L’éditorial - L’affaire Qornet el-Saouda: L’Etat éternellement fantôme

 
Les traditionnels partisans des théories conspirationnistes ne manqueront sans doute pas de soulever la question… N’y aurait-il pas une tierce partie – ce que l’on qualifiait au début de la guerre libanaise de «cinquième colonne» – qui a exploité le conflit chronique entre Becharré et Denniyé afin de tenter d’entrainer le pays dans un nouveau cycle de sédition sanglante? Peut-être… Dans un pays comme le Liban et une région comme le Moyen-Orient en pleine mutation, aucune hypothèse ne saurait être écartée. A en croire les premiers éléments d’information, c’est un franc-tireur embusqué dans le jurd de Denniyé qui a visé à distance, d’une manière très minutieuse, pour tuer le jeune homme de Becharré. De quoi accréditer à ce stade la thèse du complot. Mais il faudra attendre les résultats des investigations pour tirer au clair les circonstances de ce drame qui s’est produit samedi dernier à Qornet el-Saouda. Si, toutefois, enquête (sérieuse) il y a…
Que cet incident sanglant soit isolé ou non, cela n’empêche pas qu’une réalité douloureuse s’impose d’emblée. Le véritable grand criminel dans cette affaire c’est… l’Etat. Un Etat qui se plait depuis des décennies à rester cantonné à un rôle d’Etat fantôme, dont l’existence n’est que virtuelle. La tension entre Becharré et Denniyé remonte à plusieurs décennies. Elle est causée tout bêtement par un litige sur la propriété de terres et le partage de sources d’eau dans une zone de haute montagne, à cheval entre les deux régions. Un litige important, mais au demeurant banal, que ce qui est censé être un Etat n’a pas été capable de régler durant toutes ces décennies!  
Trouver une solution durable à un partage équitable des eaux entre deux régions voisines, et entreprendre de lotir des terrains à la superficie somme toute réduite, ne devrait pas être une tâche particulièrement complexe, si la volonté y est. Le seul souci de la chose publique de la part de ceux qui détenaient les rênes du pouvoir aurait pu épargner nombre d’incidents et de dérapages, notamment l’effusion de sang de samedi, dans une zone manifestement sensible. Mais non… L’Etat est aux abonnés absents. Et tant pis si certaines régions glissent inexorablement vers la loi de la jungle.

«Gouverner c’est prévoir» est une devise visiblement absente du lexique de nombre de nos hauts responsables officiels. Pas seulement dans le cas particulier du conflit entre Becharré et Denniyé, d’ailleurs. Les problèmes de cadastre et de délimitation des terres se posent dans plusieurs régions aussi sensibles que le secteur de Qornet el-Saouda et ils sont également la source d’incidents récurrents, prenant parfois de dangereuses tournures confessionnelles, comme à Lasa, dans le jurd de Jbeil, ou à Rmeich, au Liban-Sud, pour ne citer que ces deux exemples. L’Etat ne se sent pas pour autant concerné.
Plus grave, encore: d’une manière plus globale, cette léthargie avancée de certains hauts responsables a pratiquement constitué l’un des facteurs prédominants qui a pavé la voie à la guerre libanaise. Ce qui avait été désigné au début des années 1970 sous le nom de «ceinture de misère» qui entourait la capitale, ainsi que les zones périphériques défavorisées, honteusement délaissées par le pouvoir central, telles que (entre autres) le Akkar, le Hermel, Baalbeck et certains secteurs du Sud, ont constitué autant de bombes à retardement qui ont profondément miné le pays.
Cette absence de l’Etat a été, certes, le fruit de la négligence et de l’affairisme aveugle de nombre de nos «dirigeants» – qui ne dirigeaient, en fait, rien – mais elle a été surtout voulue, provoquée et entretenue par des puissances environnantes, cyniquement qualifiées de «sœurs» mais qui n’étaient que de véritables rapaces s’acharnant sur la proie libanaise. Pendant plus d’un demi-siècle, depuis le funeste accord du Caire de 1969, les Libanais ont pâti, dans leur quotidien, d’un tel dérèglement dans l’exercice du pouvoir.
Le crime perpétré samedi est le dernier résultat en date de cette faillite étatique. Et comme pour enfoncer davantage le clou, d’aucuns s’acharnent depuis 2005, sous le prétexte fallacieux de «résistance», à bloquer le fonctionnement des institutions, à banaliser les violations répétées de la Constitution, à empêcher, aujourd’hui, l’élection d’un président de la République, donc à étendre encore plus le vide, dans le but évident de déconstruire le Liban pluraliste et libéral. «Ce sera l’élection du candidat de notre choix ou le chaos», qu’ils disent…
Qu’elle soit préméditée ou pas, l'exacerbation, dans le sang, de la tension latente à Qornet el-Saouda contribue objectivement, quels que soient les auteurs et les circonstances du drame, à entretenir ce chantage au chaos. Si bien que c’est d’un véritable sursaut national que les Libanais ont urgemment besoin aujourd’hui… Pour bien signifier, surtout à ceux qui ne veulent pas l’entendre, que plus de 50 ans de vide étatique et de sacrifices au service de «la guerre des autres» suffisent amplement. Il est sans doute grand temps de s’occuper désormais, exclusivement (et sérieusement), de «la maison libanaise».
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