C’est l’antidépresseur du jour, ces images filmées de l’apparent regain de l’activité économique. Cela est souvent illustré par l’exclamation: ‘’Mais tous les restaurants sont pleins à craquer…’’. C’est notre échelle de Richter du séisme économique, avec des épicentres au Mandaloun, Abdel-Wahab, ou Skybar, selon l’âge et l’affinité. Mais que se passe-t-il donc et comment expliquer ce phénomène, au-delà des poussées d’acné épisodiques liées aux expats venus inspecter leurs vieux?
- Le premier élément d’explication est ce qui a déjà été constaté et même calculé par la Banque mondiale: le dollar est devenu la principale monnaie de revenus et d’échange, représentant la moitié du PIB. D’où un meilleur pouvoir d’achat général. C’était prévisible, prévu, et inéluctable, sauf pour les autorités qui pataugent toujours dans une mare de LL.
- Le second élément est le fait que ce qu’on gagne, on a la possibilité de le dépenser en entier, pour la simple raison que la plupart des ménages n’ont plus de crédits.
Il y a encore quelques années, un bon tiers du revenu mensuel des jeunes ménages allait en traites pour le crédit immobilier ou autre qu’ils avaient contracté. Or ces traites ne valaient plus rien en LL, et c’est tout le crédit qui a été liquidé en un tour de main. Une opération qui a coûté aux banques des milliards de dollars, mais cela n’émeut personne outre mesure...
- Le troisième n’est pas quantifiable. C’est la vitesse de circulation de la monnaie. Qu’est-ce que cela veut dire en descriptif littéraire, car on déteste les statistiques dans ce pays? C’est la vitesse à laquelle la monnaie est échangée, ou encore le nombre de fois où une même unité monétaire passe dans la main d'un autre agent économique au cours d'une période donnée.
Or nos pauvres gens dont l’argent est bloqué à la banque, contraints de faire des sacrifices pendant trois ans, veulent en finir avec cette austérité, et dépenser autant que possible.
Le dollar cash, autrefois emmitouflé sous l’oreiller, est dépoussiéré, dépensé, passe rapidement de main en main, d’où une vitesse de circulation beaucoup plus grande. Et une impression d’une activité économique plus foisonnante.
- Là on arrive à la partie charmante de l’histoire, c’est la dimension psychologique, ou sociologique, de l’économie. Les économistes purs et durs n’y croient pas, y compris ceux de la Banque mondiale ou du FMI. On en voit rarement des traces dans leurs rapports, préférant aligner des équations à 14 inconnues et des courbes à quatre coordonnées. Et pourtant on n’invente rien.
La discipline existe bien et fait son chemin depuis son invention par Gabriel Tarde, un sociologue du XIXe siècle. Parmi ses manifestations, on en cite le best-seller ‘The Psychology of Money’, de l’économiste américain Morgan Housel, traduit en 53 langues. Puis en France un ‘’Laboratoire de psychologie économique’, puis encore une ‘Association internationale de recherche en psychologie économique’.
Mais que nous apprend cette discipline? D’abord que dans la vraie vie, on ne prend pas toujours nos décisions financières devant une courbe à coordonnées, mais selon un processus où se mêlent réalité financière et humeur du moment. Et ces décisions ne sont pas toujours rationnelles.
Puis il y a quelques phénomènes bien à nous qui s’y ajoutent:
1- D’abord le mimétisme: pourquoi devrais-je être moins bien que le voisin, ou me priver du Skybar, alors que tous mes amis y vont, sous prétexte que l’entrée est à 60 dollars?
2- Puis pourquoi imiter, quand on peut faire mieux, cette propension de (l’ancienne) classe supérieure qui veut se distinguer. Si le populeux se rue sur la Turquie pour une échappée à 300 dollars, nous on va aller au Portugal. Et voilà encore de l’argent qui tourne.
3- Ensuite, pourquoi faire des économies, alors qu’on a bien vu ce qui s’est passé avec les anciennes? Un traumatisme qui pousse à ‘profiter du présent’, surtout que, dans tous les cas, on a du mal à prévoir l’imprévisible.
4- Et s’il n’y a pas assez de cash à flamber, on en invente. Chose impensable il y a quelques années encore, on vend notre logement, pour louer un autre, et on profite de ce nouvel apport pour vivre mieux – et dépenser encore. Le bien immobilier, capital gelé depuis des années, devient une masse monétaire circulable sur le marché.
Économiste à Chicago, Richard Thaler a passé 40 ans à étudier les biais des comportements, avant de recevoir le Nobel d’économie en 2017. Il a été reconnu pour avoir présenté le comportement humain sous un jour nouveau: imprévisible, sujet à l’erreur et souvent irrationnel, mais somme toute plus réaliste.
À un collègue économiste pur et dur qui défendait la rationalité dans les décisions économiques, Thaler a émis, humoristiquement, la formule magique: «La différence entre nos modèles était qu’il supposait que les personnages de son modèle étaient aussi intelligents que lui et que je supposais qu’ils étaient aussi crétins que moi».
5- Côté investisseurs, ce n’est pas bien différent. On crée des sociétés sans avoir une visibilité suffisante, dans un pays où toute projection est farfelue. Les entrepreneurs calculent forcément, mais ont surtout un ‘’hunch’, une intuition. Et ils sont forts en psychologie locale: ‘’Les Libanais aiment sortir et faire la fête,’’ semble être l’argument principal de ce restaurateur qui vient d’investir 500 000 dollars.
Il est vrai qu’eux aussi se sont débarrassés de leurs dettes, au détriment des déposants… qu’ils étaient eux-mêmes. C’est comme si on s’est tiré une balle dans le pied. Mais on continue avec l’autre...
Le magazine économique Lebanon Opportunities titre ce mois sur sa couverture ‘Hundreds of new companies’, avec un rapport sur les domaines les plus prisés. Et si on leur demandait s’ils ont peur d’échouer avec ce flou politique et financier peu artistique, la réponse est toute prête: ‘’On en a connu d’autres’’.
Et enfin un dernier phénomène pour la route. Les gens, consommateurs et entrepreneurs, avaient l’habitude de miser plus ou moins sur l’État pour leur venir en aide. Maintenant que l’État n’existe plus, on s’est débarrassés de ce fardeau. On les scrute juste parfois par simple curiosité ces responsables, qui donnent l’impression de construire de lamentables édifices avec des petites allumettes.
Je me demande s’ils sont libres le mercredi soir, c’est juste pour un dîner…
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