeur du Liban à l’ONU et à Washington, rapporteur et âme de la commission des droits de l’homme de l’ONU – présidée par la première dame, Eleanor Roosevelt – et rédacteur en une nuit de son préambule. Son parcours au sein du Front libanais, quand éclate la guerre palestino-libanaise (qui va dégénérer en guerre civile), est plus connu. Il décèdera en 1987, amputé des jambes, à la suite d’une maladie rénale due à une erreur médicale.
Un immense legs philosophique et historique
Le legs philosophique et historique de Charles Malek est immense. Comme créateur, bien que sur un registre plus difficile, il mérite d’être connu et étudié par les Libanais, au moins autant que l’auteur du Prophète, Gibran Khalil Gibran. À titre indicatif, il est l’auteur de l’entrée Diplomatie dans l’Encyclopaedia Britannica, un texte de 20.000 mots que l’on peut trouver sur Internet.
Comme de juste, l’engagement de Charles Malek aux côtés des partis chrétiens du Front libanais durant la guerre de 1975-1990 a été soulevé au cours du colloque pour disqualifier sa pensée de toute prétention à l’universalité. La réponse de fond à cette objection est venue de Tony Nasrallah. Pour ce dernier, c’est la valeur fondamentale de liberté qui animait l’engagement politique de Charles Malek durant la guerre du Liban. Ce serait faire injure à l’histoire de saisir cet engagement à travers le binôme réducteur conservateur-progressiste. Du reste, l’histoire a finalement rendu justice au philosophe de Bterram, puisque c’est toujours à la conquête de sa liberté et de sa dignité que se trouve le Liban dans un XXIᵉ siècle déjà bien entamé, mais lesté de dangers fatals pour toute l’humanité.
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