Confessionnalisme politique et éducation congréganiste
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On ne naît pas laïc, on le devient! Cela se fait à travers l’éducation sur les bancs de l’école comme au sein des familles.
Évacuer le religieux de la sphère politique! Mais ce serait l’idéal si l’on y arrivait dans la transparence et la bonne foi. D’ailleurs, ce n’est pas une idée de laïciste libanais. Emmanuel Mounier, fondateur de la revue Esprit, s’y était attelé dans les limites de l’Hexagone, avec cependant cette spécificité qu’il voulait laïciser la politique par ferveur religieuse! (1) Et bien avant lui, tous les philosophes déistes ou théistes de l’époque des Lumières s’y étaient essayés.
Si des voix libanaises se sont toujours élevées pour réclamer l’abolition du système confessionnel, celui du régime des quotas par communauté, c’est bien pour établir la règle de la laïcité où tous les citoyens seraient égaux et pourraient prétendre à n’importe quel poste dans l’État, indépendamment de leur appartenance religieuse.
 
Creuset familial et formation scolaire
Or on ne naît pas laïc, on le devient! Cela se fait à travers l’éducation reçue sur les bancs de l’école comme au sein des familles. Voyez les Jeunesses hitlériennes: rien ne prédisposait les jeunes «Aryens» à se sacrifier pour le Führer ni à donner libre cours à leurs instincts grégaires. La preuve c’est qu’une génération plus tard, les Allemands de l’Ouest, ayant été formés à la démocratie et incités à contester la parole du supérieur hiérarchique, qu’il soit père, instituteur ou patron, se révélèrent de paisibles citoyens qui allaient gérer leur pays dans la concertation.
En somme, l’éducation scolaire qui peut servir de contrepoids à l’éducation familiale et tendre à libérer l’individu en herbe des attaches primaires, familiales, confessionnelles ou ethniques, peut également domestiquer les esprits et développer des réflexes xénophobes et agressifs.
L’ami syrien qui nous voulait du bien
Pour un ami syrien, professeur d’histoire européenne, néanmoins ardent nationaliste arabe, le confessionnalisme politique libanais, ce partage des postes au niveau du pouvoir, était "une invention du Mandat français" (2). D’après lui, "ce régime néfaste" fut implémenté par les services du Haut-Commissariat français dans l’idée de maintenir notre nation divisée en groupes hostiles. C’était pour assurer une irréfragable emprise sur nous, misérables autochtones que nous étions.

Cela dit, avec le déclenchement de notre guerre civile en 1975, il m’appela de Damas pour m’offrir l’hospitalité; il ne manqua pas cependant de me rappeler que l’éducation missionnaire francophone était responsable de la dissension et des massacres qui ponctuaient le quotidien de Beyrouth. Que pouvais-je rétorquer? Le cours des événements semblait lui donner raison. Dans sa véhémence, il me tint à peu près le discours suivant: «Vous, les élites formées dans les collèges congréganistes, avez appris l’histoire de France plutôt que celle des Arabes. Pour vos jeunes scolarisés qui suivent Jeanne d’Arc et Bayard dans leurs aventures, le modèle de l’homme d’État est Richelieu, alors que pour nous comme pour les élèves des Maqassed islamiya et autres institutions sunnites, c’est naturellement Mou‘awiya. Pour l’habileté politique, vous citez Mazarin, alors que nous citons ‘Amr ibn al-‘As. Il y a un monde entre Godefroy de Bouillon et Saladin, Charles Martel et Tariq ibn Ziyad, Napoléon et Khalid ibn al-Walid. Or ces personnages historiques cristallisent les différences au lieu de les transcender! Comment voulez-vous constituer une nation unie quand vous cultivez les différences?»
Pour conclure, il me glissa: «Vos jeunes suivent des cours de catéchisme, et en français par-dessus le marché, alors que les nôtres, en culottes courtes, martèlent: ‘wehda, hourriya, ichtirakiya’ (‘Unité, liberté, socialisme’). Cette triade du Baas était à ses yeux la seule en mesure de cimenter l’unité nationale. Coincé que j’étais, je me devais d’avouer qu’au lieu d’homogénéiser notre population, l’éducation missionnaire, que j’avais entretemps reçue, avait accentué les divergences entre un groupe identitaire et l’autre.
À hue et à dia
Mais l’horloge du temps veille à démentir toute formulation définitive et toute explication péremptoire. Mon ami damascène, dont les rêves s’étaient dissipés au grand soleil de la réalité syrienne, avait fini par se réfugier, et dès 2012, à Beyrouth. Il avait renoncé à jouer au donneur de leçons. Néanmoins, je persiste à croire qu’il n’avait pas eu tort de souligner que le Liban était affligé d’une contradiction qui devait tôt ou tard avoir raison de sa spécificité. Notre pays était destiné à s’effondrer, ne pouvant assumer à la fois une chose et son contraire. Comment voulez-vous qu’un État prône l’unité nationale, alors qu’il se déclare garant du pluralisme politique et qu’il encourage le multiculturalisme? Cette antinomie fondatrice qu’on a allégrement cultivée était le ver dans le fruit. Elle allait vicier notre gestion de la chose publique et mener les parties prenantes à un combat en champ clos.
Morale: Au vu des maux qui nous affligent, harmonisation et uniformisation s’imposent. Pour faire partie du grand ensemble, pour se faire assimiler, il faut désapprendre le français et renoncer à la culture que cette langue véhicule. Un des sacrifices qu’on doit consentir pour complaire au plus grand nombre. Pour se laisser accepter, il faut se dépouiller du bilinguisme qui nous a dévoyés.
 Ainsi, c’est de concession en concession qu’on survivrait sous le régime millénariste de wilayat al-Faqih ou de wilayat Daech. Et au bout, notre catéchisme ne serait qu’un samizdat dans une clandestinité assumée.
Youssef Mouawad
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1- Marcel Prélot, Histoire des idées politiques, 3e édition, Dalloz, 1966, p. 660.
2- Ce qui n’est pas exact.
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