La panthéonisation imminente de Missak Manouchian, que le président Emmanuel Macron est susceptible d’annoncer avec solennité ce dimanche, promet d’incarner un jalon symbolique dans la «reconnaissance» d’une séquence historique souvent négligée de la Résistance française, suscitant l’allégresse parmi les érudits en histoire et les lignées des militants communistes afférents à ce groupe illustre qui portait son nom.
«L’accession de Missak Manouchian au Panthéon symbolise l’apogée de tous ces étrangers anonymes qui ont rendu l’ultime sacrifice pour la France», affirme avec ferveur Katia Guiragossian, la petite-nièce du vaillant résistant arménien, ainsi que de son épouse Mélinée, qui a survécu après que son mari a été tragiquement exécuté par les forces allemandes le 21 février 1944 au Mont-Valérien.
L’éminent historien Denis Peschanski, auteur de l’œuvre magistrale Des étrangers dans la Résistance (éd. de l’Atelier) et responsable scientifique du comité Missak Manouchian au Panthéon, soutient que ce dernier incarne une «convergence mémorielle» en tant que «résistant intrépide, communiste engagé, survivant du génocide arménien, homme de lettres et ardent défenseur des droits de l’Homme en France».
Né en 1906 à Adiyaman, dans l’actuelle Turquie, Missak Manouchian est précocement confronté à l’adversité, devenant orphelin dans sa tendre enfance à la suite de l’assassinat de son père durant le génocide arménien en 1915, suivi du décès de sa mère, terrassée par la famine.
Sous la protection d’une famille kurde bienveillante, il est finalement accueilli, avec son frère aîné, dans un orphelinat à Jounieh (aujourd’hui au Liban), où il développe une passion dévorante pour la littérature et se forme au métier de menuisier.
En 1925, à bord du navire qui conduit les frères Manouchian vers les rivages de Marseille, Missak livre son âme dans un poème empreint de lyrisme, évoquant les aspirations et les rêves que lui insuffle cette terre d’accueil en devenir.
«Nombre d’Arméniens qui ont accosté en France durant cette période nourrissaient une image résolument élogieuse du pays; ils lui vouaient une admiration sans bornes», relate éloquemment Astrig Atamian, historienne spécialisée dans le mouvement arménien communiste en France.
Bien que Missak Manouchian se soit initialement établi à Marseille, où il exerce son art de menuisier, l’appel de la capitale est irrésistible. Avec son frère, il met le cap sur Paris, où il trouve emploi en tant que tourneur dans les ateliers de la mythique usine Citroën.
De revers en revers – à titre personnel avec la mort de son frère des suites d'une maladie, et sur le plan économique avec la perte de son emploi durant la Grande Dépression –, Missak Manouchian s’adonne à une myriade de professions tout en continuant de peaufiner son talent artistique. «Il se passionnait pour la musique, l’histoire; il suivait des cours dans une bibliothèque ouvrière, fréquentait assidûment la bibliothèque Sainte-Geneviève, et était un fervent poète… Il s’était même inscrit à des cours de scénarisation!», révèle avec enthousiasme Katia Guiragossian.
En 1934, le jeune érudit embrasse le Parti communiste français (PCF) et le Comité de secours pour l’Arménie, où il croise le chemin de Mélinée, également orpheline et survivante du génocide arménien. Liés par leur amour pour les lettres et les mots, le fils de paysan et la fille de fonctionnaire partagent un engagement politique inébranlable qui sera bientôt mis à rude épreuve.
À l’aube de la guerre en 1939, Missak Manouchian est incarcéré en tant que communiste étranger dans un camp, puis enrôlé dans l’armée. De retour à Paris, désormais sous l’occupation en 1940, il persiste à militer en clandestinité, distribuant des pamphlets anti-hitlériens aux côtés de son camarade Arsène Tchakarian.
Au début de 1943, Missak Manouchian rallie les rangs du groupe armé de la résistance communiste, les Francs-tireurs et Partisans – Main-d’Œuvre Immigrée (FTP-MOI). «À cette époque, ils étaient pratiquement les seuls à mener une lutte armée en région parisienne, car tous les autres groupes étaient tombés les uns après les autres», précise l’expert Denis Peschanski.
Opérant sous des pseudonymes et de fausses identités, la soixantaine de membres des FTP-MOI, d’origines polonaise, italienne et arménienne, dirigés à compter de l’été 1943 par Missak Manouchian, orchestrèrent près d’une centaine d’actions contre l’occupant: sabotages, déraillements, attaques de soldats…
Leur plus retentissante opération eut lieu le 28 septembre 1943, avec l’assassinat audacieux du général SS Julius Ritter, responsable du Service du Travail Obligatoire (STO), en plein Paris, rue Pétrarque. Cependant, l’étau des brigades spéciales de la préfecture de police se resserrait inéluctablement sur les FTP-MOI.
Au petit matin du 16 novembre 1943, Missak Manouchian était censé retrouver Joseph Epstein, le chef des FTP-MOI de la région parisienne, à la gare d’Evry-Petit-Bourg. «Ils avaient eu vent que les brigades spéciales étaient à leurs trousses, et ils devaient établir un plan d’évacuation vers la province pour le groupe entier», relate Georges Duffau-Epstein, le fils de Joseph Epstein.
Capturés puis soumis à de terribles sévices, les deux individus ont été incarcérés dans l’isolement pendant de longs mois avant de rencontrer leur sort funeste.
À l’issue d’une parodie de justice, qui a été largement couverte par des médias serviles et collaborationnistes, Missak Manouchian fut passé par les armes le 21 février 1944, à l’âge de 37 ans, aux côtés d’une vingtaine de ses compagnons de lutte.
Dix de ces braves figurent sur ce que l’histoire retiendra sous le nom de «l’Affiche rouge», une sinistre propagande diffusée par les forces d’occupation allemande, dépeignant ces résistants comme «l’armée du crime» avec, à leur tête, le «chef de bande» Manouchian, les accusant de «56 attentats, 150 morts, 600 blessés».
«'L’Affiche rouge' voulait les diaboliser en assassins, mais a involontairement ciselé leurs statues de héros», met en exergue Denis Peschanski, historien.
En 1955, le poète Louis Aragon immortalise leur bravoure dans un poème poignant, Strophes pour se souvenir, en les qualifiant de «vingt et trois étrangers et nos frères pourtant» – un hommage repris et sublimé par la voix de Léo Ferré.
Cependant, si «l’Affiche rouge» a inscrit Missak et ses camarades au panthéon des légendes, cette image ne saurait résumer la richesse de son parcours, estime Katia Guiragossian, sa petite-nièce. Elle considère que «Manouche», surnom affectueux attribué par sa famille, représente, par sa lutte et sa personnalité, un «symbole de cohésion».
Sa panthéonisation vient confirmer ses propres mots, prémonitoires, écrits dans une lettre à sa chère épouse Mélinée avant son exécution: «Le peuple français et tous les combattants de la Liberté sauront honorer notre mémoire dignement.»
Avec AFP
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