«La croyance et le doute» de Patrick Merot

Patrick Merot est membre titulaire de l’Association psychanalytique de France dont il a été président de 2012 à 2015. Il travaille depuis longtemps sur la croyance; il a publié trois livres dont Dieu la mère, Trace du maternel dans le religieux aux PUF. Son dernier livre, La Croyance et le doute, est passionnant. Il nous entraîne dans bien des domaines de Freud à Peirce, faisant s’entrecroiser différents champs de manière stimulante. 
Patrick Merot souligne d’emblée une distinction à faire entre les mécanismes de la croyance et les objets de la croyance ainsi que de la fascination qu’ils exercent.
Dans une perspective économique du fonctionnement de l’appareil psychique, Patrick Merot nous démontre comment, pour lui, la croyance serait un état de repos de la pensée, «le doute étant alors ce qui provoque l’exercice de la pensée, mais c’est un moment instable et douloureux dont l’individu s’acharne à sortir: trouver la croyance pour échapper au doute.»  On retrouve là une analogie avec l’analyse freudienne fondant le fonctionnement de l’appareil psychique sur le principe d’inertie, soit le retour à zéro du niveau d’énergie psychique: ce qu’il appellera aussi le principe de Nirvana.
Patrick Merot essaie de clarifier ce que sont les croyances en les classant, certes avec des frontières incertaines. Dans ce cadre il identifie dans la clinique quatre destins des croyances: «le désaveu ou la croyance s’énonce sur le mode du 'je sais bien, mais quand même', le déplacement sur un nouvel objet de croyance, le maintien idéalisé et idéalisant de la croyance, et le clivage de la croyance». L’auteur souligne que les métamorphoses des croyances visent à protéger la psyché et à en garantir l’homéostasie, «alors que les doutes et la déconstruction des systèmes de valeurs sont la source de désordres intimes, de souffrances psychiques et d’angoisse». Les métamorphoses de la croyance servent donc à éviter l’effondrement face à la réalité.
Patrick Merot souligne que le risque de désaveu apporté par la réalité aux croyances est évidemment beaucoup plus grand pour celles qui traitent du monde réel que pour celles qui traitent de l’au-delà, «la confirmation de ces dernières devant attendre la fin de la vie, quels que soient les doutes et les interrogations que le croyant connaît».
L’auteur essaie d’expliquer la tendance qui toujours entraîne le sujet vers la croyance et les raisons pour lesquelles il est si difficile à l’homme de s’interroger et d’accepter une part de doute. Pour répondre à ces questions, il examine dans la dernière partie de son ouvrage la proposition radicale de C.S. Peirce selon laquelle «produire de la croyance est la seule fonction de la pensée».
Peirce décrit quatre modalités par lesquelles l’inscription de la croyance est obtenue selon qu’il s’agit de croyances spontanées, contraintes, réfléchies ou démontrées. La première qui relève selon lui de la ténacité, de la persévérance, c’est ce qui se transmet par la tradition, soit le registre des croyances religieuses et de la culture ainsi que de tout ce qui ressemble à une vision du monde. Elle débute dès la petite enfance. «On trouve dans cette catégorie les formes de croyances suscitées par les meneurs d’hommes.» Merot souligne qu’il ne faut pas s’étonner de l’importance de ce domaine de croyances: «L’homme n’est pas assoiffé de liberté ni désireux de connaissances, il est dans l’attente de la croyance et de la dépendance. Penser, c’est-à-dire penser par soi-même, mettre au travail l’appareil à penser qu’est l’appareil psychique est une épreuve de désorganisation/réorganisation coûteuse en énergie.» Il est donc plus facile «de se limiter à penser ce que l’autre vous dit de penser».
La deuxième modalité se situe sur le plan des institutions, c’est la mise en œuvre de l’autorité, de la force, de la violence: on est alors contraint de croire!
La troisième modalité que Peirce décrit est celle des croyances «a priori» soit l’immense domaine de réflexions spéculatives abstraites qui établit ses vérités sans passer par la situation expérimentale (par exemple la philosophie).
La quatrième catégorie de croyances, la scientifique, surmonte les trois précédentes, car elle concerne «des réalités dont les caractères sont absolument indépendants des idées que nous pouvons en avoir». Le domaine de la science est celui qui fournit les croyances dans lesquels on peut avoir la confiance la plus grande, ce qui ne veut pas dire des certitudes.
La croyance doit donc sa force au fait qu’elle réussit à opérer la boucle la plus économe quant à la dépense d’énergie psychique, et qu’elle satisfait ainsi au principe régulateur du fonctionnement psychique. «Elle doit sa résistance au fait que lorsque cette boucle est réalisée – ce que Freud a nommé le frayage –, elle aura toujours la priorité sur les boucles nouvelles dont la mise en œuvre demande une dépense nouvelle d’énergie psychique».
L’idée importante que P. Merot souligne et qu’il retrouve chez Peirce étant «le fait que le mécanisme de la croyance, fondamentalement, est un court-circuit économique caractérisé par le principe d’inertie et son avatar la pulsion de mort», et d’autre part que ce court-circuit génère une fixation analogue à ce que toute pulsion peut rencontrer dans son destin. «La croyance témoigne de ce que le désir est fixé dans un scénario figé.» Elle est la forme dans laquelle le désir a trouvé à s’exprimer et la forme qu’il prendra désormais. Le circuit qui apporte le repos est fondamentalement celui qui est tracé par les frayages où se sont inscrites les voies du désir et du transfert. C’est pourquoi ce qui s’inscrit comme trajet de satisfaction est d’abord les voies de la sexualité infantile et de la répétition transférentielle.
Le doute est le travail de pensée nécessaire pour rompre avec la croyance. Il est en butte aux voies empruntées par le transfert et par les inscriptions inconscientes. Pour P. Merot, c’est ce qui permet à la croyance de s’installer malgré le jugement de la réalité.

Il reprend l’élaboration freudienne de l’avenir d’une illusion. En quoi consiste la force interne d’une doctrine, à quelles circonstances doit-elle son efficacité et qui ne dépend pas de la reconnaissance par la raison? La réponse tient dans cette formule: «Le secret de leur force c’est la force de ces souhaits», autrement dit, c’est la force avec laquelle l’individu désire ce que ces doctrines proposent et non leur vérité objective. Avoir trouvé l’objet de son désir met fin à la recherche et garantit la force avec laquelle on s’attachera à la croyance. La croyance peut être, dans ses différentes variantes, envisagée comme le besoin de l’être humain de faire du Un, de se fondre dans le Un.
L’analyse est alors à concevoir comme un travail permettant un processus de désidentification, car, comme le soulignait Cornelius Castoriadis, «l’homme ne cherche pas la vérité: il cherche la croyance.»
Bien sûr, c’est un risque que court la cure analytique. La question qui traverse fondamentalement l’analyse est celle du rapport du sujet à la vérité et l’incidence de ce rapport sur la guérison.
Il existe pour la psychanalyse un lien primordial entre guérison et vérité, c’est-à-dire entre guérison et progrès de la vérité du sujet par rapport à lui-même. À distinguer soigneusement, nous rappelle l’auteur, d’une vérité absolue. Il s’agit là d’une vérité singulière qui ne relève pas de la croyance. Quand le psychanalyste demande à son patient de renoncer à sa dépendance à une injonction de guérison «pour s’engager dans une parole propre, il ne s’agira de rien d’autre que du passage de la vérité imposée par l’autre à la vérité découverte par le sujet pour lui-même, en d’autres termes le passage de l’hétéronomie à l’autonomie».
Patrick Merot souligne que, pour Freud, dans cette quête de la vérité, il convient de situer le cœur de celle-ci dans ce qu’il va appeler l’inconscient, soit dans le plus inaccessible du sujet, et il identifie un paramètre décisif de celle-ci, à savoir la poussée pulsionnelle. «Avouer ce que l’on sait n’est rien. Dire ce que l’on ignorait est une tout autre affaire. Découvrir que le débat sur la vérité, lorsqu’il se déplace sur la scène intérieure, se déchire entre les impératifs du Ça et les exigences cruelles du Surmoi, change les termes du débat.» Plutôt que l’association avec le thérapeute, le patient résiste, car il est désireux de conserver ses propres croyances.
Ce courage de la vérité auquel le sujet doit ainsi longuement se confronter dans la cure «ne fait pas de lui un être qui se trouverait désormais libéré des manifestations de ses pulsions. Mais est-ce trop espérer de penser qu’il en a une autre conscience moins douloureuse?»
On peut alors mieux comprendre le caractère traumatique de l’effondrement de la croyance; il est dû au fait que la mise à l’épreuve de la croyance est d’une ampleur telle qu’elle ne permet pas, le plus souvent, que s’engage le travail de pensée qui permettrait de trouver une nouvelle issue d’évacuation des tensions. Freud, parle à ce sujet d’éconduction de l’énergie. Mais si, au contraire, la croyance fait l’objet d’un examen critique interne, le sujet évolue dans un travail de pensée et, quelle que soit l’intensité, il est protégé de l’effondrement par ce travail.
Ce livre, on l’aura compris, a de multiples facettes: il aurait fallu, par exemple, suivre les réflexions de l’auteur sur ce qu’il dit des recherches des philosophes, ou sur le «travail du penser» tel que Bion le formule à propos du rêve.
L’ouvrage est aussi d’une grande clarté rédactionnelle. Ce n’est pas le moindre des plaisirs qu’il offre. Le style est élégant et n’est pas gâté par un vocabulaire inutilement sophistiqué voire abscons comme on en rencontre malheureusement trop souvent.
Sa lecture est donc très stimulante. Une fois encore, il convient de remercier les éditions Ithaque pour le choix de leurs publications, notamment dans le domaine psychanalytique.
Frédéric Rousseau
La Croyance et le doute: De Sigmund Freud à Charles Sanders Peirce de Patrick Merot, Ithaque, 2023.
 
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