Cynthya Karam et Fouad Yammine font trembler les planches

Les planches bavardes racontent l’histoire d’une vie. C’est au théâtre Le Monnot que les infatigables talentueux Cynthya Karam et Fouad Yammine se côtoient sur scène. Ghammid Ein, Fattih Ein (En un clin d’œil) est une pièce de Karim Chebli et Sarah Abdo qui met en scène un vieux couple vivant d’amour et d’eau fraîche, sur un fond de toile libanais. Du 5 au 23 juillet 2023.

C’est peut-être pour cela que les femmes enfantent dans la douleur… et dans l’amour. Pour que quelqu’un témoigne. Cet enfant unique, prodige, qui raconte la vie de ceux qui l’ont précédé. C’est peut-être pour cela aussi que l’on fait du théâtre. Pour que les yeux voient, à travers le corps des acteurs, les vies qui les ont précédés. Plus loin que le blanc de la barbe, la fougue d’un combattant d’antan qui chantait des hymnes au pays et croyait en une cause noble, celle d’un Liban résistant et éternel. De ces promesses, «waad ya Lebnan», ne restent que celles des acteurs, dans l’ici et maintenant, aussi éphémères que celles des larmes dans leurs yeux, quand l’audience se lève dans une ovation unanime, ravivée par des souvenirs communs et des vies ignorées. De ces chants de résistance, ne restent que les enlacements des acteurs au moment de la première révérence. Et «le rêve» devenu réalité.

Ghammid Ein, Fattih Ein est un compte à rebours. Un chant de vie qui va au-delà de la pulsion de mort. Le texte est simple, sans prétention. Narratif et divertissant. Il nous touche dans son non-verbal; les non-dits, les enlacements au fil du temps, ceux qui surviennent aux moments clés du parcours d’un couple, et l’intense amertume d’un baiser volé.
La trame ne suit pas un schéma classique mais nous offre un coup de théâtre qui n’est que mise en abîme. Est-ce que les histoires que l’on exprime ont jamais existé? Est-ce que les murs ont des oreilles? Qui racontera l’amour des nuits chaudes et les silences des matins froids, quand tout cela sera fini? Qui sera le dernier témoin quand tout cela sera ravagé par les guerres froides de la vie à deux ou les obus, l’explosion d’une seule et même guerre? Les clins d’œil – ou de vies – se répondent.


La scénographie est marquée par cet «espace vide» qui limite l’espace de jeu des acteurs, les enfermant dans un huis clos de remise en question perpétuelle. L’histoire d’une vie parmi mille autres se joue dans un décor fait de cadres en bois mobiles et d’éléments basiques des maisons typiques.
Cynthya ôte les talons de déesse de son dernier spectacle musical Chicago – qui sera de nouveau représenté sur la scène du Festival de Beiteddine –, pour revêtir pantoufles et espadrilles, le dos courbé, les cheveux allant du gris blanchâtre aux bigoudis, en passant par la frange frivole de la jeunesse. Une femme, qui porte lourd le fardeau de l’amour, dans toute sa légèreté d’être. Elle est l’amie, la fiancée, la sœur, la femme, la mère en puissance, la mère. Fidèle aux petits rituels quotidiens, elle vénère son couple comme elle vénère la sainte vierge, à sa manière, comme une prière, comme des mots croisés.
On la regarde et on la voit, elle, au nom de la Femme. Elle joue et aime sur scène, investit ses rires dans son personnage attachant, fort et vulnérable à la fois. Que cache-t-elle derrière tant de sourires? On s’accroche à ses sourires, sa démarche, ses mots. Cynthya Karam est une actrice affranchie. Elle mue, de rôle en rôle, sans tabou, sans barrière et sans se prendre la tête. Elle vit avec son personnage. On la croit.

Fouad est là, présent, tout simplement, de tout son être. Son authenticité, lui qui écrit, joue, adapte des pièces, est intacte au fil de ses différentes représentations. La scène et lui font un. Il est dans son élément. Le vieil homme qui s’installe au bout du rêve n’est autre que le combattant jeune et puissant qui défie la mort en face. Son humanité est presque palpable, au sein de sa maison de papier et dans les yeux pétillants de la femme qu’il aime. Quand on rit, on ne se demande pas si ce sont ses mots à lui, par on ne sait quel pouvoir d’improvisation, ou bien son personnage qu’il pousse jusqu’au bout de la vérité.
La synergie entre les deux acteurs va plus loin que la scène. Ce sont deux êtres humains entiers qui portent à cœur la transmission d’expériences humaines. Ce sont deux écorchés vifs, comme chaque Libanais ou exilé –intérieurement aussi –, qui interagissent face à une audience imprégnée de mémoire collective, avide de souvenirs perdus, de moments refoulés au son des bombes ou de l’explosion immuable du 4 août… Dans ce chant de vieillesse poignant, attachant, rien ne se perd. Surtout pas l’amour d’une vie... Tout reste. Absolument tout, sauf une seule dimension: le toucher.
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